Leila Alaoui – Je te pardonne à la Collection Lambert – Avignon

Parmi les quatre propositions d’« Un été à la Collection Lambert », l’exposition « Je te pardonne » de Leila Alaoui, organisée avec la Fondation Leila Alaoui et la Galleria Continua, est sans aucun doute le plus poignant.

Les personnages de sa série « Les Marocains » à la Maison Européenne de la Photographie (MEP) avaient marqué la première Biennale des Photographes du Monde Arabe, en 2015. En janvier 2016, lors des attaques terroristes de Ouagadougou, l’annonce de sa mort avait résonné comme un coup de tonnerre à la fin de cette manifestation.

Le projet « Je te pardonne » a été exposé, sous des formats divers, par la Galleria Continua en 2015 aux Moulins à Boissy-le-Châtel, puis à San Gimignano (Italie) au début de cette année.

Leila Alaoui, « Les Marocains »

Leila Alaoui, Les Marocains, 2010-2011 - Je te pardonne à la Collection Lambert
Leila Alaoui, Les Marocains, 2010-2011 – Je te pardonne à la Collection Lambert

Pour cette présentation à la Collection Lambert, 10 portraits de la série « Les Marocains » sont exposés sous la forme d’impressions numériques sur papier peint de plus de trois mètres de haut (320 x 213 cm). Plus grands que nature, les uns à côté des autres, ils accueillent avec majesté les visiteurs qu’ils semblent regarder droit dans les yeux. L’élégance, la fierté et la noblesse des personnages photographiés par Leila Alaoui s’imposent immédiatement.

Le texte bouleversant de Yasmina Alaoui accentue le silence qui s’installe naturellement.

Leila Alaoui, « No Pasara »

La galerie que constituent ces portraits imposants conduit le visiteur vers les deux salles suivantes où sont accrochés une douzaine de tirages photographiques de la série « No Pasara », premier projet de Leila Alaoui. Commandées par l’Union européenne en 2008, ces images montrent de jeunes Marocains pensifs, le regard vers un improbable eldorado de l’autre côté de la Méditerranée. Avec une éventuelle ironie, le titre est inspiré du célèbre « ¡ No Pasarán ! » (Vous ne passerez pas) de la guerre civile espagnole.

Si l’accrochage est particulièrement éloquent, on regrette par contre les effets de miroir souvent perturbants renvoyés par des verres qui ne sont pas antireflets. Pourquoi ne pas avoir utilisé des tirages sur didond qui sont proposés par la galerie ?

Leila Alaoui, « Crossing »

Le parcours se termine par « Crossing », une installation vidéo sous la forme d’un triptyque, réalisé en 2013. Leila Alaoui retrace l’itinéraire de migrants subsahariens, en suggérant de « ressentir pendant quelques secondes le point de vue des migrants »…

Il faut prendre le temps de regarder les six minutes de cette projection. La lettre de Yasmina Alaoui qui ouvre l’exposition cite ainsi « Crossing » :

« Vois-tu, j’ai rencontré plein de jeunes gens de ton âge pendant que je réalisais « Crossing », une vidéo sur  les candidats au départ pour l’immigration clandestine. 
Tu sais quoi, ils te ressemblent comme deux gouttes d’eau. 
En les voyant, je te vois avec ta kalachnikov pointée sur moi et sur  mes voisins du café Capuccino. 
Je savais que tu allais tirer comme je les voyais embarquer sur des radeaux de fortune et se perdre dans la houle en quête d’une vie meilleure ». 

« Je te pardonne » est bien plus qu’un hommage à la photographe disparue. « Cela reviendrait à figer son travail dans une temporalité. Or les images, les mots d’une artiste échappent aux lois du temps », estimait avec pertinence Alya Sebti, co-commissaire de l’exposition sur le site des Moulins, en région parisienne, dans un entretien avec Claire Nini pour le n° 34 de Diptyk.

« Je te pardonne » de Leila Alaoui débute avec beaucoup de force et d’émotion le parcours d’« Un été à la Collection Lambert ». On sort légèrement groggy de ces quatre salles d’exposition. Il faut un peu de temps pour « encaisser le coup ». Inévitablement, « On aime l’art…!! », l’exposition suivante, en supporte un peu les conséquences…

Leila Alaoui, Les Marocains, 2010-2011 - Je te pardonne à la Collection Lambert
Leila Alaoui, Les Marocains, 2010-2011 – Je te pardonne à la Collection Lambert

Peu de documents accompagnent ou complètent les expositions de cet « été à la Collection Lambert ». Cependant, il faut signaler l’excellent « Guide des fripons » destiné au jeune public, mais qui rencontre un grand succès auprès des adultes.

À ne pas manquer ! Jusqu’au 5 novembre 2017 à la Collection Lambert à Avignon

À lire, ci-dessous, la présentation de série « Les Marocains » par la photographe à l’occasion de son exposition à la Maison Européenne de la Photographie, en 2015 ainsi que le texte de Yasmina Alaoui pour sa sœur qui introduit l’exposition.

En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
Suivre l’actualité de la Collection Lambert sur Facebook
Sur le site de la Fondation Leila Alaoui
Sur le site de la Galleria Continua
À lire le texte de Claire Nini pour le n°34 de Diptyk ainsi que cet article sur son blog
À voir « Crossing » sur la page Viméo du Festival des Nuits Photographiques 2015.

