Le Carré Sainte-Anne accueille Yod de Carole Benzaken

Carole Benzaken, Saviv saviv (15 cuves), 2015
Carole Benzaken,Saviv saviv (15 cuves), 2015 Dessins inclus dans du verre feuilleté, rétro-éclairés et intégrés dans un module, leds programmés. 15 modules 60 x 60 x 40 cm chacune © Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

Du 27 janvier au 22 mai 2016, Carole Benzaken présente Yod, une installation imaginée pour l’espace très particulier du Carré Sainte-Anne à Montpellier.

Dans son texte de présentation , Numa Hambursin, commissaire de l’exposition, rapporte comment Carole Benzaken a immédiatement réagi, quand il lui a raconté que Sainte-Anne aurait été bâtie sur une crypte aménagée au Moyen Age et  remplie d’ossements humains retirés des anciens charniers.

Carole Benzaken,Saviv saviv (15 cuves), 2015 Dessins inclus dans du verre feuilleté, rétro-éclairés et intégrés dans un module, leds programmés. 15 modules 60 x 60 x 40 cm chacune © Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles
Carole Benzaken,Saviv saviv (15 cuves), 2015. Dessins inclus dans du verre feuilleté, rétro-éclairés et intégrés dans un module, leds programmés. 15 modules 60 x 60 x 40 cm chacune © Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

De Saviv saviv à Yod

Pour l’artiste, présenter Saviv saviv (« Autour, autour », Ézéchiel, 37, 2) à Sainte-Anne s’imposait comme une évidence.

Depuis plusieurs années, Carole Benzaken travaille sur des textes du prophète Ezechiel, dont l’un évoque « la traversée de la vallée de l’ombre et de la mort, celle des ossements très secs, jusqu’à leur résurrection », faisant ainsi écho aux pogroms et camps d’extermination.

On emprunte au site du au Mahj  (Musée  d’art et d’histoire du Judaïsme) ces quelques lignes qui résument l’origine de Saviv saviv :

« Saviv saviv  est l’aboutissement d’un long voyage dont le prélude fut la lecture par l’artiste des Récits hassidiques de Martin Buber. Cette plongée dans le monde ashkenaze fut immédiatement suivie d’une invitation à exposer en Pologne, près de Katowice, à Bielsko-Biala, et d’un appel : la révélation, sur place, que le centre d’art est construit sur les cendres d’une synagogue brûlée par les nazis en 1939.
« Être si près de la faille, si proche de l’insupportable. » Urgence de revenir, de filmer, de travailler, et de terminer le voyage à Auschwitz-Birkenau. De retour à Paris, Carole Benzaken a sans cesse devant les yeux la vision du prophète Ézéchiel, la « traversée de la vallée de l’ombre et de la mort, celle des ossements très secs, jusqu’à leur résurrection ». Elle se laisse emporter par le texte, au sein duquel elle transpose des images, sans chercher à l’illustrer.
Elle réalise (…) Saviv saviv, un ensemble de tables lumineuses, où la mort se métamorphose en « vie pulsée et injectée dans des rhizomes d’arbres caducs, système veineux d’où surgit cette vie tout autour ».

En 2011-2012, une première version de cette pièce est exposée au Mahj.

Yod

Pour montrer les 15 cuves lumineuses de Saviv saviv à Sainte-Anne, Carole Benzaken imagine, avec la complicité de l’agence Schemaa (Maria Enescu & Simon El Hage), l’installation d’un module architectural  qui prend peu à peu  la forme d’une sculpture qui s’inspire de YOD , la dixième lettre de l’alphabet hébreu, l’initiale du prénom du prophète Yechezq’l  et qui représente la main…

Au cœur de la nef de Sainte-Anne, on découvre donc  Yod, une sorte de chapelle dont la forme est proche de la lettre hébraïque. Elle abrite les 15 cuves lumineuses de Saviv saviv  autour desquelles le visiteur est invité à déambuler, à méditer sur les moment où « la mort se métamorphose », à songer sur les  « passages entre l’ombre et la lumière »…

L’ancienne église Sainte-Anne est plongée dans une demi-obscurité. Une des faces de Yod, couverte d’une teinte grise mate, absorbe cette faible lumière. C’est par ce côté sombre que l’on pénètre dans Yod, dans ce que Carole Benzaken appelle « le creuset du fondeur ou se passe cette mutation de la mort à la vie,  pulsation qui apaise dans l’approfondissement ».

