Jusqu’au 2 septembre 2019, le Mucem présente « Un barbare en Europe », une importante exposition consacrée à Jean Dubuffet, peintre, écrivain, inventeur de « l’Art Brut », une des figures majeures de l’art au XXe siècle.
Pour ce projet d’envergure, les deux commissaires, Isabelle Marquette et Baptiste Brun affirmaient « l’ambition de mieux cerner l’art de Dubuffet » et de « décrire et de comprendre le paradoxe Dubuffet, à savoir l’énergie débordante qui fut celle de l’artiste à fomenter sa critique de la culture, la même dont il était issu et au sein de laquelle il évoluait ».
Pour atteindre leurs intentions, les deux commissaires ont conçu un parcours d’exposition articulé en trois grandes séquences thématiques. Elles sont introduites par Le Déchiffreur (1977) et elles s’achèvent avec un épilogue autour d’Oriflammes, dernier livre publié du vivant de Dubuffet en 1984.
Célébration de l’homme du commun
Cette première partie est construite autour de la notion d’« homme du commun », figure fantasmatique qui apparaît chez Dubuffet en 1944. Pour Isabelle Marquette et Baptiste Brun, elle « désigne à la fois le peintre, ancien marchand de vin, le sujet de sa peinture et son destinataire ». Après une brève introduction, cette « célébration » s’exprime en trois moments :
– Des sites grouillants de vie
– Marionnettes & mascarades
– Graffiti
Une ethnographie en acte
Dans une scénographie immersive avec une lumière réduite et un éclairage qui n’est pas sans évoquer certains souvenirs du musée des Arts et Traditions populaires (époque Bois de Boulogne), cette séquence labyrinthique tente d’exposer les rapports étroits que Dubuffet avait noués avec l’éthographie et la psychiatrie. Pour les deux commissaires, l’objectif est aussi de démontrer comment « le peintre détourne les usages ethnographiques au profit de son œuvre et de sa pensée, procédant à une ethnographie en acte, jouant du proche et du lointain, dans le temps et l’espace ».
Le propos s’ordonne en trois sections :
– Prospections, objets, documents : au-delà d’un art supposé « primitif »
– Voyages au Sahara
– Métromanie
Critique de la culture
Cette troisième partie a l’ambition de montrer que pour Dubuffet, « l’artiste doit être en mesure d’interroger voire de subvertir les valeurs qui fondent la culture qu’il juge “asphyxiante” »…
Isabelle Marquette et Baptiste Brun s’efforcent de démontrer ici qu’« au cœur de son travail, le point de vue, le langage, les systèmes de croyance et les valeurs de l’art sont questionnés ».
Le parcours se développe logiquement en quatre sous-sections :
– Décentrer : le point de vue sens dessus dessous
– Affoler la langue
– Animer les choses du monde
– Faire table rase : l’Art Brut
Le propos est servi par une scénographie sobre et pertinente conçue par l’Atelier Maciej Fiszer dont on garde le souvenir de plusieurs propositions au Mucem : Aventuriers des mers en 2017, Splendeur de Volubilis en 2013 et le mémorable Le noir et le Bleu pour l’inauguration en 2013.
La première et la troisième partie sont « neutres et lumineuses ». Selon leur concepteur, elles font référence « à une architecture constructiviste minimaliste » où les cimaises structurent une déambulation voulue comme « libre et fluide » qui s’enroule autour de deux patios centraux.
À l’opposé, la seconde séquence plonge le visiteur dans une pénombre imaginée comme « immersive ». Dans un large volume proche du cube, dont les murs sont peints en noir, des vitrines transparentes construisent un cheminement sinueux où le scénographe affirme une volonté « d’y perdre le visiteur, de le faire changer de perspective, d’induire ainsi une mise à plat de toute comparaison esthétique ».
Si cette architecture est à la fois spectaculaire et séduisante, il n’est pas évident qu’elle offre une claire lisibilité de la thèse des commissaires. La multiplicité des objets visibles risque de conduire à un certain papillonnement du regard et impose un réel engagement du visiteur pour ne pas perdre le fil…
Chaque partie est introduite par quelques œuvres emblématiques et par un texte bilingue d’une quinzaine de lignes qui résument les enjeux du propos qui est développé dans les sous-sections suivantes. Le parcours est également ponctué par des citations bien choisies de l’artiste.