Leila Alaoui « Les Marocains »

« Les Marocains est une série de portraits photographiques grandeur nature réalisés dans un studio mobile que j’ai transporté autour du Maroc. Puisant dans mon propre héritage, j’ai séjourné au sein de diverses communautés et utilisé le filtre de ma position intime de Marocaine de naissance pour révéler, dans ces portraits, la subjectivité des personnes que j’ai photographiées. Inspirée par “The Americans”, le portrait de l’Amérique d’après-guerre réalisé par Robert Frank, je me suis lancée dans un road trip à travers le Maroc rural afin de photographier des femmes et des hommes appartenant à différents groupes ethniques, Berbères comme Arabes. Ma démarche, qui cherche à révéler plus qu’à affirmer, rend les portraits réalisés doublement “documentaires” puisque mon objectif – mon regard – est à la fois intérieur et critique, proche et distancié, informé et créatif. Ce projet, toujours en cours, constitue une archive visuelle des traditions et des univers esthétiques marocains qui tendent à disparaître sous les effets de la mondialisation.

Cette manière hybride de concevoir le documentaire fait écho à la démarche corrective postcoloniale que de nombreux artistes contemporains engagent aujourd’hui afin d’écarter de l’objectif l’exoticisation de l’Afrique du Nord et du monde arabe très largement répandue en Europe et aux Etats-Unis. Le Maroc a longtemps occupé une place singulière dans cette utilisation de la culture historique – en particulier des éléments de l’architecture et des costumes nationaux – pour construire des fantasmes d’un « ailleurs » exotique. Les photographes utilisent souvent le Maroc comme cadre pour photographier des Occidentaux, dès lors qu’ils souhaitent donner une impression de glamour, en reléguant la population locale dans une image de rusticité et de folklore et en perpétuant de ce fait le regard condescendant de l’orientaliste. Il s’agissait pour moi de contrebalancer ce regard en adoptant pour mes portraits des techniques de studio analogues à celles de photographes tels que Richard Avedon dans sa série “In the American West”, qui montrent des sujets farouchement autonomes et d’une grande élégance, tout en mettant à jour la fierté et la dignité innées de chaque individu. »

« Je te pardonne » de Yasmina Alaoui pour sa sœur Leila Alaoui

« J’ai un mot à te dire, toi qui m’as tuée.
J’ai un mot à te dire mais il faudrait me prêter attentivement l’oreille. 
Cette même oreille que tu n’as jamais prêtée à personne, ni à ton père le paysan, ni à l’instituteur que tu n’as jamais eu. 
Je voudrais te dire, ô toi qui m’as tuée : je te pardonne, parce que tu ne mesures pas la portée de ton crime. 
Tu n’as aucune idée des dégâts monstrueux que tu as commis, les multiples existences dévastées, les gouffres de chagrin creusés à l’infini… 
Non, tu ne sais rien de tout cela parce que dans le monde où tu as vécu, on s’occupe d’abord de soi-même, c’est une question de survie.
Je te pardonne parce que tu es victime au même titre que moi. Et peut-être davantage car contrairement à toi, je savais de façon précise où je mettais les pieds, je connaissais les risques que j’encourais, mais chez les passionnés de mon espèce, on  parvient toujours à se convaincre qu’on passera, une fois de plus, entre les mailles du malheur.
Ça n’a pas été le cas cette fois-ci. 
C’était mon heure, venue un peu trop tôt car je n’avais pas encore fini mon travail. 
J’avais d’autres combats à livrer, des œillères à arracher, des consciences à perturber. 
Vois-tu, j’ai rencontré plein de jeunes gens de ton âge pendant que je réalisais « Crossing », une vidéo sur  les candidats au départ pour l’immigration clandestine. 
Tu sais quoi, ils te ressemblent comme deux gouttes d’eau. 
En les voyant, je te vois avec ta kalachnikov pointée sur moi et sur  mes voisins du café Capuccino. 
Je savais que tu allais tirer comme je les voyais embarquer sur des radeaux de fortune et se perdre dans la houle en quête d’une vie meilleure. 
Même fougue. 
Même état de quasi-transe où aucune autre alternative n’était possible. 
Tu tires. Ils embarquent. 
La mafia qui leur vendait Paris, Madrid, Milan ou Bruxelles, est la même que celle qui t’a vendu le Paradis, avec ses soixante dix vierges, ses fleuves de vin, son miel qui coule des arbres… 
Le langage change, mais les mafias restent les mêmes, soi-disant religieuses ou pas. 
Tu vois, toi qui m’a tuée, j’aurais aimé connaître ton nom, ton histoire.
Des bribes de vie que j’aurais pu photographier pour les montrer au monde, pour te sauver… peut-être. 
Nous aurions pu nous asseoir au café Cappuccino et discuter toi et moi. 
Je t’aurais dit que j’en veux davantage aux Etats qui t’ont infligé une vie dans une décharge, une favela, ou un bidonville quelconque. 
Je t’aurais dit que j’en veux à ces fanatiques qui se sont installés sur le fumier pour conditionner des jeunes gens de ton âge. 
Je t’aurais dit que j’en veux  à ces classes qui profitent  de cette misère et continuent à exploiter et à sous-payer les gens de ta condition.
Voilà, du fin-fond de ma terre, je voudrais te dire que je n’ai rien contre toi, ô toi qui m’as tuée. 
Et dis-leur: arrangeons ce qui peut encore l’être… avant qu’il ne soit trop tard ».

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