Pour éprouver les mutations qu’elle nous propose, il faut prendre le temps nécessaire et percevoir  « les mélodies lumineuses à trois voix » que diffusent les cuves de Saviv saviv
Après cette « traversée dans l’ombre», le visiteur ressort par la face lumineuse de Yod, celle qui étincelle, qui réfléchit la lumière qui tombe des verrières de l’ancienne église.

Strange Fruit

Côté sombre, sous l’orgue, préambule ou dernière œuvre de l’exposition, Strange Fruit . Un verre peint, antérieur à Saviv saviv, « anticipation » dit Carole Benzaken.

Carole Benzaken, Strange Fruit 1, 2011. Collection Artiste. Verre peint monté sur châssis en acier. 100 x 120 x 10 cm. © Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, aris/Bruxelles
Carole Benzaken, Strange Fruit 1, 2011. Collection Artiste. Verre peint monté sur châssis en acier. 100 x 120 x 10 cm. © Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, aris/Bruxelles

Strange Fruit, c’est l’évocation d’un long séjour américain, d’amitiés avec les musiciens noirs, c’est aussi cette chanson interprétée par Billie Holiday, composée par Abel Meeropol,  juif new-yorkais, vivant dans le Bronx et membre du Parti communiste américain.
Un émouvant réquisitoire contre le racisme et plus particulièrement contre les Necktie Party, les pendaison, qui avait lieu dans le Sud des Etats-Unis.

Magnolias

Du côté de la lumière, devant le chœur de l’ancienne église, l’artiste a choisi d’accrocher une œuvre de sa récente série Magnolias,  série qu’elle qualifie de « jubilatoire, sortie de Saviv saviv, résurection à la couleur, alchimie du vivant ».

Carole Benzaken, Magnolias, 2015. Collection Artiste Encre de chine et crayons, feuilleté sur verre. 160 x 120 cm. © David Bordes. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles
Carole Benzaken, Magnolias, 2015. Collection Artiste
Encre de chine et crayons, feuilleté sur verre. 160 x 120 cm. © David Bordes. Courtesy de l’artiste et Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles

Par son titre, on découvre une référence inattendue à Pierre Magnol, botaniste montpelliérain du XVIIème, en hommage du quel  fût créé le genre Magnolia, pour classer l’arbre aux fleurs remarquables découvert lors d’un voyage en Amérique.

Mais de façon plus étrange, ce magnolia fait un écho étrange à celui dont il est question dans Strange Fruit :

Scent of magnolia sweet and fresh
Then the sudden smell of burning flesh

Le parfum des magnolias, doux et frais,
Et tout à coup l’odeur de chair brûlée.

Yod est une exposition exigeante et émouvante . Il serait réducteur de la qualifier simplement de spirituelle…  Yod s’adresse au croyant comme à l’athée, à la condition d’y accorder un peu de temps et d’attention.
Avant d’éclater de rire, Carole Benzaken résume rapidement son travail « Il n’y a rien de triste, il n’y a que surgissement de vie dans l’impossibilité de la pensée… et c’est cela qui m’importe ! ».

Carole Benzaken @JenniferWestjohn Courtesy Galerie Nathalie Obadia Paris-Bruxelles
Carole Benzaken @JenniferWestjohn Courtesy Galerie Nathalie Obadia Paris-Bruxelles

On conseille la lecture du texte de présentation de Numa Hambursin, présent sur les murs de Sainte-Anne et dans le document d’accompagnement. On le reproduit ci-dessous accompagné de quelques références aux textes hébraïques, extraites du dossier de presse.

