Ligne de fuite à Carré d’art – Nîmes

En écho à l’exposition « Picasso – Le temps des conflits », Jean-Marc Prevost présente « Ligne de fuite » jusqu’au 3 mars 2019. Pour ce projet saisissant et particulièrement réussi, il rassemble quatre artistes originaires du Moyen-Orient (Khalil Rabah et Mounira Al Solh) et des Balkans (Ibro Hasanovic et Adrian Paci) « qui comme Picasso en son temps répondent à l’urgence de conflits qui font l’actualité ».

Khalil Rabah - Acampamento Vila Nova Palestina, 2017 et Bem Vimdo Vila Nova Palestina, 2017 - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Huile sur toile, 1200 x 800 cm, 200 x 300 cm chaque, 4 parties. Courtesy de l'artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.
Khalil Rabah – Acampamento Vila Nova Palestina, 2017 et Bem Vimdo Vila Nova Palestina, 2017 – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Huile sur toile, 1200 x 800 cm, 200 x 300 cm chaque, 4 parties. Courtesy de l’artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.

Dans une autre chronique, on a expliqué longuement pourquoi « Picasso – Le temps des conflits » nous a singulièrement déçu. On tentera d’exprimer ici les raisons de notre enthousiasme pour « Ligne de fuite »…

Pour le directeur de Carré d’art et commissaire des expositions, « Parler de ligne c’est évoquer le mouvement, mais aussi le transitoire. C’est une trajectoire ouverte même si elle n’est que très rarement droite et rectiligne. Au-delà de l’urgence parfois vitale sous-entendue par le terme de “fuite”, Ligne de fuite fait référence à la nécessité d’échapper à une situation donnée, mais aussi aux possibles à construire ».

Mounira Al Solh - I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 - en cours - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x 22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l'artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.
Mounira Al Solh – I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 – en cours – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x
22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l’artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.

Sans aucun doute, le projet qu’il propose répond en grande partie à ces intentions à la fois par le choix des artistes qu’il réunit, mais aussi par un accrochage juste et remarquable qui valorise parfaitement les pièces exposées.

Le parcours accorde une salle à chacun des deux artistes originaires du Moyen-Orient et qui rassemble dans un vaste espace très assombri le film de Ibro Hasanovic et les quatre petites aquarelles d’Adrian Paci.

Ibro Hasanovic - Note on Multitude, 2015 - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Vidéo, 7'43". Courtesy de l'artiste & Kadist Collection.
Ibro Hasanovic – Note on Multitude, 2015 – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Vidéo, 7’43 ». Courtesy de l’artiste & Kadist Collection.

Avec autorité et engagement, l’accrochage place le regardeur face aux divers univers plastiques et aux situations de contraintes politiques qu’ils expriment. L’expérience proposée par les œuvres exposées et par leur mise en espace dans « Ligne de fuite » fait ressentir presque physiquement l’urgence d’échapper à l’oppression, à l’asservissement ou à l’humiliation…

Seuls les plus optimistes percevront ces lignes de fuite comme des trajectoires ouvertes « pour aller vers un ailleurs, vers quelque chose de positif ». Les autres resteront probablement plus perplexes…

Adrian Paci - The Procession, 2016 - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Quatre aquarelles sur papier contrecollées sur contreplaqué, 18 x 24 x 2,2 cm chaque. Collection FRAC Aquitaine.
Adrian Paci – The Procession, 2016 – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Quatre aquarelles sur papier contrecollées sur contreplaqué, 18 x 24 x 2,2 cm chaque. Collection FRAC Aquitaine.

À lui seul, ce projet mérite un passage par Carré d’Art. Pour celles et ceux qui n’en ont pas encore fait l’expérience, une visite de l’accrochage 2018 de la collection permanente « Des Archipels » s’impose également pour la qualité de sa mise en espace et les pièces remarquables qui y sont présentées.

À lire ci-dessous, un compte rendu de visite et quelques informations extraites du dossier de presse sur les artistes et les œuvres exposées.