« Un barbare en Europe » met en lumière « la cohérence du travail de Jean Dubuffet, ses invariants, des timides et complexées tentatives des années 1920 et 1930 jusqu’au succès international des années 1970-1980 ». L’exposition réussit parfaitement à montrer, ensemble, « sa création artistique, sa création littéraire et l’Art Brut envisagé comme travail »…
Les 300 œuvres et objets sélectionnés par les deux commissaires illustrent avec convenance leur propos qui apparaît comme une analyse brillante et érudite de l’œuvre de Dubuffet.
Les trois années de préparation d’« Un barbare en Europe » prolongent la thèse de doctorat en Histoire de l’art que Baptiste Brun a soutenue en 2013 à l’INHA, sous la direction de Thierry Dufrêne (Université Paris-Ouest Nanterre/La Défense – École du Louvre). Une version de ce travail universitaire est publiée par Les presses du réel sous le titre « Jean Dubuffet et la besogne de l’Art Brut. Critique du primitivisme ».
L’aspect très universitaire du propos, aussi experte que soit l’analyse et aussi séduisante que soit l’exposition, « retiendra » probablement ceux qui ont connu l’homme et ses combats et ceux qui le vénèrent…
En effet, la personnalité atypique du grand contestateur est un peu « asphyxiée » par le discours cultivé et la mise en scène brillante d’« Un barbare en Europe »…
Dans le journal de l’exposition offert au visiteur, un texte de Céline Delavaux, entrecoupé de citations de Jean Dubuffet, redonne un peu de vitalité à celui pour qui « l’art doit être un pied de nez au bon goût ».
Dans son introduction au catalogue, Jean-François Chougnet, Président du Mucem, rappelle :
« Dubuffet a, en effet, décrit les musées comme des « organismes de propagande » de l’État, en rejetant « l’action stérilisante de ces pompes culturelles ». Il fuyait « ces morgues d’embaumement, ces citadelles de la culture mandarine ». Il les percevait comme un danger pour la création artistique. « À confiner les œuvres dans les musées, on empêche qu’elles soient reçues dans la cité vivante ; on les dote d’un caractère intouchable, interdit, qui détourne le public d’en faire usage. »
« Un barbare en Europe » surprend et séduit, mais il renvoie aussi une image un peu lisse et policée de celui qui fut avant tout un grand contestateur, un homme colérique, un collectionneur maniaque, « une personnalité qui, à tout point de vue, dérange, produit du dissensus »… mais aussi celui qui fut considéré « comme un fumiste, un imposteur, un snob quand il n’est pas tout bonnement qualifié d’imbécile, de débile, voire de malade mental… »
L’exposition « Jean Dubuffet, un barbare en Europe » rassemble près de 300 œuvres et objets issus des plus grandes collections françaises et européennes : musée Rolin (Autun), Fondation Beyeler (Bâle), musée Unterlinden (Colmar), musée Barbier-Müller (Genève), musée d’Ethnographie de Genève, Sammlung Prinzhorn (Heidelberg), Louisiana Museum of Modern Art (Humlebæk), Collection de l’Art Brut (Lausanne), musée André Malraux (Le Havre), Musée de l’Abbaye Sainte-Croix – MASC (Les Sables-d’Olonne), musée des Confluences (Lyon), musée Cantini (Marseille), Centre Pompidou/Musée national d’Art moderne (Paris), Fondation Dubuffet (Paris), musée des Arts décoratifs (Paris), musée du quai Branly – Jacques Chirac (Paris), Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne, LAM (Villeneuve-d’Ascq).
Une trentaine d’objets conservés au Mucem, tous vus et parfois étudiés par Dubuffet, sont également exposés.
« Jean Dubuffet, un barbare en Europe » sera ensuite présentée à l’IVAM (Institut Valencià d’Art Modern) de Valence puis au musée d’Ethnographie de Genève. Ces deux institutions coproduisent le projet qui a été réalisé avec le concours de la Fondation Dubuffet et la collaboration de la Collection de l’Art Brut Lausanne.
Le commissariat est assuré par Isabelle Marquette, Conservatrice du patrimoine et Baptiste Brun, Maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Rennes 2.
Le catalogue est une coédition Mucem/Hazan. Sous la direction des deux commissaires, il propose des contributions de Baptiste Brun, Christophe David, Vincent Debaene, Thierry Dufrêne et Maria Stavrinaki.
