Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Du 16 février au 24 juin 2018, le Mucem présente « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » dans la salle d’exposition du bâtiment Georges Henri Rivière au Fort Saint-Jean.

Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Après un mémorable « Picasso, un génie sans piédestal », le Mucem revient sur les liens privilégiés qu’entretient Picasso avec les arts et traditions populaires. « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » en est en quelque sort le post-scriptum comme le souligne Jean-François Chougnet, Président du Mucem dans la préface au catalogue qu’il consigne avec Xavier Rey, Directeur des musées de Marseille.

Le texte de présentation précise que ces relations fortes avec la culture populaire « apparaissent de façon spectaculaire dans son travail de scénographe et de costumier pour la compagnie de Serge Diaghilev, les Ballets russes.
Entre 1916 et 1921, Picasso collabore à quatre spectacles pour lesquels il réalise décors et costumes : les ballets Parade (1917), Tricorne (1919), Pulcinella (1920), et Cuadro Flamenco (1921). Cette expérience expose le peintre au langage du corps et de la danse, lui inspirant de nouvelles possibilités formelles, qu’il mêle à des éléments empruntés au théâtre de marionnettes, à la commedia dell’arte, à l’art sacré ou encore au folklore espagnol ».

« Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » rassemble près de 150 objets (maquettes, costumes, marionnettes, sculptures, dessins, aquarelles, gouache, estampes, photographies, films…) prêtés par le Musée national Picasso-Paris, le Mucem, la Maison Jean Cocteau (Milly-la-Forêt), la Fundación Almine y Bernard Ruiz-Picasso para el Arte – FABA (Bruxelles) le Museo d’Arte Moderna e Contemporanea di Trento e Rovereto – MART (Rovereto, Italie), Museo e Certosa di San Martino (Naples, Italie), Priore del Santuario Madonna dell’Arco (Naples, Italie), Teatro dell’Opera (Rome)…

Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Autour d’une allée centrale où les costumes prêtés par l’Opéra de Rome font une haie d’honneur au visiteur, le parcours de « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » s’articule en 5 séquences  :

Dans une scénographie confiée à Dodeskaden dont les rouges sombres évoquent l’intérieur d’un théâtre, la mise en espace réussit avec élégance, mais aussi avec un certain enchevêtrement, à confronter des œuvres de l’artiste et des objets issus des collections du Mucem.

Le dispositif muséographique laisse le visiteur libre de sa déambulation.
Sur la gauche, dessins, photographies et maquettes montrent le travail de Picasso pour les décors des quatre ballets auxquels il a collaboré. À droite, l’exposition s’intéresse à la création des costumes.

Au fond de la salle, les espaces sont consacrés à l’importance des éléments empruntés aux cultures populaires dans l’élaboration de ses décors et costumes pour les Ballets russes.
On y trouve aussi des reproductions des rideaux de scène du Tricorne et de Parade.

Reproduction du rideau de scène pour le ballet Parade, 1917 - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Reproduction du rideau de scène pour le ballet Parade, 1917 – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Enfin sur la gauche, entre l’interprétation des figures représentées sur le rideau de scène de Parade et les dessins de Picasso pour les costumes de Tricorne, un espace est consacré au futuriste italien Fortunato Depero.

Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem - Vue de l’exposition © Francois Deladerriere
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem – Vue de l’exposition © Francois Deladerriere

Plusieurs douches sonores diffusent des extraits de l’« Ouverture » de Pulcinella d’Igor Stravinski, de « Choral » et « Prélude du rideau rouge » de Parade d’Erik Satie et de l’« Introduction » du Tricorne de Manuel de Falla.

Le parcours exige des visiteurs une attention soutenue pour éviter toute dispersion ou confusion et bien saisir le sens des rapprochements qui sont présentés. Dans ces conditions, il est alors possible de comprendre comment Picasso « a su assimiler et réinterpréter les traditions figuratives de son temps, pour les placer au centre d’une nouvelle modernité ».

Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem - Vue de l’exposition © Francois Deladerriere
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem – Vue de l’exposition © Francois Deladerriere

La scénographie et le parcours offrent une vision éclatée des quatre ballets auxquels Picasso a collaboré. Il est donc assez difficile de « rassembler les morceaux » pour imaginer la nature de ces œuvres scéniques.

Heureusement, dans un espace séparé, à gauche en entrant dans le bâtiment Georges Henri Rivière, l’exposition projette des extraits de Parade et Pulcinella, enregistrés en 2007 au Teatro dell’Opera di Roma et une longue séquence du Tricorne enregistrée à l’Opéra national de Paris – Palais Garnier en 2009. Ces documents vidéo enrichissent notablement l’expérience de visite et on conseille à ceux qui ignorent entièrement ces œuvres de commencer par regarder les extraits de ces trois ballets.

