Retour sur Mulholland Drive à La Panacée Montpellier

Jusqu’au 23 avril 2017, La Panacée présente « Retour sur Mulholland Drive, Le Minimalisme fantastique », proposition majeure du premier cycle d’expositions sous la direction de Nicolas Bourriaud.

Retour sur Mulholland Drive à La Panacée Vue de l'exposition
Retour sur Mulholland Drive à La Panacée Vue de l’exposition

Une première visite m’avait laissé très perplexe quant aux intentions affirmées par le commissaire. Un deuxième passage dans l’exposition, un regard attentif aux œuvres et à leur mise en espace conduit à nuancer un peu ces premières impressions. Toutefois de nombreuses interrogations subsistent sur cette proposition qui semble en emboîter plusieurs…

Retour sur Mulholland Drive…

Sur le site internet de La Panacée, la présentation de ce projet se termine ainsi :

« Retour sur Mulholland Drive tente de transposer dans une exposition d’art contemporain l’atmosphère d’une œuvre cinématographique, et de proposer à ses visiteurs une expérience proche de celle qu’ils auront pu éprouver en voyant le film de David Lynch ».

Quelques allusions à des scènes particulières du film de Lynch ou plus globalement à ses thématiques et éventuellement à son découpage se repèrent sans difficulté :

Parmi les mains gantées d’Emilie Pitoiset, deux peuvent être vues comme des évocations de plans du film.

« Strike a pose, 2014 » rappelle le moment où Betty imite le geste du fumeur après la répétition de son texte face à Rita. On peut également penser à Laney (double de Betty ?), la prostituée blonde qui emprunte la cigarette de Joe, le tueur qui l’interroge sur la présence de nouvelles filles dans la rue. Enfin, cette pièce d’Emilie Pitoiset évoque aussi la cigarette partagée par Camilla et Adam lors du dîner au bord de la piscine, dans la seconde partie du film.

La mèche dans le gant rouge (« Desire, 2016 ») est une allusion assez claire à la scène ou Betty coupe les cheveux à Rita et à la perruque blonde qu’elle porte alors…

« Dumpter (black with residue), 2014 » de Kaz Oshiro est ici une « citation » du bac à poubelles, au fond de la cour du Winkie’s, juste devant le mur d’où surgit la figure effrayante de Bum.

On suppose que l’installation performative « Who-What ? » de Rodrigo Garcia avec Núria Lloansi, cachée derrière le mur est une évocation de ce clochard, ange de la mort, figure du pouvoir cauchemardesque (le réalisateur du film ? le commissaire de l’exposition ?)…

Joyce Pensato, Sans titre (Donald), 1991. Retour sur Mulholland Drive - La Panacée Montpellier
Joyce Pensato, Sans titre (Donald), 1991.
Retour sur Mulholland Drive – La Panacée Montpellier

Peut-être faut-il voir dans le « Donald » de Joyce Pensato une autre représentation de ce personnage terrifiant et mystérieux ?

Les aquariums de Hicham Berrada (« Field, 2017 ») évoquent-ils les ambiances bleutées du théâtre Silencio ?… Comme le décor imaginé par Rodrigo Garcia ? La forme cachée sur la couverture du « Somnabulist (blue), 1983 » de Wendy Jacob est-elle une allusion aux draps rouges et aux corps en position fœtal de Diane, Camilla, Rita ou du cadavre en décomposition ?

Doit-on faire un parallèle entre le lave-vaiselle de Max Hooper Schneider (« Cold War Dishwasher (Uranium Glass), 2015 ») et le cube bleu, objet énigmatique et central du film de Lynch qui fascine Nicolas Bourriaud ?

Évidemment, la problématique de la dualité, essentielle dans Mulholland Drive, est très présente dans plusieurs œuvres choisies : les « tapis » de Jennifer Tee (« Crystalline Floor /Piece & None » et « Crystalline Floor /Oval Yellow & Oval Blue », Saelia Aparicio (« Introdenouement, core, 2017 ») ou encore la très énigmatique installation de Ylva Ogland. On remercie la médiatrice qui a su nous décrypter cette œuvre assez hermétique.

On retrouve également des évocations du travail sur l’image de Lynch (flou, bougé, surimpression ou superposition) dans plusieurs des œuvres accrochées dans La Panacée : David Noonan, Ugo Rondinone, Adrien Missika et dans une certaine mesure Torbjørn Rødland

La dimension onirique des fresques de Saelia Aparicio ou des collages de Maria Loboda, évoque de façon plus générale l’univers du rêve et de l’inconscient dans lequel baignent Mulholland Drive et les films de David Lynch…

Morgane Tschiember, Shibari (blanc), 2013. Retour sur Mulholland Drive - La Panacée Montpellier
Morgane Tschiember, Shibari (blanc), 2013.
Retour sur Mulholland Drive – La Panacée Montpellier

On regrette que l’érotisme du film de Lynch s’exprime par les « Shibaris » de Morgane Tschiember, pièces très intéressantes par ailleurs… Les jeux sadomasochistes du bondage japonais ne sont-ils pas assez éloignés du désir et des relations sexuelles entre les protagonistes de Mulholland Drive ?

