Iran, Année 38 aux Rencontres Arles 2017

Jusqu’au 27 août, l’Église Sainte-Anne accueille « Iran, Année 38 », une des expositions des plus intéressantes et des plus réussies de l’édition 2017 des Rencontres de la Photographie à Arles.

Réunir 66 photographes pour une même exposition était un vrai défi. On pouvait craindre une superposition de discours disparates et dissonants. Or, il n’en est rien ! En effet, les deux commissaires iraniennes, la galeriste Anahita Ghabaian Etehadieh qui fut directrice de la biennale Photoquai, en 2009 et la photographe Newsha Tavakolian réussissent le tour de force de présenter un propos très cohérent, d’une grande lisibilité, très souvent émouvant sans jamais tomber dans la complaisance et la facilité.

L’histoire qu’elles nous proposent commence en 1979, quand l’Iran devient une république islamique. « Iran, Année 38 » montre comment « des photographes, des artistes et des réalisateurs forgent l’image d’un pays empêtré dans la révolution islamique et la guerre, mais qui connaît aussi de brusques et spectaculaires mutations ». Dans cette exposition, la photographie documentaire et la photographie artistique se côtoient et proposent une image de l’Iran moderne et un état des lieux de la photographie contemporaine iranienne.

Le parcours thématique s’articule en huit sections homogènes. Les sections suivantes qui se succèdent depuis la première chapelle à gauche du porche jusqu’au chœur :

Par leur caractère historique, les deux premiers sujets s’enchaînent assez logiquement. Ensuite, le visiteur est libre de déambuler entre les propositions qui se développent de chaque côté de la nef.

La scénographie simple et très efficace occupe habilement l’espace souvent difficile de l’Église Sainte-Anne.

L’accrochage est magistral. Il maîtrise parfaitement les ruptures de rythme indispensables pour une exposition aussi dense. Des changements de format, de support et une utilisation adroite et pertinente de « Wallpapers » évitent ainsi toute monotonie ou sentiment de lassitude.

Iran, Année 38 - Rencontres Arles 2017 - 1979, La guerre du front au salon Sasan Moyyaedi et Shadi Ghadirian
Iran, Année 38 – Rencontres Arles 2017 – 1979, La guerre du front au salon Sasan Moyyaedi et Shadi Ghadirian

Sans tapage ni artifice, l’intérêt du visiteur est régulièrement relancé. Les dialogues entre les images sont fructueux et sensibles, toujours étonnamment justes. La juxtaposition des images documentaires et artistiques, parfois d’époques différentes, est vraiment très féconde. Le caractère dramatique de certains clichés est vite désamorcé par la légèreté ou l’humour de ceux qui suivent.

Chaque section est introduite par un court texte (en français et en anglais) qui donne les repères historiques essentiels. Ils évoquent également les principales contradictions et les tensions qui traversent la société iranienne. Quand cela est utile, les cartels sont enrichis de quelques lignes qui replacent l’image dans son contexte et plus rarement précisent les intentions ou les pratiques du photographe. Pour la rédaction de ces notices, les deux commissaires ont été rejointes par la journaliste indépendante Ghazal Golshiri dont on peut régulièrement lire chroniques et reportages dans Le Monde.

Babak Kazemi, Série La Sortie de Shirin et Farhad, 2012 © Babak Kazemi
Babak Kazemi, Série La Sortie de Shirin et Farhad, 2012 © Babak Kazemi

Dans leur texte d’intention, Anahita Ghabaian et Newsha Tavakolian affirment : « la version moderne de la poésie est évidemment la photographie »…
Leur exposition et les 66 photographes qu’elles ont invités en font une brillante démonstration et on ne peut que souscrire à leur conclusion : « Iran, année 38 célèbre la culture iranienne de la poésie visuelle ».

Seule fausse note dans cet ensemble remarquable, quelques reflets parfois fâcheux contrarient la « lecture » de certaines photographies protégées par du verre. Toutefois, l’éclairage n’est pas facile à maîtriser dans cet édifice et on peut comprendre que le budget d’encadrement pour une telle exposition ne puisse supporter le coût de verres antireflets pour tous les tirages papier.

« Iran, Année 38 » est accompagnée par la publication d’« Iran, un album photographique », catalogue coédite par Textuel et ARTE.