Le propos de l’exposition devient alors plus limpide. Ainsi, on pourra apprécier la richesse des très nombreux documents présentés qui illustrent comment s’élabore et se matérialise le travail de décorateur et costumier de Picasso pour les Ballets russes.

Les archives exposées montrent aussi l’importance des rencontres que fait Picasso à cette période au-delà de sa relation professionnelle et amicale avec Diaghilev : ses multiples échanges avec des artistes et en particulier avec le futuriste Fortunato Depero, qui collabora aux costumes de Parade, son amitié avec Cocteau et bien entendu, mais avec retenue, son coup de foudre pour la danseuse Olga Khokhlova qu’il épousera en 1918…

Olga assise au piano, 1920 - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Olga assise au piano, 1920 – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

« Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » est une exposition exigeante, mais elle propose un regard passionnant sur un aspect assez méconnu de l’œuvre de Picasso. Sans aucun doute, c’est un des projets les pus intéressants de l’initiative « Picasso-Méditerranée » vus jusqu’à présent.

Le commissariat est assuré par Sylvain Bellenger, directeur général du musée de Capodimonte, Luigi Gallo, historien de l’art, Carmine Romano, historien de l’art
La scénographie est confiée à Dodeskaden.

L’exposition est réalisée par le Mucem et le Museo e Real Bosco di Capodimonte, avec le soutien du Musée national Picasso-Paris.

Le catalogue « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » est coédité par le Mucem et Actes Sud. Très complet, c’est un prolongement indispensable à l’exposition. L’iconographie est particulièrement abondante. Les textes signés par Luigi Gallo et Carmine Romano sont passionnants.

Catalogue « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » Mucem / Actes Sud

Cette proposition s’inscrit dans un programme plus large dont le deuxième volet occupe les galeries et la chapelle de la Vieille Charité.

À lire, ci-dessous, un entretien avec Carmine Romano, co-commissaire de l’exposition qui répond aux questions du Mucem sur les intentions et les enjeux de « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne ».
On trouvera également les textes de salle de « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » et des extraits du catalogue général « Picasso Voyages imaginaires » signés par Carmine Romano et de Christine Poullain.
Ces documents sont extraits du dossier de presse.

En savoir plus :
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Picasso et le théâtre sur le site faisceau.com

« Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » : Entretien avec Carmine Romano, co-commissaire de l’exposition

Cette exposition présente un aspect méconnu du travail de Picasso, celui de décorateur et costumier pour les Ballets russes de Diaghilev entre 1916 et 1921. Dans quel contexte est née cette collaboration ?

Carmine Romano : Par une série de hasards, quelques-unes des personnalités les plus intéressantes du Paris de ces années-là, notamment Cocteau, Satie, Diaghilev, Massine et Picasso, décidèrent de collaborer à la création d’un nouveau ballet, qui s’annonçait révolutionnaire. C’était l’été 1916, et ce travail autour du ballet Parade, porté sur scène le 18 mai 1917, coïncide avec la naissance d’une amitié, celle unissant Picasso à Cocteau – qui durera toute leur vie –, mais aussi d’une relation professionnelle et amicale entre le peintre espagnol et Diaghilev, qui laissera ce dernier donner libre cours à son « instinct naturel » pour la théâtralité.

Diaghilev, qui, à Paris, représentait la modernité russe, avait évidemment l’intention de capter l’avant-garde parisienne incarnée par Picasso : il a ainsi réussi l’exploit d’introduire l’élite parisienne au monde de Montmartre, où se jouait alors l’art contemporain.

Pablo Picasso, Rideau de scène du ballet « Parade », 1917. Peinture à la colle sur toile. 1050 x 1640 cm Poids : 60 kg

Parmi les principales créations de Picasso pour les Ballets russes, il y a le fameux rideau de scène de Parade

Carmine Romano : Le rideau de Parade étant actuellement exposé à Rome, dans l’exposition « Picasso, entre cubisme et classicisme : 1915-1925 », nous présenterons, au Mucem, une copie. Celle-ci va nous permettre, à travers un écran interactif, d’entrer dans son histoire et dans son iconographie. Nous avons en effet pu faire de nouvelles découvertes en lien avec ce rideau, parmi lesquelles l’identification des personnages qui y sont représentés, et les éléments ayant inspiré Picasso pour sa réalisation.