En savoir plus :
Sur la page du Carré Sainte-Anne sur le site de la Ville de Montpellier
Sur la page Facebook du Carré Sainte-Anne
Sur le site de Carole Benzaken
Sur le site de la Galerie Nathalie Obadia qui représente l’artiste

Présentation de Yod par Numa Hambursin, commissaire de l’exposition

« La splendeur qui était tout autour était semblable à celle de l’arc-en-ciel, lorsqu’il se forme dans la nuée un jour de pluie » (Ezéchiel 1, verset 28) 

Le livre d’Ezéchiel est un texte d’une richesse poétique et d’une puissance symbolique inégalées. Les visions mystérieuses de ce prophète hébreu en exil à Babylone, qui apparaît également dans le Coran sous le nom de Dhul Kifl, ont donné naissance à des mots et des images dont le souffle a nourri l’histoire des hommes et de l’art. La tradition chrétienne interprète la vision du chariot de Dieu, le tétramorphe, quatre animaux qui « avaient la ressemblance d’un homme » et qui étaient « comme des charbons de feu ardent », comme la représentation allégorique des Evangélistes Luc, Marc, Mathieu et Jean. Elle apparaît dans d’innombrables peintures et sculptures, La Vision d’Ezéchiel de Raphaël au Palazzo Pitti de Florence, le tympan préservé de la Cathédrale de Maguelone. Les paraboles du livre d’Ezéchiel, le bois de vigne, le grand aigle et la cime d’un cèdre, la lionne et ses lionceaux, illustrent le courroux de Dieu, ses reproches et menaces contre l’idolâtrie, des prophéties contre les nations, mais aussi la promesse des temps messianiques et de l’Alliance de paix, l’espérance et la fin de l’exil. Ainsi la vallée désertique des ossements, la vision des os desséchés qui reprirent vie, cette résurrection que Michel-Ange a peinte dans la fresque du Jugement dernier : « Mon peuple, voici, je vais ouvrir vos sépulcres et je vous tirerai hors de vos sépulcres » (Ezéchiel 37, verset 12). 

« Je vis donc, et voilà un tourbillon de vent qui venait de l’Aquilon, une grosse nuée ; et un feu qui l’environnait, et une splendeur tout autour, au milieu de laquelle on voyait comme un métal qui sort du  feu » (Ezéchiel 1, verset 4) 

De même que les grands textes fondateurs de l’Ancien Testament, les mystères de la lumière et de l’apparition, les questions de vibration, de métamorphose et de perception sont au cœur de l’œuvre et de la réflexion de Carole Benzaken. Le récit que je lui fis de l’église qui précédait Sainte-Anne en son emplacement, dont les voûtes regorgeaient d’ossements humains retirés des anciens charniers, devait la convaincre du lien avec son travail récurrent sur Ezéchiel 37, un entrelacs de symboles tant personnels qu’étrangers qui convergeaient. Les cuves Saviv saviv, du dessèchement à la résurrection par le tamis de la lumière, étaient un premier pas. Il fut suivi de la conception de la structure YOD qui allait héberger ces dernières, véritable sculpture éphémère en soi et pilier de l’exposition. Yod est la dixième lettre de l’alphabet hébreu et l’initiale du prénom du prophète Yechezq’l , « Dieu fortifiera ». Elle représente la main qui féconde, qui sème, qui transmet, le germe, la graine qui si petite qu’elle soit contient l’Arbre. De forme semblable à la lettre, cette structure a deux faces distinctes, celle de l’extinction et celle de l’éblouissement, celle de « l’airain très luisant », du « métal qui sort du feu ». Faut-il y voir une chapelle dans l’église, un tombeau, un mausolée, un tumulus, le souvenir d’un temple oublié, d’une tente de pèlerinage, ou bien la seule chimère d’une artiste conquise par la beauté d’un texte qui célèbre la musique des vivants contre le vacarme des morts ?

« Southern trees bear strange fruit / Blood on the leaves and blood on the root / Black bodies swinging in the southern breeze / Strange fruit hanging from poplar trees »

« Les arbres du Sud portent un fruit étrange / Du sang sur les feuilles et du sang sur les racines / Des corps noirs qui se balancent dans la brise du Sud / Un fruit étrange suspendu au peuplier »

Ces vers sont extraits d’une chanson composée en 1946 par Abel Meeropol et interprétée par Billie Holiday. La force imagée des mots donne à un épisode sinistre de l’histoire, les Necktie Party, la pendaison des noirs dans le Sud des États-Unis érigée en spectacle, une portée allégorique et universelle. Tel un arbre nu en hiver, noyé dans les vapeurs de la brume, dans la fumée d’un crépuscule sur une terre chaude, Strange Fruit, tout de verre feuilleté, lance un dernier écho ombrageux aux vitraux sans nuances de Sainte-Anne. Le cycle, encore, de la naissance, de la mort et de la résurrection. L’exposition conçue par Carole Benzaken pour Sainte-Anne est sans doute la plus littéraire, ou mieux textuelle, que ce lieu ait connue. Les mots, les lettres donc, y tiennent autant leur place, qu’ils soient visibles ou enfouis, que les œuvres mêmes. Les visions nées de nos songes ont toujours l’évanescence d’une parole diluée et d’une image engendrée, l’une et l’autre à jamais confondues.