À lire, ci-dessous, une présentation du projet sous la forme du traditionnel entretien avec les commissaires, une description du parcours de l’exposition et quelques repères biographiques à propos de Jean Dubuffet.
Alain Paire et Marc Voiry ont posé une intéressante question subsidiaire à Isabelle Marquette et Baptiste Brun pour le Journal Zibeline :
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À lire notre chronique sur l’exposition « Jean Dubuffet – L’outil photographique » présenté par Anne Lacoste, Sam Stourdzé et Sophie Webel à l’occasion des Rencontres d’Arles 2017
Comment faut-il comprendre le titre de l’exposition ? Jean Dubuffet est-il un « barbare en Europe » pour avoir balayé les valeurs dominantes de l’époque, ou alors ce titre évoque-t-il aussi son rapport aux cultures longtemps supposées « primitives » ?
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
Les deux ! C’est justement parce que Dubuffet interroge les valeurs de la culture occidentale de son temps que l’on a choisi d’utiliser ce terme polémique de « barbare ». Cela fait référence à un livre du poète Henri Michaux Un Barbare en Asie, où ce dernier découvrait qu’en pays « barbare », dans une autre culture, c’était lui le « barbare ». Un effort de relativisation des valeurs semblable à la démarche de Dubuffet. Les deux hommes admiraient d’ailleurs leurs œuvres respectives.
D’autre part, Dubuffet s’intéresse aux cultures extra-occidentales, longtemps supposées « primitive », mais conteste l’usage de ce qualificatif. Il réfute les notions d’« Art primitif » ou de « culture primitive ». Pour lui, il n’y a pas de hiérarchie en art, il n’y a que de l’invention. Il considère que le « primitif » est une invention de l’Europe pour coloniser le monde.
Dans un musée comme le Mucem, qui interroge la porosité des cultures, il est intéressant que cette notion de « barbare » prédominante encore aujourd’hui, puisse être interrogée d’une nouvelle façon. À l’heure où la question des migrants ou des frontières fait débat en Europe, cette thématique paraît toujours pertinente.
Qu’est-ce que « l’Art Bru » ?
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
Pour Dubuffet, l’Art Brut concerne « les ouvrages réalisés par des personnes indemnes de culture artistique ». C’est aussi une appellation poétique, car « l’art » c’est tout le contraire du « brut ». Par cet oxymore, il nous rappelle qu’il est un écrivain, un inventeur dans le langage. Enfin, comme l’explique la chercheure Céline Delavaux, l’Art Brut, c’est aussi le « fantasme » de Dubuffet : le fantasme de pouvoir créer à partir de ses propres impulsions sans aucune référence : une création pure.
L’Art Brut c’est aussi une recherche. Une recherche d’objets, qu’il appelle des « ouvrages », terme pouvant recouvrir l’écriture, la peinture, la sculpture, la broderie, l’assemblage – toute sorte de choses de grande invention – qu’il va chercher par l’intermédiaire de ce qu’il appelle des « prospections ». Un mot proche du vocabulaire de l’ethnographie. Il va ainsi mettre en place un grand réseau de collectionneurs-rabatteurs dans les champs de la psychiatrie, des arts populaires, de l’ethnographie, qui vont lui permettre de réunir ce qui deviendra la Collection de l’Art Brut à Lausanne.
Comment cette notion a-t-elle évolué depuis son « invention » par Dubuffet ?
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
La notion d’Art Brut apparaît à l’été 1945 lors d’un voyage en Suisse où Dubuffet visite le musée d’Ethnographie de Genève, ainsi que des hôpitaux psychiatriques. Il s’intéresse alors à tout ce qui relève de l’altérité artistique. Où trouve t-on un art différent ? En Afrique, en Océanie, dans les pays colonisés, chez les enfants, dans les milieux psychiatriques, dans les prisons, dans l’art populaire, dans les graffiti des rues !
Aujourd’hui, on utilise le terme d’Art Brut pour désigner tout ce qui relève de la création en lien avec la pathologie et la déficience mentale, alors que Dubuffet a toujours voulu éviter ça. Pour lui, il n’y a pas d’art spécifique à la schizophrénie ou à la trisomie. Il s’agit-là d’une simplification contemporaine du terme… Une affaire de marché, aussi : la folie est une plus-value ! Dubuffet souhaitait célébrer la singularité de l’invention. Mais la marchandisation de l’Art Brut insiste moins sur l’invention que sur l’altérité psychologique et mentale, non sans se faire le relai d’une certaine morbidité contemporaine.