Picasso et ses assistants assis sur le rideau de scène "Parade" en cours d'exécution à Montparnasse, en 1917, tirage attribué à Harry B. Lachman. Epreuve gélatino-argentique, 17 x 22 cm Achat, 1998, Musée national Picasso-Paris. MP1998-142 © Succession Picasso 2018 ©Droits réservés (Harry Lachman) - RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Franck Raux. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Picasso et ses assistants assis sur le rideau de scène « Parade » en cours d’exécution à Montparnasse, en 1917, tirage attribué à Harry B. Lachman. Epreuve gélatino-argentique, 17 x 22 cm Achat, 1998, Musée national Picasso-Paris. MP1998-142 © Succession Picasso 2018 ©Droits réservés (Harry Lachman) – RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Franck Raux.
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Dans la biographie de Diaghilev, nous apprenons que dès la première de Parade, lorsque fut dévoilée cette peinture de Picasso, beaucoup de personnes dans le public, croyant à une farce de l’artiste espagnol, ont pensé reconnaître les personnages peints sur ce rideau de scène. En particulier le Maure au turban, qui semblait être un portrait de Stravinsky, ou le marin napolitain qui ressemblait fort à Diaghilev.

Depuis, plusieurs chercheurs (Rothschild, Axsom…) ont travaillé à l’identification des personnages de ce rideau de scène. Dans l’exposition présentée au Mucem, avec l’aide des nouvelles technologies et à partir d’un fonds de documents et photos d’archives, nous allons procéder à une série de comparaisons entre les personnages peints sur le rideau et les portraits de ceux qui travaillaient sur le ballet Parade dans l’entourage de Picasso. Nous pourrons ainsi faire une proposition d’identification pour chacun des personnages représentés sur ce rideau de scène.

L’exposition présente aussi les travaux de Picasso pour les ballets Tricorne (1919), Pulcinella (1920), et Cuadro Flamenco (1921)… Autant d’occasions, pour Picasso, d’exprimer ses affinités avec les arts et les cultures populaires ?

Carmine Romano : Exactement. Tous les ballets russes auxquels Picasso a collaboré ont en commun la volonté, de la part des artistes comme des musiciens, d’explorer le territoire sacré des arts et des traditions populaires.

Le terme d’« art populaire », qui naît à ce moment-là et qui sera développé par Georges Henri Rivière, n’était pas très apprécié de Picasso, qui préférait parler tout simplement d’« art » ; au point qu’il dira : « Il n’y a pas d’art populaire, mais seulement de l’art. »

Pablo Picasso, Projets de costumes pour le ballet Tricorne : Homme au chapeau, Tricorne, Femme à la cruche, 1919 Aquarelle et crayon graphite sur papier découpé Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP1674 (a, b et c) © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Hervé Lewandowski. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso, Projets de costumes pour le ballet Tricorne : Homme au chapeau, Tricorne, Femme à la cruche, 1919 Aquarelle et crayon graphite sur papier découpé Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP1674 (a, b et c) © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Hervé Lewandowski.
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Dans les ballets Parade et Pulcinella, que nous qualifierons d’italiens pour leurs références très claires à la ville de Naples, comme dans les ballets espagnols Tricorne et Cuadro Flamenco, Picasso explore tous les éléments du théâtre traditionnel, se saisissant des codes populaires qu’il réélabore et replace au centre d’une nouvelle modernité.

Quels sont les thèmes récurrents qui apparaissent dans ces travaux ?

Carmine Romano : Comme vous l’avez souligné dans la question précédente, ces thématiques trouvent leurs racines dans l’art populaire et la danse, dans le théâtre de marionnettes et la commedia dell’arte.

Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem - Vue de l’exposition © Francois Deladerriere
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem – Vue de l’exposition © Francois Deladerriere

La récente découverte de pièces d’artisanat napolitain et de pupi siciliani (marionnettes siciliennes) appartenant à l’artiste nous permet de mettre en lumière un aspect fondamental de la production artistique et théâtrale de cette période, concernant non seulement Picasso, mais aussi Cocteau, Apollinaire et de nombreux intellectuels européens qui jugeaient alors le théâtre contemporain comme sclérosé et stérile. Leur attention se dirigeait plutôt vers des formes moins « bourgeoises » comme le cirque, le bal populaire et, évidemment, le théâtre de marionnettes et la commedia dell’arte. On connaît les lettres qu’a envoyées Picasso à Apollinaire après avoir assisté à des spectacles de marionnettes au Teatro dei Piccoli de Rome, ou la carte postale envoyée par Cocteau à sa mère durant son voyage à Naples, et dans laquelle il évoque la performance des pupi siciliani, jugeant les marionnettes plus crédibles que des acteurs de chair et d’os.