En savoir plus :
Sur le site de Carré d’art
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Khalil Rabah sur le site de la Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth
Mounira Al Solh sur le site de la Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth
Ibro Hasanovic sur son site personnel et sur celui de la collection Kadist

Khalil Rabah

Khalil Rabah - Acampamento Vila Nova Palestina, 2017 et Bem Vimdo Vila Nova Palestina, 2017 - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes
Khalil Rabah – Acampamento Vila Nova Palestina, 2017 et Bem Vimdo Vila Nova Palestina, 2017 – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes

La mise en espace des quatre œuvres de Khalil Rabah reprend très largement celle qui avait été choisie par la Sfeir-Semler Gallery de Beyrouth pour l’exposition « New Sites for the Museum Departments or four places to visit Heaven » au début de l’année 2018. L’installation intitulée alors « Anthropology Department » était un des éléments de l’utopique Palestinian Museum of Natural History and Humankind. Improbable projet « entre réel et imaginaire, à la manière de Walid Raad », Gilles Khoury pour le quotidien libanais L’Orient Le Jour en faisait la description suivante qui s’applique parfaitement à la présentation nîmoise :

« Poussant sa réflexion encore plus loin, la faisant marcher sur la tête, Khalil Rabah clôt son exposition avec un Anthropology Department dénué de toute présence humaine malgré son existence au cœur d’une favela de São Paulo communément appelée Acampamento Vila Nova Palestina (Camp du Village de Nouvelle Palestine). Ce département raconte des bagages qui cicatrisent sous une deuxième peau composée de sparadraps, des vêtements de fortune qui s’accrochent à l’extérieur d’une armoire vide, des retours vers des maisons qui n’existent pas. Il dit le silence et matérialise l’absence dont Rabah réussi à distiller, par la force de son œuvre, la condition de tout un peuple. »

Khalil Rabah est né en 1961 en Palestine. Il a fondé en 1991 la Riwaq Biennale pour préserver la mémoire collective palestinienne. Depuis 1995, il développe le projet du Palestinian Museum of Natural History and Humankind. Ce musée fictif et utopique est un moyen de questionner la façon dont les sociétés construisent l’histoire. Nous nous trouvons dans le paradoxe d’un musée national en dehors de l’existence d’un état. Anthology Department est une section de ce musée où l’on trouve Acampamento Villa Nova Palestina (Camp du village de Nouvelle Palestine) qui fait référence à une favela de Sao Paulo baptisée par les habitants eux-mêmes Nouvelle Palestine. La condition du camp n’est plus nécessairement palestinienne mais une condition partagée par un grand nombre d’individus à travers le monde. Les figures humaines ont été découpées à la fois présentes et absentes. Elles tendent à devenir invisible malgré les débats à leur sujet dans un camp qui est à la fois un lieu de refuge et de recherche d’humanité. (Note extraite du dossier de presse)

Mounira Al Solh

Mounira Al Solh - I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 - en cours - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x 22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l'artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.
Mounira Al Solh – I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 – en cours – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x
22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l’artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.

Également représentée par la Sfeir-Semler Gallery de Beyrouth, Mounira Al Solh reprend dans une large mesure la scénographie de son exposition personnelle à l’Art Institute of Chicago en début d’année. On retrouve ainsi le gris intense dont sont couvertes les cimaises et la longue étagère qui court sur trois des quatre murs de la salle pour présenter les dessins de « I strongly believe in our right to be frivolous ». Dans cette série commencée en 2011, elle documente ses conversations avec des réfugiés syriens déplacés au Liban et en Europe…

À propos de cette série, le site de l’Art Institute of Chicago rapporte ces propos de l’artiste :

« J’ai commencé à inviter les gens à venir dans mon atelier, pour les accueillir dans mon propre univers, dessinant leurs visages étonnants qui portaient tant de force et de résilience. Après cinq ans de travail, je suis plus consciente de la façon dont les visages racontent une histoire aussi puissante que l’histoire de chacun, leurs idées sur la vie, leurs aspirations, et comment nous pouvons continuer quelque soit l’endroit où nous nous sommes arrêtés »

Mounira Al Solh - I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 - en cours - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x 22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l'artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.
Mounira Al Solh – I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 – en cours – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x
22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l’artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.

