Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier

Du 7 février au 15 avril 2018, le Pavillon Populaire présente à Montpellier « Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion », première exposition d’une nouvelle saison consacrée au rapport entre Histoire et photographie.

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - Des photographies, mais pas seulement
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – Des photographies, mais pas seulement

Les lecteurs d’« En revenant de l’expo ! » et plus particulièrement ceux qui suivent le travail d’Yto Barrada connaissent en partie l’itinéraire de Thérèse Rivière à laquelle la plasticienne et photographe franco-marocaine s’intéresse depuis quelques années.

C’est donc avec curiosité que l’on attendait le projet que Christian Phéline, commissaire de l’exposition « Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion », a imaginé pour présenter une sélection de 120 clichés, « témoignages des relations que chacune des photographes – Thérèse Rivière et Germaine Tillion – ont entretenues avec la population algérienne des années 1930, les Chaouia ».

Il est probablement inutile de souligner ici, une fois encore, la qualité de la scénographie toujours aussi sobre et de bon goût et de la mise en lumière irréprochable qui accompagnent les expositions au Pavillon Populaire.

De la même manière, on ne s’attardera pas sur l’excellence des documents et de la programmation qui permettent d’enrichir l’expérience de leur visite.
Par contre, le projet conçu par Christian Phéline autour des photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion, prises lors de leur mission dans l’Aurès, nous laisse plus dubitatifs…

« Une mission, deux regard » – « Cameras au poing » – « Les suites d’une mission »

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - Une mission, deux regards
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – Une mission, deux regards

Le parcours débute par une très intéressante et indispensable mise en contexte de la mission d’étude qui conduisit Thérèse Rivière et Germaine Tillion pour plusieurs années dans l’Aurès.

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - Une mission, deux regards
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – Une mission, deux regards

Les trois petites salles qui ouvrent l’exposition sur la gauche y sont consacrées.

Après avoir évoqué les « Regards antérieurs » à la mission ethnographique sur l’Aurès, l’exposition donne quelques brefs repères biographiques sur les deux femmes. Les circonstances dans lesquelles leurs « images longtemps oubliées » ont été redécouvertes sont ensuite rapidement rappelées.

Autour de l’affiche de l’exposition « L’Aurès » au musée de l’Homme, en mai 1943 et du film tourné par Thérèse Rivière pendant la mission, quelques aspects techniques sont alors abordés.

Un agenda de 1936 montre la précision et la rigueur avec laquelle Thérèse Rivière notait tout dans ce journal.

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - Agenda de 1936 de Thérèse Rivière
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – Agenda de 1936 de Thérèse Rivière

Une vitrine présente les appareils photographiques utilisés par les deux femmes et un étonnant classeur de négatifs de Germaine Tillion.

Le texte de salle et les photographies révèlent que Thérèse Rivière emploie selon les circonstances le Rolleiflex de la mission ou le Leica en privilégiant une vision « participative ». A l’inverse, Germaine Tillion s’en tient au format 6×6 du Rolleiflex et à une composition le plus souvent en X. Cette section offre au visiteur des « clés » particulièrement utiles pour la suite de l’exposition.

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - l'Aurès, l'exposition de 1943
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – l’Aurès, l’exposition de 1943

Cette première séquence du parcours se termine par une évocation de l’exposition au musée de l’Homme qui ouvre en mai 1943 et qui s’y tiendra jusqu’à la Libération. Réalisée en l’absence de Germaine Tillion alors en déportation, cette exposition et son catalogue restituent en partie le travail accompli pendant la mission ethnographique.

L’accrochage rappelle le caractère novateur de la muséographie du musée de l’Homme, son rôle de « musée-laboratoire » et sa vocation éducative. Il rassemble des tirages originaux de Thérèse Rivière, des photographies collées sur des fiches documentaires, le catalogue imprimé des collections de l’Aurès et un bel ensemble de diapositives sur plaques de verre utilisées pour les conférences.
Une vitrine réunit quelques classeurs thématiques avec des fiches de terrain réalisées par Germaine Tillion. Ces documents illustrent la place de la photographie dans la pratique des deux ethnologues.