L’une des particularités de cette exposition est qu’elle mêle art et sciences humaines…
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
Nous aurions pu appeler l’exposition « Dubuffet ethnographe », mais nous ne souhaitions pas qu’il y ait confusion. Dubuffet est avant tout un artiste. Il n’est ni un ethnographe, ni un historien et encore moins un critique d’art. Mais comme nombre d’artistes de sa génération, il s’intéresse à la littérature, à l’ethnographie, à la philosophie, à la psychologie, à la sociologie, à la préhistoire… Toutes ces disciplines concourent, durant l’entre-deux guerres et au-delà, à redéfinir les limites de l’art. Dubuffet aime la « isput » au sens philosophique du terme, il aime débattre de thèmes contemporains à la jonction de l’art et des sciences humaines. Et plus avant, il va détourner certaines pratiques des milieux de l’ethnographie ou de la psychologie à destination de ses prospections pour l’Art Brut ainsi que pour son propre travail. En ce sens, il préfigure les années 1970 et 1980 que des auteurs américains comme Hal Foster ont appelé « le tournant ethnographique de l’art ».
Qu’est-ce qui vous a le plus étonné durant vos recherches sur cette exposition ?
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
Sa passion maniaque. Dubuffet était très systématique dans ses recherches et dans son travail, il archivait absolument tout, il déployait un travail considérable : il fut l’un des artistes les plus prolifiques de son temps. Et un écrivain tout aussi prolifique.
Cette masse d’archives disponible nous a permis de constater une vraie cohérence entre ses activités d’écrivain, ses activités d’artiste, et ses prospections autour de l’Art Brut. On a souvent reproché à Dubuffet d’être plongé dans la contradiction, mais ce que l’on oublie de voir, c’est que chez lui, la contradiction est un moteur, un mouvement qui engage au dépassement des positions fixées. D’où ce mouvement autour de la remise en cause des valeurs dominantes.
Quelles sont les œuvres majeures présentées dans l’exposition ?
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
Il est difficile de répondre, car Dubuffet refusait d’établir une hiérarchie stricte dans son travail. Nous pouvons néanmoins citer quelques œuvres importantes comme Le Géologue, qui montre un petit personnage sur un paysage de couches stratigraphiques, tenant une petite loupe. Une façon de montrer que l’homme n’est plus au centre du monde.
Nous pouvons aussi parler de l’œuvre Le Métafizyx, qui nous a été prêtée par le Centre Pompidou : un corps de femme où l’artiste montre bien l’inversion des valeurs et des genres, tout en tordant le langage. Une sorte de renversement des polarités assez iconoclaste.
Après le Mucem, cette exposition sera présentée en itinérance à Valence puis à Genève. La preuve que les réflexions de Dubuffet s’avèrent toujours d’actualité ?
Isabelle Marquette et Baptiste Brun
D’une part, il est intéressant de relever que beaucoup de jeunes artistes s’intéressent aujourd’hui au travail de Dubuffet alors qu’il était tombé en désuétude dans les années 1980 et 1990. D’autre part, on verra dans le catalogue de l’exposition, qui fait intervenir des historiens de l’art, des spécialistes de l’anthropologie ou encore des philosophes, que ce lien entre les arts et les sciences humaines est au cœur des travaux de recherche les plus récents.
Cette exposition au Mucem est pour nous une manière d’évoquer les rapports qu’entretenait Dubuffet avec le musée de l’Homme et le musée des Arts et Traditions populaires. Quant à l’exposition au musée d’Ethnographie de Genève, elle marque en quelque sorte une forme de célébration du voyage décisif de Dubuffet en Suisse, dont nous avons parlé plus haut. C’était en 1945, soit il y a près de 85 ans !
L’exposition sera ainsi présentée successivement dans un musée de civilisations, un musée de beaux-arts et un musée d’ethnographie. Ce qui résume bien le caractère transdisciplinaire de Dubuffet. Cette ouverture fut pour lui un moteur pour penser le monde, non sans qu’il prenne le risque de douter du bien-fondé de toutes valeurs, en joyeux nihiliste qu’il était ! C’est d’ailleurs ce que montre la fin de l’exposition.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la culture occidentale connaît une crise profonde. L’art constitue l’un des vecteurs les plus actifs de ce processus de reconstruction politique, anthropologique et philosophique.