Marionnettes ;:l’ange et le diable, Palerme, 1980-1989 - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Marionnettes ;:l’ange et le diable, Palerme, 1980-1989 – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Ces thématiques sont aisément perceptibles dans la « danse gestuelle », en partie mimée, de Parade, mais aussi dans Pulcinella et Tricorne (qui, dans son idée de départ, étaient des ballets-pantomimes).

Il est nécessaire d’évoquer d’autre part les thématiques espagnoles, si chères au peintre, qui sont liées à son enfance et surtout à son père : la corrida et le flamenco. Le travail autour de la musique folklorique et de la danse traditionnelle s’avère fondamental dans les ballets espagnols. Il suffit de citer, dans Tricorne, la scène où le corregidor, sorte de magistrat de la cour, est séduit par la femme d’un meunier dansant pour lui un sensuel fandango, une danse folklorique andalouse, ancêtre du flamenco. Enfin, une corrida est peinte sur le rideau de scène de Tricorne, à la manière de ce que le jeune Pablo pouvait voir depuis la terrasse de la maison de son oncle Salvador.

En quoi les travaux de Picasso pour les Ballets russes témoignent-ils de son évolution en tant qu’artiste ?

Carmine Romano : Précisons d’abord que la collaboration de Picasso avec les Ballets russes coïncide avec l’une des périodes les plus importantes de sa vie. D’un point de vue personnel, c’est durant la préparation de Parade que Picasso rencontre la danseuse Olga Khokhlova, dont il tombe amoureux, et qu’il épousera en 1918. C’est aussi l’un des rares moments qu’il passera loin de la France : en 1917, Picasso reste un peu plus de deux mois à Rome, puis quelques mois en Espagne.

Pablo Picasso, Compotier et guitare, 1919 Carton découpé, peint et toile. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP257 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Béatrice Hatala. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso, Compotier et guitare, 1919 Carton découpé, peint et toile. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP257 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Béatrice Hatala.
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

C’est une période très fertile pour l’artiste, que les historiens associent souvent à la fin de sa période cubiste et à une sorte de retour à la normale, vers un nouveau classicisme. Mais la réalité est peut-être un peu plus complexe. J’estime pour ma part que d’un point de vue stylistique, son travail de scénographe pour les Ballets russes, à travers ses réflexions sur l’espace scénique et la perspective à grande échelle, lui a permis d’approfondir ses recherches sur les sculptures d’assemblage, aspect central du cubisme.

Quelles sont les pièces majeures présentées dans cette exposition ?

Carmine Romano : Outre les dessins des décors, rideaux de scène et costumes réalisés par Picasso pour les Balles russes, nous présentons le tableau La Loge, créé pour le ballet Cuadro Flamenco, qui fut découpé et vendu par Diaghilev, avant d’être tout récemment retrouvé et exposé par la Pinacothèque de Brera.

Pablo Picasso, La Loge (Le balcon), 1921 Huile sur toile, 191 x 141 cm Milan, Pinacoteca di Brera © Pinacoteca di Brera - Archivio Fotografico © Succession Picasso 2018
Pablo Picasso, La Loge (Le balcon), 1921 Huile sur toile, 191 x 141 cm Milan, Pinacoteca di Brera © Pinacoteca di Brera – Archivio Fotografico © Succession Picasso 2018

En témoignage de son grand amour pour la commedia dell’arte et pour l’art populaire, nous présentons quelques pièces ayant appartenu à Picasso, issues de la collection Faba, comme les deux Polichinelle présents dans la photographie Olga assise au piano, prise par l’artiste en 1920, ainsi que sa propre réinterprétation de ce même personnage, dont il a décomposé et recréé le masque.

Olga assise au piano, 1920 - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Olga assise au piano, 1920 – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pulcinello à la bouteille et Pulcinello aux valises, Naples, début du XXe siècle et - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pulcinello à la bouteille et Pulcinello aux valises, Naples, début du XXe siècle et – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Les visiteurs auront par ailleurs la possibilité de voir les spectaculaires costumes cubistes de Parade réalisés par l’Opéra de Rome, et ceux, plus classiques, de Pulcinella et Tricorne. Une série de films d’archives encore jamais montrés ainsi que des photos originales nous permettront de faire un voyage dans le temps, à l’époque de la création de ces ballets, pour une immersion dans le climat artistique de cette période.