On peut regretter ici l’absence de quelques dessins exécutés par Thérèse Rivière, parfois présentée comme une « ethnographe visuelle à la fois dessinatrice et photographe ». En effet, ils apparaissent comme des éléments essentiels, complémentaires de la photographie et au film pour la description des objets collectés, mais aussi de certaines pratiques. Cependant cet « oubli » se comprend dans la mesure où le commissaire souligne dans son préambule avoir arrêté son choix « sur des images qui ont paru manifester le mieux le rapport établi par les deux observatrices avec leur environnement humain »…

Cette première partie de l’exposition est une belle réussite. Le choix des images et des objets est pertinent et leur accrochage est particulièrement efficace. Les textes de salle sont clairs et proposent les repères essentiels pour appréhender les enjeux de cette mission ethnographique.
Si la différence de leur regard photographique est démontrée ici, on aurait apprécié que leur approche contrastée de l’ethnographie soit plus largement illustrée que par la simple phrase du texte d’introduction : « T. Rivière s’y est plutôt consacrée à l’étude des activités matérielles et de l’économie domestique et G. Tillion à celle des relations de parenté et de pouvoir… »

«  Visions de l’Aurès »

Au centre du Pavillon Populaire, le vaste espace rassemble plusieurs dizaines d’agrandissements modernes des clichés des deux ethnologues. À première vue, cet alignement monotone de tirages de même format pourrait effrayer le visiteur… Aucune rupture de rythme, aucun support graphique, aucun texte fait « respirer » cet accrochage qui semble bien « indigeste ».

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - Visions de l'Aurès
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – Visions de l’Aurès

Ça et là les images en « portrait » ou en « paysage » prises par Thérèse Rivière avec son Leica viennent rompre cette monotonie. Une des cimaises de l’exposition Raph Gibson restée en place apporte un peu de respiration dans cet ensemble.

En parcourant cette enfilade de photographies, on perçoit assez rapidement qu’une organisation thématique construit la séquence des images : portraits, scènes de vie quotidienne, marchés, activités agricoles, fêtes diverses : moisson, mariage, circoncision, retour du Hadj, Aïd-el-Kébir…

L’accrochage confronte fréquemment les clichés des deux femmes. Il souligne ainsi la différence de leurs regards au travers de leur composition, mais aussi dans leurs rapports apparents avec les Chaouis.

Certes, on trouvera ici des instants émouvants et matière à réflexion.
Mais la présentation de ces images éloignées de leur agencement d’origine, sans évocation de leur rapprochement avec les autres matériaux de la mission (dessins, objets, notes, enregistrements sonores) laisse perplexe… même si ce choix est clairement assumé par le commissaire.  Ainsi écrit-il dans le catalogue :

« (…) Sans prétendre à un échantillonnage représentatif de la richesse documentaire du fonds Rivière-Tillion, le choix s’est arrêté ici sur des images qui ont paru manifester le mieux le
rapport spécifique établi par les deux observatrices avec leur environnement humain et le prisme visuel propre à chacune. Toute subjective, cette sélection ne relève pourtant pas d’un formalisme esthétisant ou d’une relecture se voulant moderniste. Car, oui, ce sont bien là « des photographies, mais pas seulement », leurs particularités visuelles nous ramènent à la situation de l’enquête, à ce qu’elle privilégie ou écarte, au rythme temporel et à l’angle de la prise de vue, à la distance précise, émotionnelle aussi bien qu’optique, mise entre les chercheuses et leurs sujets. Différemment de l’agencement d’origine liant clichés, enregistrements sonores, dessins, objets et notes écrites, mais d’une manière aussi forte, cette suite d’images nous donne à voir, comme à nu, la vivace présence d’une société ancienne encore préservée; elle nous montre de quelle manière elle se livre au regard des deux ethnographes aussi bien que l’instinct obscur, mêlant l’affectif et le sens visuel, qui parfois semble détourner celles-ci d’une approche purement documentaire ».

« Vingt après… » et « Instituteur plutôt que soldat »

Le parcours se poursuit avec une petite salle qui met en vis-à-vis les images des deux ethnologues sur les relations des Berbères avec l’institution coloniale et quelques photographies étonnantes issues des archives militaires prisent « Vingt après… » Ces dernières montrent des habitants de l’Aurès soumis à un contrôle d’identité, après 1954…
L’intitulé de cette séquence renvoie sans doute à la mission d’observation confiée à Germaine Tillon, au lendemain du 1er novembre 1954… Mais, pour certains visiteurs, il sera certainement difficile de ne pas entendre aussi l’écho du titre du film réalisé par René Vautier…

Pour faire probablement contrepoint à cette opération de police, l’exposition s’achève par une évocation des images d’enfants du village de Nouader, prises par Claude Cornu, « Instituteur plutôt que soldat ».

La présentation de reproduction de dessins recueillis par Thérèse Rivière auprès d’enfants et d’adultes termine le parcours de visite. Exceptionnels par leur qualité, leur singularité et leur nombre (plus de 200), ils ont été exécutés à l’encre et montrent des scènes de la vie quotidienne, des cérémonies ou des éléments du répertoire graphique religieux.