Le titre de cette série, qui était aussi celui de l’exposition à Chicago, est emprunté à un texte du poète palestinien Mahmoud Darwish.

Mounira Al Solh - I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 - en cours - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x 22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l'artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.
Mounira Al Solh – I strongly believe in our right to be frivolous, 2012 – en cours – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Dessins technique mixte sur papier, 32 x
22 cm; ensemble de 75 dessins. Courtesy de l’artiste et Sfeir-Semler Gallery, Beyrouth/Hambourg.

Les rencontres avec les visages de ces réfugiés sont souvent très émouvantes… surtout si l’on prend le soin de lire les traductions disponibles dans la salle.

My speciality was to make a peasants' haircut, but they obliged me work till midnight often, 2017, numéros 1, 13 et 9, broderies cousues à la main et à la machine, dimensions variables.
My speciality was to make a peasants’ haircut, but they obliged me work till midnight often,
2017, numéros 1, 13 et 9, broderies cousues à la main et à la machine, dimensions variables.

En face, on découvre trois exemples de ses broderies cousues à la main et à la machine appartenant à la série « My speciality was to make a peasants’ haircut, but they obliged me work till midnight often » commencée en 2015. Ici, Mounira Al Solh raconte des histoires semblables brodées sur des tissus qui évoquent la maison disparue. En utilisant cette pratique, elle tient à exprimer un autre rapport au temps que les moments fugaces racontés par les médias…

My speciality was to make a peasants' haircut, but they obliged me work till midnight often, 2017, numéros 1, 13 et 9, broderies cousues à la main et à la machine, dimensions variables.
My speciality was to make a peasants’ haircut, but they obliged me work till midnight often,
2017, numéros 1, 13 et 9, broderies cousues à la main et à la machine, dimensions variables.

Mounira Al Solh est née au Liban en 1978 d’un père libanais et d’une mère syrienne. Elle vit actuellement à Amsterdam et à Beyrouth. Depuis plusieurs années elle collecte des histoires et des expériences personnelles provoquées par les crises politiques et humanitaires en Syrie et plus largement au Moyen Orient. Elle a commencé une série de dessins en 2011 qui documente ses rencontres et conversations avec des réfugiés syriens qui sont déplacés au Liban et dans différents pays européens. Les histoires orales qu’elle peut recueillir sont très éloignées de celles racontées dans le cadre d’entretiens administratifs ou d’interrogatoires policiers. Les dessins sont réalisés sur des feuilles de papier jaune qui sont généralement utilisées par les services administratifs d’émigration. Dans une suite de broderies les histoires personnelles rencontrent l’histoire collective. Ces conversations lui inspirent l’écriture de quelques phrases qui tentent de s’approcher au mieux de la personnalité du sujet brodé. Sa méthode n’est pas celle d’une historienne mais la création d’un espace intime d’écoute et de dialogue. Broder implique un certain rapport au temps et s’éloigne des pratiques plus mécaniques que sont la photographie ou la vidéo documentaire. (Note extraite du dossier de presse)

Ibro Hasanovic et Adrian Paci

Le dernier espace transformé en une vaste salle de projection rassemble « Note on multitude », un film d’Ibro Hasanovic auquel font face les quatre petites aquarelles de « The Procession », une œuvre d’Adrian Paci. Ces deux artistes originaires des Balkans évoquent avec des moyens plastiques très différents la question du départ…

Ibro Hasanovic - Note on Multitude, 2015 - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Vidéo, 7'43". Courtesy de l'artiste & Kadist Collection.
Ibro Hasanovic – Note on Multitude, 2015 – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Vidéo, 7’43 ». Courtesy de l’artiste & Kadist Collection.