Cette exposition, dont je partage le commissariat avec Sylvain Bellenger et Luigi Gallo, semble être un projet taillé sur mesure pour le Mucem et ses collections. Nous avons puisé, au sein des vastes fonds du musée, quantité d’objets illustrant les différentes inspirations de Picasso en lien avec les arts et traditions populaires : marionnettes, décors de théâtre, affiches, ex-voto…

Garçon au bustier amarante, Joueur de tambourin et Personnage de crèche - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Garçon au bustier amarante, Joueur de tambourin et Personnage de crèche – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

En confrontant ces objets aux œuvres de Picasso, l’exposition met en évidence le génie de cet artiste, capable de capturer les éléments du monde qui l’entoure et, en même temps, de les recomposer avec l’esprit joueur et insouciant d’un enfant.

« Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » : Textes de salle

Artiste au talent protéiforme, Pablo Picasso (1881-1973) a su assimiler les inspirations offertes par les traditions populaires méditerranéennes, ainsi que l’ont montré les expositions récentes au Mucem (Marseille) et au Musée de Capodimonte (Naples). Ses voyages en Italie puis en Espagne en 1917 marquent le début de sa collaboration avec Serge de Diaghilev. L’évocation de l’Italie et de l’Espagne caractérise le travail de Picasso pour cet imprésario bouillonnant : Parade (1917) rend hommage au monde du cirque et à l’art populaire napolitain, Le Tricorne (1919) et Cuadro flamenco (1921) renvoient à l’image d’une Espagne traditionnelle, tandis que Pulcinella (1920) est l’apothéose d’un classicisme inédit.

Cette exposition montre l’importance de l’art populaire dans les créations de Picasso pour les Ballets russes. La mise en relation d’œuvres et d’objets issus des riches collections du Mucem, du Musée San Martino de Naples, du Teatro dell’Opera de Rome ainsi que du Mart de Rovereto, mais aussi des œuvres de l’artiste provenant de différentes collections, permettent d’analyser le rapport créatif que Picasso entretenait avec l’art populaire, l’art sacré, les musiques et les danses folkloriques.

Costumes de Parade de Picasso – Teatro dell’Opera de Rome

De Jean Cocteau, qui lui fit rencontrer Diaghilev et l’accompagna dans son voyage en Italie, à l’artiste futuriste Fortunato Depero, qui collabora aux costumes de Parade, les différents acteurs de cette révolution artistique se saisiront de l’art chorégraphique en empruntant au théâtre de marionnettes sa gestuelle mécanique et, à la haute couture, son élégance.

Scénographie

Scénographie - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Scénographie – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

L’aventure théâtrale de Pablo Picasso avec Serge de Diaghilev commence en 1917, lors de ses voyages en Italie et en Espagne. Le dessin de Jean Cocteau Picasso, Portrait cubiste, illustre bien la relation fusionnelle que Picasso entretient avec la ville de Naples.

Scénographie - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Scénographie – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Celui-ci exécute des croquis de la cité napolitaine, dont l’ensemble pourrait former une sorte de carnet de voyage de son Grand Tour personnel. Il les utilisera pour les scénographies de Parade, Pulcinella et Le Tricorne.

Pablo Picasso (attribuée à), maquette du décor de "Parade" pour les Ballets russes, en 1917, épreuve gélatino-argentique, 24 x 29,9 cm Don Succession Picasso 1992, Musée national Picasso-Paris. APPH2656 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso (attribuée à), maquette du décor de « Parade » pour les Ballets russes, en 1917, épreuve gélatino-argentique, 24 x 29,9 cm Don Succession Picasso 1992, Musée national Picasso-Paris. APPH2656 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau.

D’un point de vue technique, il prête une extrême attention à l’harmonie de la composition, et s’écarte délibérément des lois de la perspective.

À travers cette expérience de scénographe/sculpteur, il met en oeuvre à grande échelle sa réflexion sur la perspective et sur les sculptures d’assemblage.

Pablo Picasso, Compotier et guitare, 1919 Carton découpé, peint et toile. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP257 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Béatrice Hatala. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso, Compotier et guitare, 1919 Carton découpé, peint et toile. Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP257 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Béatrice Hatala.

Il existe un lien intéressant entre la production picassienne et le théâtre de papier, un jouet didactique très à la mode durant tout le XIXe siècle et jusqu’au premier quart du XXe siècle.

Théâtre de marionnettes, Paris, début du XXe siècle - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Théâtre de marionnettes, Paris, début du XXe siècle – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Quelques-unes des figurines découpées et des maquettes réalisées par l’artiste évoquent cette forme de théâtre de figures.

Pablo Picasso, Maquette du décor pour le ballet Pulcinella, 1920 - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso, Maquette du décor pour le ballet Pulcinella, 1920 – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Le théâtre de figures

Le théâtre de figures - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Le théâtre de figures – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Entre 1900 et 1915, le théâtre se transforme en profondeur. Contestant les formes d’expression bourgeoises en vogue jusque-là, les intellectuels et les artistes recherchaient des modalités d’expression novatrices. Pour ce faire, ils s’intéressèrent au cirque, au bal populaire et au théâtre de figures. Cette forme théâtrale recourt aux pantins et aux marionnettes comme protagonistes d’histoires, généralement inspirées de la commedia dell’arte, de contes ou d’histoires de paladins.