Les images de « Iran, Année 38 » sont signées par :
Meead Akhi • Azadeh Akhlaghi • Ali & RamyarSaba Alizadeh • Hoda Amin • Hawar Amini • Abbas Attar • Fatemeh Baigmoradi • Dadbeh Bassir • Erfan Dadkhah • Solmaz DaryaniGohar Dashti • Alireza Fani • Hamed Farhangi • Arash FayezShadi GhadirianJassem GhazbanpourAzin Haghighi • Ghazaleh Hedayat • Bahman Jalali • Rana Javadi • Poolad Javaher Haghighi • Alborz Kazemi • Babak KazemiKaveh KazemiMehregan KazemiArash KhamooshiDanial Khodaie • Abbas Kiarostami • Gelareh Kiazand • Abbas Kowsari • Yalda Moaiery • Sasan Moayyedi • Mehran Mohajer • Mehdi MonemAmir Mousavi • Sahar Mokhtari • Tahmineh Monzavi • Mehran Naghshbandi • Azin Nafarhaghighi • Mehrdad Naraghi • Morteza Niknahad & Behnam Zakeri • Ebrahim NorooziMohsen RastaniGhazaleh Rezaei • Behnam Sadighi • Majid Saeedi • Omid Salehi • Hasan SarbakhshianJalal Sepehr • Bahram Shabani • Noushin Shafiei • Hashem ShakeriJalal Shams AzaranSina Shiri • Arya Tabandehpoor • Nazanin Tabatabaee Yazdi • Maryam Takhtkeshian • Newsha Tavakolian • Sadegh Tirafkan • Mehdi VosoughniaMohsen Yazdipour • Hasti Zahiri • Maryam Zandi

L’exposition a été produite avec le soutien de l’ambassade de France en Iran et d’Arte

Faut-il ajouter qu’« Iran, Année 38 » est un événement majeur de l’été 2017 qu’il ne faut pas manquer ?

Attention ! Cette exposition se termine le 27 août, un mois avant la fin des Rencontres de la Photographie. « Iran, Année 38 » a beaucoup de succès. Programmez si vous le pouvez votre visite en début de matinée…

À lire, ci-dessous, le texte d’introduction des deux commissaires et une présentation des sections de « Iran, Année 38 » accompagnée des textes de salle.

En savoir plus :
Sur le site des Rencontres Arles 2017
Sur le site de la Silk Road Gallery, les pages consacrées aux artistes présents dans l’exposition et représentés par la galerie d’Anahita Ghabaian Etehadieh.
Sur Instagram et plus généralement sur les réseaux sociaux, on retrouve de nombreux photographes iraniens. Ce sont aujourd’hui les outils privilégiés de la jeune génération pour « exposer » leurs travaux…
À écouter l’interview d’Anahita Ghabaian Etehadieh par Anne-Frédérique Fer, sur le site FranceFineArt
À voir sur Arte.TV « Focus Iran – L’audace au premier plan », un remarquable documentaire de Nathalie Masduraud et Valérie Urréa

Egalement sur Arte.TV la web-série en 10 épisodes « Iran#NoFilter » des deux mêmes réalisatrices.

La soirée « Iran Maintenant » au Théâtre Antique d’Arles :

« Iran, Année 38 » : Texte d’introduction des deux commissaires

Ce n’est pas un hasard si notre pays compte autant de photographes. Lorsque les Iraniens souhaitent s’exprimer sur un sujet, ils utilisent les outils que leur a fournis l’Histoire. La version moderne de la poésie est évidemment la photographie. Autrement dit, le photojournalisme, les images documentaires ou artistiques sont de la poésie visuelle. Cette exposition présente des photographes, des artistes et des réalisateurs qui forgent l’image d’un pays empêtré dans la révolution islamique et la guerre, mais qui connaît aussi de brusques et spectaculaires mutations. Malgré ses traditions séculaires, l’Iran est un pays jeune. Plusieurs siècles d’histoire précède la révolution islamique. Mais nous avons remis les compteurs à zéro à partir de 1979, année où elle a débuté. Iran, année 38 célèbre la culture iranienne de la poésie visuelle.

Anahita Ghabaian et Newsha Tavakolian

« Iran, Année 38 » : présentation des sections de l’exposition

1979, le bouleversement

En 1953, le coup d’État, soutenu par Washington et Londres, contre le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh porte un coup d’arrêt aux souhaits d’ouverture politique exprimés par le peuple. Le Shah d’Iran, Mohammad Reza Pahlavi, qui a succédé à son père douze ans plus tôt, continue à diriger le pays d’une main de fer en réprimant toute contestation. Pourtant, au fil des années, le mécontentement s’accroît. Dès 1977, l’université de Téhéran est le théâtre de grandes manifestations estudiantines. Intellectuels, journalistes et militants pressent Mohammad Reza Pahlavi de déverrouiller le système politique. Face à son refus obstiné, la contestation gagne tout le pays, poussant le Shah à quitter le territoire en janvier 1979. De retour d’exil en Turquie, en Irak puis en France, le leader de l’opposition, l’ayatollah Rouhollah Khomeyni, instaure le 1er avril 1979 la République islamique d’Iran.