 Commissariat : Numa Hambursin

Yod : Références aux textes hébraïques

Le Livre d’Ezéchiel
Dictionnaire encyclopédique du judaïsme, Paris, éditions du cerf, 1993

Ezéchiel (El [Dieu] fortifiera) était le fils de Bouzi, un prêtre de Jérusalem. Il fut sans doute emmené à Babylone, par l’armée de Nabuchodonosor, lors de la première déportation, en 598 avant l’ère chrétienne, avec le roi Joachin et l’aristocratie du royaume de Juda.

Prophète de l’exil, il eut sa première vision à Tel Aviv, sur une rive du canal de Kebar (3,15) : celle du char de feu divin.

Le livre d’Ezéchiel est le troisième livre des Derniers Prophètes (après Isaïe et Jérémie) de la Bible hébraïque. Présenté à la première personne, il comporte quarante-huit chapitres et mille deux cent soixante-treize versets. D’après la tradition, le livre fut édité par les membres de la Grande Assemblée.

Extraits de la Bible Chouraqui
Desclée de Brouwer, 1985

37.1       Elle est sur moi, la main de IHVH, et il me fait sortir au souffle de IHVH.
Il me dépose au milieu du ravin : il est plein d’ossements.

37.2       Il me fait passer sur eux, autour, autour, et voici :
ils sont très nombreux aux faces du ravin ; et voici, très secs.

37.3       Il me dit : « Fils d’humain, ces ossements vivront-ils ? »
Je dis : « Adonaï IHVH, tu le sais, toi. »

37.4       Il me dit : « Sois inspiré sur ces ossements ! »
Dis-leur : « Ossements desséchés, entendez la parole de IHVH ! »

37.5       Ainsi dit Adonaï IHVH à ces ossements :
« Voici, moi, je fais venir en vous un souffle, vivez ! »

37.6       Je vous donne des nerfs, je fais monter sur vous de la chair,
je vous gaine de peau, je donne en vous un souffle, vivez !
Et vous pénétrerez, oui, moi, IHVH !

37.7       Je suis inspiré comme j’en ai reçu l’ordre.
Et c’est une voix, tandis que je suis inspiré ; et voici un tremblement.
Les ossements se rapprochent, l’ossement vers son ossement.

37.8       Je vois, et voici, sur eux des nerfs, la chair monte,
la peau les gaine par en haut. Mais pas de souffle en eux !

37.9       Il me dit : « Sois inspiré pour le souffle, sois inspiré, fils d’humain !
Dis au souffle : Ainsi dit Adonaï IHVH :
Des quatre souffles, viens, souffle ! Gonfle ces tués, et qu’ils vivent ! »

37.10     Je suis inspiré comme il me l’ordonne.
Le souffle vient en eux, et ils vivent.
Ils se dressent sur leurs pieds, une armée fort, fort grande !

37.11     Il me dit : « Fils d’humain, ces ossements, c’est toute la maison d’Israël. »
Voici, ils disent : « Nos ossements sont desséchés,
notre espoir est perdu, nous sommes con damnés !»

37.12     Aussi, sois inspiré, dis-leur : Ainsi Adonaï IHVH : Voici, moi, j’ouvre vos sépulcres,
Je vous fais monter de vos sépulcres, mon peuple ; je vous fais retourner à la glèbe d’Israël.

37.13     Et vous pénétrerez, oui, moi, IHVH, quand j’ouvrirai vos sépulcres,
quand je vous ferai monter de vos sépulcres, mon peuple.

37.14     Je vous donnerai mon souffle en vous, et vous vivrez.
Je vous poserai sur votre glèbe. Et vous pénétrerez, oui, moi, IHVH,
je parle et j’agis, harangue de IHVH ?

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