À l’énumération de ces allusions, évocations et correspondances, on pourrait comprendre que l’exposition proposée par Nicolas Bourriaud atteint son objectif de : « proposer à ses visiteurs une expérience proche de celle qu’ils auront pu éprouver en voyant le film de David Lynch »… Malheureusement, de mon point de vue, il n’en a rien été… ou plus exactement, je n’ai retrouvé que des bribes, des lambeaux de ce qui reste pour moi l’essentiel du film : son atmosphère, son mystère, l’inquiétude, le trouble, l’ambivalence… Ce qui est traduit avec plus de pertinence par les photographies de Yohann Gorard, curieuseemnt éloignées  de l’exposition.

Yohann Gozard, 16092016, 03h11-03h13 © Yohann Gozard production La Panacée
Yohann Gozard, 16092016, 03h11-03h13 © Yohann Gozard production La Panacée

Ceux qui ne connaissent pas le film n’ont peut-être pas intérêt à le visionner avant de passer à La Panacée… Pour ceux qui ont un souvenir fort de l’œuvre de Lynch, il est préférable de les oublier… ou pour le moins de ne pas trop chercher à les « retrouver » dans l’exposition.

Le Minimalisme fantastique

Résumer l’exposition à une série d’allusions sur le film de Lynch serait certainement trahir les intentions de son commissaire / auteur qui affirme :

« Si cette exposition prend comme matière première et réservoir de motifs le film‐culte du réalisateur américain, Mulholland Drive (2001), c’est aussi afin de révéler une tendance émergente de l’art contemporain : le “minimalisme fantastique” »

Au-delà d’un projet qui se définit « comme une exposition‐essai, ou une rêverie librement inspirée d’une œuvre cinématographique », l’exposition s’articule aussi et avant tout sur une construction théorique dans laquelle Nicolas Bourriaud tente de définir un concept nouveau, celui du « minimalisme fantastique ».

Nicolas Bourriaud à La Panancée
Nicolas Bourriaud à La Panancée

L’équipe de La Panacée nous a aimablement fait parvenir un texte intitulé « Se perdre sur l’autoroute », qui devrait faire partie du catalogue à paraître.
Dans cet essai, Nicolas Bourriaud part d’un récit de Tony Smith. Le sculpteur américain, souvent considéré comme un pionnier du minimalisme américain, rapporte que c’est lors d’un voyage nocturne sur une autoroute du New Jersey en cours de construction, au début des années cinquante, qu’il se libéra de la plupart des opinions qu’il avait jusque-là sur l’art… Expérience qui aboutira quelques années plus tard à la naissance de l’art minimal, puis à « Die, 1962», une des œuvres majeures de Tony Smith, un cube en acier de 6 pieds de côté, impossible à voir dans sa totalité… et au titre ambivalent.

Pour Nicolas Bourriaud, « Dès les années 1980, l’émerveillement initial de Tony Smith s’est estompé pour laisser place à une hantise de l’autoroute. (…) C’est dans le film Lost Highway que David Lynch introduit le motif lancinant de l’autoroute nocturne, par un travelling subjectif où la caméra se met à la place du mort. Lorsque la voiture s’arrête sur le bas-côté pour secourir les rescapés d’un accident, l’horreur règne ; la sortie de route prend l’allure d’une apocalypse. (…) Dans l’imaginaire des années 1980, l’autoroute devient ainsi une frontière entre le connu et l’inconnu, une mince bande de réalité flanquée d’une zone où règne l’épouvante.
(…)
Là où David Lynch innove, c’est en présentant comme opérateurs de changements des formes minimales, familières, industrielles. Dans Mulholland Drive, c’est un étrange cube bleu tombant sur le sol qui marque le passage abrupt de la première à la seconde partie. Quel est ce cube ? Que fait-il là ? Nous n’en saurons rien. Le cube bleu est un pur trickster, un enclencheur de réalité, le réceptacle vide du mystère lynchien ».

En référence à ces « formes minimales, familières, industrielles » de l’univers le Lynch, Nicolas Bourriaud forge son concept de « minimalisme fantastique » ou « comment créer une “inquiétante étrangeté”, une atmosphère angoissante ou féérique, à partir de formes minimalistes ».

C’est au travers du prisme de cette notion de « minimalisme fantastique » qu’il faut voir « Retour sur Mulholland Drive »… et non pas comme une évocation du film de David Lynch, ou comme une expérience proche de celle éprouvée en le voyant.