La photographie documentaire iranienne, jusque-là cantonnée à de très rares sujets de société, s’empare de ce bouleversement politique et social pour documenter et raconter l’histoire en mouvement du pays. Une partie de ces images ont été diffusées à l’époque, tandis que d’autres clichés se dévoilent seulement aujourd’hui, sous forme de livres et d’expositions annoncent à leur manière les dragkings de la fin du XXe siècle.

La guerre du front au salon

Iran, Année 38 - Rencontres Arles 2017 - 1979, La guerre du front au salon
Iran, Année 38 – Rencontres Arles 2017 – 1979, La guerre du front au salon

Un an et demi à peine après sa promulgation, la République islamique d’Iran est attaquée par l’Irak de Saddam Hussein, épaulé par des pays occidentaux qui redoutent une contagion de la révolution islamique et un possible leadership iranien au Proche-Orient. Rapidement, malgré la puissance de l’armée irakienne, le conflit s’enlise. Il durera huit ans, occasionnant la mort d’environ 680 000 ressortissants des deux pays belligérants. Les photographes étrangers à qui l’on interdit de couvrir le conflit quittent le pays, laissant leurs homologues iraniens en première ligne pour raconter un drame se jouant à huis clos.

Comme la révolution, la guerre permet aux photographes iraniens de s’affirmer et de se faire connaître sur la scène internationale par le biais des magazines étrangers ou par l’obtention de prix prestigieux. L’héritage visuel constitué à partir de ces deux événements emblématiques de l’Iran contemporain nourrira puissamment le travail des générations suivantes d’artistes iraniens. Aujourd’hui encore, près de trente ans après la fin des hostilités, les plaies demeurent ouvertes et continuent de transparaître dans le travail de photographes qui pour certains n’ont pas directement vécu ces événements.

Qui sommes-nous ?

La révolution d’abord, la guerre ensuite ont engendré de puissantes interrogations quant à la définition de l’identité iranienne. D’autant que si la dynastie Pahlavi, avant la révolution, avait mis l’accent sur l’héritage issu de l’Empire perse et de sa civilisation millénaire, l’instauration de la République islamique, quant à elle, a ensuite valorisé la dimension islamique et religieuse de l’héritage iranien. Cette tension identitaire s’est vue en outre percutée par l’ouverture de l’Iran au monde, rendue possible, entre autres, par l’arrivée au pouvoir du président réformateur, Mohammad Khatami (1997-2005), et la réception des chaînes satellitaires au sein des foyers. Les modes de vie évoluent et il est désormais fréquent de croiser, notamment dans les grandes villes comme Téhéran, des gens promenant leur chien, une scène inimaginable au lendemain de la révolution. Les jeunes Iraniens font face aux questions progressivement construites par les événements : faut-il s’attacher aux traditions ou suivre la modernité telle qu’elle s’exprime ailleurs dans le monde ? Faut-il résister aux influences venues d’ailleurs ou s’y abandonner ? Un déchirement existentiel qui fournit aux photographes et aux artistes iraniens une nouvelle source de méditation et d’inspiration.

Ce que nous devons être

Dès le début de la guerre avec l’Irak, les affiches à l’effigie des personnalités de la République islamique d’Iran ont colonisé l’espace public. Après elle, les pèlerinages sur les lieux emblématiques du conflit sont devenus fréquents. Ainsi la guerre a-t-elle contribué à la formation d’une fierté nationale rehaussée par un discours officiel rappelant à l’envi que le peuple iranien avait réussi à tenir tête à l’Irak et au monde entier, coupable d’avoir fourni des armes à Saddam Hussein et d’avoir fermé les yeux sur les atrocités qu’il commettait, notamment ses attaques à l’arme chimique. La République islamique a par ailleurs permis à une grande partie de la population, profondément attachée à l’islam, de vivre pleinement et intensément sa foi. Face à cette omniprésence légitimée de la religion, une autre partie de la population a perdu sa marge de manœuvre, se voyant obligée de se construire un espace de liberté en lisière de la société, parfois même dans la stricte intimité de l’espace privé. Il faudra le long travail du temps pour que la jeunesse iranienne parvienne à repousser l’opprobre et à se réapproprier l’espace public tandis que le système politique, par choix ou sous la contrainte, lâche progressivement du lest. Année après année, l’écart entre le licite et l’illicite s’amenuise.