Ces dessins ont en partie engagé Yto Barrada dans son « enquête » sur le vie de Thérèse Rivière. On a pu en suivre les étapes depuis « Faux guide », présenté à Carré d’Art en 2015 jusqu’à l’installation « Jeu de construction » et au diaporama « objets indociles (supplément à la vie de Thérèse Rivière) » exposés l’été dernier au Mucem.

Doit-on avouer que le regard d’Yto Barrada sur Thérèse Rivière a probablement perverti la manière dont nous avons reçu cette exposition de Christian Phéline.

Catalogue publié par Hazan.

Catalogue Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier

À lire ci-dessous le texte d’intention du commissaire et quelques lignes à son propos.

En savoir plus :
Sur la page du Pavillon Populaire sur le site de la ville de Montpellier
Suivre l’actualité du Pavillon Populaire sur Facebook.
Les Carnets de Bérose propose de télécharger gratuitement l’ouvrage de Michèle Coquet « Un destin contrarié. La mission Rivière-Tillion dans l’Aurès (1935-1936) », publié en 2014. Une publication particulièrement bien documentée.
Thérèse Rivière sur le site du musée du Quai Branly.
À lire : L’« album de dessins indigènes ». Thérèse Rivière chez les Ath Abderrahman Kebèche de l’Aurès (Algérie) de Michèle Coquet sur le site Gradhiva / Revue d’anthropologie et d’histoire des arts
Sur le site consacré à Germaine Tillion
Lire les chroniques dans « En revenant de l’expo ! » où le travail de Thérèse Rivière et Germaine Tillion est évoqué par Yto Barrada : « Yto Barrada, “Faux guide” à Carré d’Art » et « Document bilingue – Réserves et collections, un autre Mucem »

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion

Fin 1934, deux jeunes chercheuses, Thérèse Rivière (1901-1970) et Germaine Tillion (1907-2008), se voient confier par le musée d’ethnographie du Trocadéro – devenu peu après le musée de l’Homme – une mission d’étude qui les conduit pour plusieurs années dans l’Aurès. Situé dans l’Est algérien, à la lisière du Sahara, ce massif montagneux abrite alors quelque 60 000 Chaouis population berbère qui conserve son ancienne économie agropastorale.

Armées d’un Leica et d’un Rolleiflex, les deux femmes y prennent plusieurs milliers de photographies qui poursuivent et renouvellent une tradition déjà longue de la représentation aurésienne. S’y ajoute un film tourné par Thérèse Rivière en 1936.

Disparus avec la déportation de Germaine Tillion en 1942, et le long enfermement hospitalier subi par Thérèse Rivière à partir de 1948, ces documents ont été redécouverts au début des années 2000. L’exposition « Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion », sous le commissariat de Christian Phéline, présentera une sélection de 120 photographies dévoilant le rapport particulier établi par chacune des observatrices avec leur sujet : l’une – Thérèse Rivière – plutôt « ethnographe » de terrain et très empathique dans son approche des Aurésiens ; la seconde – Germaine Tillion – davantage « ethnologue » et plus portée à la réflexion théorique.

Ces images nous donnent à voir une société traditionnelle encore largement préservée, ses rapports à la présence coloniale et la manière dont elle se livre au regard des deux ethnographes. Elles révèlent aussi le ressort affectif et visuel qui souvent semble détourner les observatrices d’une approche purement documentaire. Tout en témoignant d’un moment précis de la recherche ethnographique, leurs clichés s’inscrivent ainsi dans une histoire tant esthétique que sociale de la photographie.

Texte de présentation extrait du dossier de presse sur la saison 2018 du Pavillon Populaire.

Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier - Christian Phéline, Commissaire de l’exposition
Aurès, 1935. Photographies de Thérèse Rivière et Germaine Tillion – Pavillon Populaire, Montpellier – Christian Phéline, Commissaire de l’exposition

Christian Phéline, Commissaire de l’exposition

Ayant longtemps exercé des responsabilités importantes dans l’administration de la culture et des médias, Christian Phéline est l’auteur de L’Image accusatrice (Cahiers de la photographie, 1985), essai sur les origines de la photographie signalétique et du portrait ethnographique. Lié à l’Algérie par sa famille depuis plusieurs générations et y ayant travaillé comme coopérant peu après l’indépendance, il a publié plusieurs ouvrages sur la société coloniale, notamment Les Avocats « indigènes » dans l’Alger coloniale (Riveneuve, 2016). Il a également co-écrit, avec Agnès Spiquel, Camus, militant communiste : Alger 1935- 1937 (Gallimard, 2017).

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