Reste à savoir si la démonstration de Nicolas Bourriaud est convaincante…

Après plusieurs passages à La Panacée, je reste assez dubitatif sur la pertinence de ce concept certes original, mais qui semble encore peu partagé par les artistes exposés et/ou par la critique.
L’avenir nous dira si cette idée de « minimalisme fantastique » finira par s’imposer.

Par contre, l’ambiguïté du titre de l’exposition est clairement plus dérangeante. Il aurait certainement été plus convenable de la nommer « Un essai sur le minimalisme fantastique »… Il y a un peu « tromperie sur la marchandise » avec cette équivoque « Retour sur Mulholland Drive ». La référence au film de Lynch aurait certainement trouvée une place plus légitime comme sous-titre.

Scenographie et accrochage

Quelques mots pour finir sur la mise en espace et l’accompagnement du visiteur.

Si le propos de l’exposition n’est pas limpide, l’accrochage ne l’est guère plus.
Dans la grande salle, il est difficile de poser son regard, tant les sollicitations se multiplient. Pour ne pas papillonner et accorder le temps nécessaire à chaque proposition artistique, un réel effort s’impose au visiteur.
L’accrochage sait toutefois laisser la place à conversations formelles entre certaines œuvres (Rondinone / Tee / Noonan ou Bhabha / Rødland par exemple).
L’évocation de l’arrière-cour du Winkie’s dans la salle en cul-de-sac à gauche est un peu caricaturale. L’espace sombre qui rassemble des œuvres de Hicham Berrada, Wendy Jacob et Max Hooper Schneider est certainement le plus réussi.

Sans remettre en cause le caractère polysémique des œuvres d’art, on peut parfois s’interroger sur la place que l’exposition leur donne et le « discours » qu’elle leur fait tenir. Certaines pièces, qui apparaissent comme des citations du film, sont réduites à de simples éléments de décor alors que le propos de l’artiste est évidemment plus profond et souvent sans rapport avec les problématiques de Lynch. L’utilisation du « Dumpster (Black with residue) » de Kaz Oshiro en est un exemple évident.

Kaz Oshiro, Dumpter (black with residue), 2014 et Jonathas de Andrade, Zumbi encarnado, 2014. Retour sur Mulholland Drive - La Panacée Montpellier
Kaz Oshiro, Dumpter (black with residue), 2014 et Jonathas de Andrade, Zumbi encarnado, 2014.
Retour sur Mulholland Drive – La Panacée Montpellier

Les nombreux propos qui s’entremêlent, les sollicitations visuelles qui se multiplient ne facilitent pas l’expérience de visite et la construction de sa propre narration par le regardeur.

Enfin, le texte de salle rassemble sous la forme d’un interview de Nicolas Bourriaud les principaux enjeux que le commissaire et directeur de La Panacée s’est fixés pour cette exposition… mais sans en donner réellement les clés au visiteur.

Aucune information n’est disponible sur les artistes et les œuvres présentées à l’exception d’un plan qui permet de les identifier. Le recours aux médiateurs en salle est donc indispensable si on veut en savoir plus. On les remerciera pour leur gentillesse et la pertinence des informations qu’ils nous ont fournies. Elles nous ont largement permis d’enrichir notre visite.

À l’inverse de ce qu’il offrait par le passé, le site de La Panacée reste désespérément vide de renseignements sur les artistes et les œuvres exposées dans « Retour sur Mulholland Drive, Le Minimalisme fantastique ».
Le visiteur curieux devra donc explorer internet et éplucher les articles de Artforum, Frieze ou autre revues internationales s’il souhaite construire une documentation minimale sur les créations présentées.

Certains ont reproché à la première version de La Panacée de présenter des expositions trop compliquées, trop intello et pas assez grand public…
« Retour sur Mulholland Drive » nous semble plus hermétique et plus difficile à appréhender que ce que nous avons vu ici par le passé… Cette proposition laisse la très désagréable sensation d’un entre-soi trop fréquent dans un monde de l’art contemporain où les notions de partage et de communication semblent accessoires.
On attend avec curiosité et un peu de préoccupation la suite de la programmation 2017.

Avec : Saelia Aparicio / Alisa Baremboym / Hicham Berrada / Huma Bhabha / Jonathas De Andrade / Rodrigo Garcia / Yohann Gozard / Lothar Hempel / Lisa Holzer / Max Hooper Schneider / Wendy Jacob / Ajay Kurian / Elad Lassry / Maria Loboda / Adrien Missika / David Noonan / Ylva Ogland / Kaz Oshiro / Joyce
Pensato / Emilie Pitoiset / Torbjørn Rødland / Ugo Rondinone / Jennifer Tee / Morgane Tschiember

En savoir plus :
Sur le site de La Panacée
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