Mettre en scène la réalité

Iran, Année 38 - Rencontres Arles 2017 - Mettre en scène la réalité
Iran, Année 38 – Rencontres Arles 2017 – Mettre en scène la réalité

Déchirés entre modernité et modes de vie prescrits par le pouvoir, les photographes multiplient les expériences. Certains font le choix de jeter une lumière crue sur les souffrances endurées par leur peuple, en photographiant les franges les plus reculées et oubliées du pays, ainsi que ses marginaux, prostituées toxicomanes, femmes en prison. D’autres s’aventurent dans ce qu’il est interdit de montrer aux médias officiels, et lèvent le voile sur la vie quotidienne des Iraniens : leurs fêtes, leurs relations amoureuses et familiales, leurs loisirs, leurs vacances. Nombreux sont également ceux qui préfèrent délaisser le présent pour retourner vers le passé, le fouiller pour reconstruire et mettre en perspective l’histoire et ainsi se réapproprier un récit national confisqué par certains clans au pouvoir. La photographie devient ainsi le levier d’une critique sociale par le simple fait de montrer la réalité dans sa cruauté et sa complexité. Comment ne pas être sidéré en voyant des dizaines de femmes et d’hommes immortalisant, portable à la main, une pendaison ?

Torpeur

Iran, Année 38 - Rencontres Arles 2017 - Torpeur
Iran, Année 38 – Rencontres Arles 2017 – Torpeur

Cette séquence évoque la « torpeur » tombée sur une grande partie des Iraniens en 2009, après la réélection de Mahmoud Ahmadinejad. Pour Newsha Tavakolian,  « Cette période a été amère. La société iranienne est entrée dans un sommeil profond. Téhéran était en dépression. »

La crise environnementale

Iran, Année 38 - Rencontres Arles 2017 - La crise environnementale
Iran, Année 38 – Rencontres Arles 2017 – La crise environnementale

De tous les défis que doit relever l’Iran, celui de l’environnement reste l’un des plus prégnants. La sécheresse, causée par la surexploitation des eaux fluviales, lacustres et souterraines, gagne tout le pays. La diminution des précipitations et la hausse des températures accentuent le phénomène tandis que déforestation et désertification prennent des proportions alarmantes. L’exode rural qui en découle contribue à l’engorgement des zones urbaines, en proie à une pollution de l’air qui fait des ravages sanitaires. Dans le Sud du pays, le Golfe persique souffre également d’une pollution grandissante engendrée par les nombreuses opérations d’extraction et de dégazage menées par l’industrie pétrolière. Dans le Sud- Ouest, les tempêtes de sable se font plus fréquentes, paralysant des jours durant la vie des habitants. Ces bouleversements modifient à tout jamais le paysage des villes et des provinces. Brutaux et spectaculaires, ils font prendre conscience aux Iraniens de la gravité de la situation.

Le cinéma poète

Iran, Année 38 - Rencontres Arles 2017 - Le cinéma poète
Iran, Année 38 – Rencontres Arles 2017 – Le cinéma poète

La poésie est ancrée dans la culture persane depuis l’introduction de l’islam en Iran, au mitan du VIIe siècle. Les grands poètes comme Ferdowsi, Hafez, Khayyam et Roumi continuent à être lus et admirés dans le monde entier et la poésie persane exerce son influence sur la littérature de nombreux pays. Au milieu du XIXe siècle pourtant, la littérature persane a connu un vrai retournement. À la cour de Nasseredin Shah, le Premier ministre réformateur Amir Kabir voyait la poésie comme une entrave au « progrès » et à la « modernisation » du pays. Ce n’est qu’au milieu du XX° siècle que l’Iran a entamé son entrée dans l’ère de la modernité. Le pays s’est alors de plus en plus tourné vers les arts visuels, la Palme d’or obtenue par le réalisateur iranien Abbas Kiarostami au Festival de Cannes 1997 pour Le Goût de la cerise pouvant en figurer le couronnement. Cette récompense a largement contribué au rayonnement du cinéma iranien dans le monde, désormais avide de connaître ce pays longtemps isolé et demeuré à l’écart de la communauté internationale. À l’intérieur du langage du cinéma et de la photographie, la poésie persane est partout à l’oeuvre. Elle reste le creuset des arts visuels. Ce chapitre est un hommage à Abbas Kiarostami, l’icône du cinéma iranien, disparu le 4 juillet 2016 et peu célébré en Iran.

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