Pablo Picasso, Jean Cocteau, Léonide Massine, Igor Stravinski et le marionnettiste Fortunato Depero, intrigués par ce théâtre très répandu en Italie, assistèrent à de nombreux spectacles à Rome et à Naples.

Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem - Vue de l’exposition © Francois Deladerriere
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem – Vue de l’exposition © Francois Deladerriere

Erik Satie et Manuel de Falla se confrontèrent eux aussi à cet art théâtral. Pour eux, le pouvoir évocateur de ces marionnettes était supérieur à celui de comédiens de chair et d’os.

Marionnettes ;:l’ange et le diable, Palerme, 1980-1989 - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Marionnettes ;:l’ange et le diable, Palerme, 1980-1989 – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

De plus, ce théâtre ouvrait la voie à une variété de formes et de mouvements infinie, comme dans le cas des marionnettes de l’avant-garde et du spectacle Balli plastici de l’artiste futuriste Depero.

Affiches et ex-voto

Affiches et ex-voto - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Affiches et ex-voto – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

À Naples, Picasso visita de nombreux théâtres et assista à un grand nombre de représentations théâtrales. Les décors de théâtre y étaient composés de draps, brocarts, rideaux et affiches peintes. Recourant à une gestuelle codifiée, ces dernières, fixées devant les théâtres, résumaient le spectacle joué et en faisaient la publicité de manière simple et directe. Elles ressemblaient beaucoup aux ex-voto peints dans lesquels le miracle était également scénographié pour une lecture visuelle immédiate. Les miraculés commandaient eux-mêmes ces ex-voto pour en faire don à l’Église, en signe de reconnaissance et comme témoignage.

Affiches et ex-voto - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Affiches et ex-voto – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Ce sont les mêmes artistes qui créaient ces ex-voto et ces affiches théâtrales. Ils utilisaient les mêmes matériaux et le même langage figuratif pour la structuration du récit, ce qui explique les similitudes entre ces œuvres de natures pourtant bien différentes.

Selon Diaghilev, les affiches théâtrales et les rideaux de scène furent une source d’inspiration pour le rideau de Parade.

Musique et danses traditionnelles espagnoles

Les danses et les musiques traditionnelles espagnoles sont les principaux protagonistes des ballets Le Tricorne et Cuadro flamenco. Diaghilev et Massine rencontrèrent Falla, qui composa ensuite la musique du Tricorne, au cours d’un voyage en Espagne en 1916. À la demande de Diaghilev, le compositeur inséra dans son oeuvre des danses et des chants évoquant la culture traditionnelle espagnole.

Pablo Picasso, Maquette pour un décor du ballet Tricorne, 1919 Gouache et crayon graphite sur feuilles de papier découpées et superposées, 20,3 x 26,9 cm Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP1634 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Hervé Lewandowski. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso, Maquette pour un décor du ballet Tricorne, 1919 Gouache et crayon graphite sur feuilles de papier découpées et superposées, 20,3 x 26,9 cm Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP1634 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Hervé Lewandowski.
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Toute la réussite du projet repose sur l’ajout de quelques morceaux de cante jondo (que l’on entend dans l’exposition), type de chant flamenco défini par Federico García Lorca comme un « exemple rare de chant primitif », et de fandango, danse traditionnelle exécutée en couple sur fond de castagnettes et de guitare. Massine avait appris les pas des danses populaires espagnoles en observant des groupes de gitans qui proposaient des spectacles dans les cafés. Une vidéo réalisée par Massine à Séville montre des danseuses de flamenco en train d’exercer leur art. La vieille femme qui bat le tempo est Juanita la Macarrona : dans sa jeunesse, ses prestations dans les cafés cantantes l’avaient fait connaître dans toute l’Espagne sous le surnom de « la reina del flamenco ».

Costumes

Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Grâce à la série d’esquisses du musée Picasso de Paris, on peut observer la transformation du corps du danseur en oeuvre d’art. Les sept costumes créés pour Parade mêlent différentes influences : celle du cubisme pour les managers, où l’apport technique de Fortunato Depero est essentiel ; l’art africain pour le cheval ; la tradition russe de Léon Bakst chez les deux acrobates.

L’acrobate chinois, quant à lui, renvoie à un orientalisme revisité dans une veine futuriste. Pour la jeune fille américaine, la tenue à volants blancs sera finalement remplacée par une petite robe de marin.