Au sein de cette dynamique, l’artiste français Jean Dubuffet (1901-1985) est incontournable. À travers ses collectes pour la Compagnie de l’Art Brut et son propre travail de peintre, il remet en cause les systèmes de valeurs dominants institués par la culture de son temps et la supposée infériorité d’arts dits « primitifs ».
Pour ce faire, il s’appuie sur un réseau de coopération mettant en lien artistes, écrivains, ethnologues et psychiatres qui participent de l’émergence du relativisme culturel théorisé dans le champ de l’anthropologie d’alors. Restituer le cheminement de l’œuvre de Dubuffet sous l’angle de l’histoire culturelle et de l’anthropologie, c’est raconter cette redistribution des valeurs qui fondent notre culture contemporaine.
Au sein de la première section de l’exposition, la notion d’« homme du commun » est centrale. Cette figure fantasmatique est mise en œuvre par le peintre au cœur de ses écrits et de sa peinture dès 1944. L’« homme du commun » est tout à la fois une manière de se définir et de se situer dans le monde en général (et le monde de l’art en particulier), mais aussi le sujet de sa peinture et la représentation qu’il se fait de l’artiste authentique.
Il s’agit là non pas d’un regard qui reconduirait le tropisme de certains artistes d’avant-garde pour tout ce qui relève de la culture populaire, mais bien d’une réflexion envisageant l’activité artistique comme inhérente à l’espèce humaine.
Au lendemain de la catastrophe, Dubuffet convie des valeurs d’humilité et de modestie pour dresser le portrait de l’être humain dépouillé de tout particularisme. Il rejette les notions de « beau sujet » ou d’« homme héroïque » qui, par définition, se situent « hors du commun ». Table rase est faite du passé. L’heure est à la célébration de l’homme du commun et de la banalité joyeuse.
Les sujets que Dubuffet traite dans ses œuvres dépeignent des scènes urbaines et rurales joyeuses, qui fonctionnent comme un antidote aux heures les plus sombres de l’Occupation et de la Libération. Elles ne cesseront de revenir tout au long de son œuvre. Les personnages à l’allure grotesque qui peuplent ses peintures sont décrits de manière sommaire et enfantine.
Dubuffet congédie la perspective classique et tout illusionnisme. L’idée festive est au cœur de sa démarche. Les emprunts au monde du carnaval n’ont pas pour ambition de moquer l’être humain, mais de le fêter, de le célébrer à l’heure d’un nécessaire renversement des valeurs.
En 1935 et 1936, Dubuffet délègue ses activités commerciales (il est alors marchand de vin) pour se consacrer à la peinture. Avec sa compagne, Lili Carlu, il s’intéresse à des productions d’art populaire. Il apprend l’accordéon, façonne des masques de carnaval, sculpte des marionnettes qu’il apprend à manier auprès d’un professionnel du Guignol lyonnais en vue d’en faire une activité pour gagner sa vie. Les documents autour de ces figures de marionnettes et de carnaval sont collectés, les ouvrages qui leur sont consacrés compulsés dans sa bibliothèque. Leurs résurgences peuplent l’ensemble de l’œuvre.
Le recours aux graffiti participe amplement de cette célébration de l’homme du commun. Traces anonymes gravées sur les murs de la cité, ils permettent de repenser le geste artistique au plus près d’une origine sans cesse recommencée. Dubuffet côtoie et acquiert des photographies de Brassaï au printemps 1945.
Avant cela, il sillonne les rues de la capitale en compagnie de René de Solier en quête de gravures sur les murs et glane à même le trottoir des messages froissés qui nourrissent sa production lithographique et picturale.
Dès l’entre-deux-guerres, Jean Dubuffet s’intéresse aux productions plastiques situées aux franges de l’histoire de l’art occidental. L’entreprise de l’Art Brut, initiée en 1945, est au cœur de sa réflexion. Si l’on retient bien souvent son intérêt pour les dessins, peintures, sculptures et assemblages réalisés dans le milieu asilaire, il ne faut pas négliger son appétence et ses connaissances relatives à l’art populaire, au dessin enfantin, aux arts anciens ou aux artefacts extra-occidentaux. Le large réseau de coopération mobilisant ethnographes, psychiatres et autres amateurs d’altérité l’atteste.