Sur son site, Ibro Hasanovic résume ainsi le propos de son film : « Adieu qui va de l’émotionnel au violent, en passant par l’épuisement. Des hommes, des femmes et des enfants s’embrassent et tentent de monter dans les bus qui les emmèneront dans l’avenir incertain des migrants ».
L’œuvre fait partie de la collection de l’organisation à but non lucratif, Kadist. Sur son site, celle-ci est un peu plus prolixe :

« Note on Multitude est un court métrage en noir et blanc effrayant enregistré avec une seule caméra à Pristina, au Kosovo, en 2015. Le film, qui commence dans un lieu non identifiable, montre une foule nombreuse, agitée et anxieuse. Rapidement, le spectateur découvre le décor : une gare routière. Le film montre les gestes intimes et affectueux lorsque les familles se disent au revoir, le moment où les individus quittent leur foyer et où l’avenir, celui d’un migrant, est inconnu. Les images sont inquiétantes. La bande-son, qui semble faire entendre des voix de plus en plus nombreuses, évoque l’angoisse des individus sur le point de devenir migrants, en direction de la Hongrie, à travers la Serbie, avec l’espoir de s’installer en Europe occidentale. Alors que les corps tombent les uns sur les autres, impatients de prendre place dans le prochain bus, les attitudes alternent entre l’empressement des enfants qui entrent dans le bus par en dessous et l’énervement des hommes qui tentent de mettre un peu d’ordre dans le chaos. Hasanovic prive délibérément le spectateur d’informations sur les personnages pour offrir une perspective plus large sur la migration. Le film l’invite à se demander comment et pourquoi des gens deviennent des réfugiés sans jamais apporter de réponse ».

Ibro Hasanovic est né en 1981 à Ljubovija en Ex-Yougoslavie et vit actuellement à Bruxelles. Il s’intéresse aux changements géopolitiques et leurs conséquences dans l’ancienne Yougoslavie en évoquant une mémoire à la fois collective et individuelle. Il s’intéresse à des micro-évènements en s’attachant avant tout à l’expérience d’individus. (Note extraite du dossier de presse)

Adrian Paci

De cet artiste albanais qui a fui son pays à cause de la guerre pour chercher refuge en Italie, on garde le souvenir de l’exposition « Vies en transit » au Jeu de Paume, en 2013. Son installation vidéo Centro di permanenza temporanea (2007) avait été un des éléments marquants de « Terminal P » qu’avait proposé Franck Bauchard quelques mois avant son départ de La Panacée en 2016.

Adrian Paci - The Procession, 2016 - Exposition Ligne de fuite - Carré d'art - Nîmes. Quatre aquarelles sur papier contrecollées sur contreplaqué, 18 x 24 x 2,2 cm chaque. Collection FRAC Aquitaine.
Adrian Paci – The Procession, 2016 – Exposition Ligne de fuite – Carré d’art – Nîmes. Quatre aquarelles sur papier contrecollées sur contreplaqué, 18 x 24 x 2,2 cm chaque. Collection FRAC Aquitaine.

Les quatre panneaux de The Procession présentés par la Frith Street Gallery de Londres dans une exposition Adrian Paci / Giuliana Racco au début 2017 ont fait l’objet d’une acquisition par le Frac Aquitaine la même année. La présence de cette œuvre peu documentée dont le sujet est complexe semble moins évidente dans le cadre de « Ligne de fuite ». Le dossier de presse en justifie ainsi la présence :

The Procession est issu du travail qu’il a développé récemment sur les funérailles de dictateurs communistes de différentes nationalités et époques. L’artiste a rassemblé des fragments de vidéos qu’il a trouvées dans des archives d’État officielles et des reportages télévisés. Les images isolées de leur contexte historique passent dans une autre temporalité où d’autres narrations peuvent être construites. Au regard de l’actualité, on peut trouver dans ces peintures un écho aux cortèges de réfugiés qui ont traversé une partie de l’Europe. Il est très proche de ce sujet, ayant lui-même quitté l’Albanie pour se réfugier, avec sa famille, en Italie. L’homme occupe une place centrale dans son œuvre à la fois l’individu dans son isolement et impliqué dans un rituel social ou des événements géopolitiques qui le dépassent. (Note extraite du dossier de presse)

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