Les costumes du Tricorne évoquent les tenues traditionnelles espagnoles du XVIIIe siècle, auxquelles Picasso ajoute des ornements audacieux, des lignes et des arabesques.

Projets de costumes pour le ballet Tricorne, 1919 - Vue de l'exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Projets de costumes pour le ballet Tricorne, 1919 – Vue de l’exposition Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Il s’est inspiré des poupées de papier et des petits mannequins utilisés en haute couture – un univers découvert grâce à Coco Chanel pendant la préparation de Parade.

Ballet Tricorne, Costumes - Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Ballet Tricorne, Costumes – Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

Pour Pulcinella, le costume, inspiré des modèles du XVIIIe siècle, est composé d’une tunique blanche traditionnelle à large ceinture noire et d’un chapeau mou. Le masque couvrant le visage est un chef-d’œuvre du cubisme synthétique. Il est inspiré de ceux utilisés dans les théâtres napolitains depuis le XVIIIe siècle.

« Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » : Extraits du catalogue

Picasso à Naples et en Espagne
Un voyage entre art populaire et tradition théâtrale

En 1917, Picasso entreprit une série de voyages qui l’amenèrent à franchir la frontière française pour rejoindre l’Italie et l’Espagne, et à explorer les territoires sacrés de l’art populaire et du théâtre traditionnel. Ce fut au début de cette année que l’artiste, abandonnant sans regret un Montparnasse dépeuplé et affamé par la guerre – not very gay, constatait Gertrude Stein –, accepta la proposition de Serge Diaghilev, l’impresario des Ballets russes, qui l’invitait à partir pour l’Italie. Sans doute y trouverait-il l’inspiration nécessaire pour répondre à la commande que ce dernier venait de lui confier : la création de la scénographie et des costumes du ballet Parade.
Le 17 février, en compagnie de Jean Cocteau, Picasso quitte Paris pour Rome, où l’attendent Stravinsky, Massine et Diaghilev dont la compagnie s’était engagée pour quelques représentations au Teatro Costanzi.
Il passera un peu plus de deux mois à Rome et fera dans l’intervalle deux séjours à Naples, qui le mèneront en outre à Herculanum, Pompéi, Capri et Positano.
Picasso et ses amis ont un vrai coup de foudre pour Naples. Ils découvrent une cité des merveilles, « à moitié espagnole, à moitié orientale », un « Montmartre arabe » : « Tout est facile ici », écrit Picasso à son ami Apollinaire. Les nombreux croquis qu’il va faire de la ville deviendront des esquisses pour la scénographie du ballet Pulcinella, conçu au cours de ce voyage et qui sera porté à la scène quelques années plus tard : la fontaine de Neptune, la place de la Bourse, le Vésuve fumant, vu du quartier de Santa Lucia, la galerie Umberto Ier, le quartier de la Sanità.

Pablo Picasso, Etude de décor, rideau et costumes pour le ballet Pulcinella, 1920 Gouache et encre de Chine sur papier, 10,5 x 13,5 cm Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP1751 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Michèle Bellot. Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem
Pablo Picasso, Etude de décor, rideau et costumes pour le ballet Pulcinella, 1920 Gouache et encre de Chine sur papier, 10,5 x 13,5 cm Musée national Picasso-Paris. Dation Pablo Picasso, 1979. MP1751 © Succession Picasso 2018 Photo © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Michèle Bellot.
Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne au Mucem

L’analyse de ces dessins permet de reconstituer à peu près les étapes de son Grand Tour et de mesurer combien Picasso, comme d’autres voyageurs avant lui, fut frappé par la théâtralité spontanée de Naples. […]

Carmine Romano

Le classicisme

Un jour de l’hiver 1916, un jeune poète habillé en costume d’arlequin vient frapper à la porte de l’atelier de Picasso, rue Victor-Schoelcher ; il s’agit de Jean Cocteau. Cette visite initie l’aventure de Parade qui, d’emblée, représente pour Picasso beaucoup plus qu’un dérivatif à son oeuvre picturale et aux ultimes développements du cubisme : elle sera à l’origine d’une transformation de son existence et de sa peinture. Jean Cocteau vient solliciter Picasso pour l’associer à la création d’un ballet inspiré par une composition d’Erik Satie, Trois Morceaux en forme de poire, sur laquelle il a commencé à écrire. Désireux de renouveler la veine des Ballets russes et de leur insuffler l’esprit d’invention des avant-gardes, il déploie toute sa diplomatie et sa séduction pour convaincre Picasso, qui donne en mai 1916 son accord à Serge Diaghilev, directeur des Ballets russes, pour réaliser les décors, les costumes et le rideau de scène de Parade, ballet créé sur un argument de Cocteau, une musique d’Erik Satie et une chorégraphie de Léonide Massine. Cette invitation constitue, à de multiples égards, un bouleversement dans la vie de Picasso : le monde du théâtre, les planches, la scène et la chorégraphie sont une révélation qui transforme sa perception de l’espace pictural. Le voyage en Italie qu’il effectue en février 1917 pour travailler aux décors et aux costumes du spectacle lui fait découvrir la beauté de Rome, les ruines archéologiques et les antiques, les fresques de la Renaissance et l’art baroque. Sa vie partagée avec la troupe des danseurs et sa rencontre avec l’une des ballerines russes de Diaghilev, Olga Khokhlova, dont il tombe amoureux et qu’il épouse l’année suivante, modifient son univers et ses préoccupations artistiques. Chaque nouvelle femme s’accompagne d’une métamorphose dans l’art de Picasso.
[…] À Rome, son horizon s’élargit au moment où son désir le pousse vers d’autres voies pour exprimer le réel ; il s’autorise à transgresser le cubisme pour le confronter à l’art classique. […] Si ces multiples influences conjuguées de la sculpture antique, des fresques de la Renaissance, de l’étude des corps des danseurs, mais aussi de l’espace scénique et du décor théâtral, trouvent alors un écho dans l’oeuvre de Picasso, c’est parce qu’elles apportent une réponse à des préoccupations stylistiques manifestées dès 1914. À cette époque, il confrontait déjà l’espace cubiste et perspectif, et amorçait un pas vers le retour à la figuration en intégrant des détails réalistes à ses compositions.
À la veille de Parade, Picasso enrichit et humanise le formalisme du cubisme synthétique, qui était pour lui un vocabulaire tout aussi réel que le langage illusionniste : le cubisme ayant toujours eu pour seul dessein d’exprimer l’essence même de la réalité, on peut se permettre de penser qu’il portait en lui les germes d’un retour au réel. Parade offrira à Picasso l’occasion de mettre en actes cette alternance.

Le ballet est enfin donné le 18 mai 1917 au Châtelet, où le public parisien se presse pour assister à la première. Dès le lever du rideau, c’est le tumulte dans la salle, les hurlements fusent : « À Berlin! Embusqués ! ». On était en pleine bataille de Verdun, l’offensive du Chemin des Dames venait d’échouer et avait tué trente-quatre mille soldats, le moral des troupes était au plus bas et les civils subissaient des restrictions sévères. En ces temps de guerre et d’austérité, le public est hostile aux extravagances et seule la présence d’Apollinaire en uniforme, blessé, le crâne rasé, une cicatrice sur la tempe et un bandage autour de la tête, empêche les spectateurs déchaînés d’attaquer les auteurs.

Le scandale n’émeut guère Picasso, qui demeure impassible. Il entame une nouvelle vie avec Olga, emménage à l’hôtel Lutétia avant de s’installer dans un appartement somptueux rue La Boétie, mène une vie mondaine, s’habille en dandy et s’éloigne de ses amis de la période cubiste comme Braque et Apollinaire qui, revenus de la guerre meurtris et blessés, lui reprochent sa nouvelle vie bourgeoise.
[…]
Déterminants dans l’art de Picasso, Parade et les Ballets russes lui ont permis de renouveler son vocabulaire et de questionner la réalité parallèlement au cubisme pour adopter un langage plus lisible, plus clair, en d’autres termes mieux accepté dans son pays d’adoption. Une explication à la fois personnelle et politique fournit une raison supplémentaire à son évolution artistique : contrairement à de nombreux artistes étrangers vivant en France, Picasso ne s’est pas engagé dans la guerre comme la plupart de ses amis et a vécu avec amertume les critiques dont il fut l’objet pendant les hostilités, qui allaient jusqu’à le qualifier d’« embusqué ».

La nouvelle direction qu’il emprunte lui permet de s’enraciner plus profondément en France, au moment où la Première Guerre mondiale et l’ébranlement de la civilisation occidentale qu’elle a provoqué conduisent nombre d’artistes, issus de l’avant-garde, à faire appel à la tradition picturale classique pour redonner sens au monde et forme à un art plus léger, s’éloignant du dogme et de la rigueur cubistes.

Avec la mort d’Apollinaire, survenue le 9 novembre 1918, c’est aussi le plus grand défenseur du cubisme et l’un des premiers à avoir soutenu Picasso à ses débuts qui disparaît. Plus rien ne peut être comme avant, et le voyage de Picasso en Italie le conduit à imaginer un autre univers.

Christine Poullain

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