Plus avant, le peintre détourne les usages ethnographiques au profit de son œuvre et de sa pensée, procédant à une ethnographie en acte, jouant du proche et du lointain, dans le temps et l’espace.
À l’heure de ses premières réflexions sur l’Art Brut, de multiples relations aident Dubuffet à clarifier sa critique du primitivisme, mettant sur un pied d’égalité des productions résolument hétérogènes. En Suisse, il rencontre l’anthropologue et directeur du musée d’Ethnographie de Genève Eugène Pittard, ou encore les aliénistes Charles Ladame et Walter Morgenthaler.
À Paris, ses relations avec Charles Ratton et Jean Paulhan, avec qui il partage un goût prononcé pour les masques africains et océaniens, lui ouvrent les portes du palais du Trocadéro. Dubuffet y rencontre l’océaniste Patrick O’Reilly et le directeur du musée des Arts et Traditions populaires Georges Henri Rivière. Autant de rencontres qui seront pour lui les jalons de nouvelles découvertes.
Dubuffet réalise trois voyages dans le grand sud saharien en 1947, 1948 et 1949. Sa motivation première consiste à se purger d’une culture qu’il juge oppressante et néfaste à son travail de création. La minéralité du paysage répond à son intérêt pour les matériaux bruts. Le mode de vie des Bédouins qu’il côtoie semble satisfaire sa volonté d’isolement.
Sur place, le peintre apprend l’arabe et des dialectes touaregs. Il s’intéresse à la musique indigène et réalise de nombreux dessins. Il incite même certains de ses interlocuteurs à dessiner. Tout concourt à une pratique d’ethnographe amateur en observation participante. En place du désert de culture qu’il espérait découvrir, il rencontre une culture du désert.
Un carnet de gouaches peintes en 1943 porte un titre programmatique. : Un voyage en métro par son sous-sol […]. Les dessous de la capitale. Dubuffet y décrit, au fil des pages, les usagers se succédant station après station, dans un défilé cinématique. Jean Paulhan, en écho, écrit un texte rendant hommage à ce travail. : La Métromanie ou les Dessous de la capitale.
Plus tard, en 1949, Dubuffet calligraphie ce texte à sa manière suite à des observations prises sur le motif. Les deux hommes agissent ici comme deux ethnographes dans le métro. : loin des territoires traditionnellement explorés par l’ethnographie coloniale, ils pratiquent à Paris une forme d’ethnographie du proche et du quotidien.
La célébration de l’homme du commun et les rapports étroits qu’entretient Dubuffet avec les réflexions de l’ethnologie de son temps alimentent ce qui, dès 1949, s’institue comme une critique radicale de la culture humaniste. Dubuffet remet en cause la distribution des valeurs qui fondent celle-ci.
Au cœur de son travail, le point de vue, le langage, les systèmes de croyance et les valeurs de l’art sont questionnés. La forme de relativisme absolu à laquelle procède alors le peintre ne va pas sans faire écho au travail de son contemporain Claude Lévi-Strauss, très intéressé par les démarches du peintre.
Dubuffet n’a de cesse dans son œuvre de mettre à mal la question du point de vue, centrale dans le domaine des arts depuis la Renaissance. La perspective unique et le modelé traditionnel sont révoqués. Ses différentes peintures invitent à tout autant de nouvelles manières de regarder la réalité qui nous entoure. Dubuffet dévoile ainsi le relativisme du point de vue, son caractère culturellement construit. L’homme, qui plus est occidental, n’est plus au centre du monde.
Les publications réalisées par Dubuffet à partir de 1948 s’attaquent au caractère conventionnel du langage. Avec l’imprimé de fortune (prospectus, papier journal, brouillon, etc.), il met à mal le livre, objet de culture et de connaissance, en distordant la mise en page, ou encore en bouleversant le principe d’interaction entre image et texte. L’écriture est manuscrite et phonétique.
Il s’agit à la fois d’« écrire comme un cochon » et d’oraliser la littérature. Le tout laissera la porte ouverte à un jargon « absolu » dans les années 1960, non sans cultiver certains rapports avec des écritures collectées dans le cadre de l’Art Brut ou de son voyage en Algérie.
En promulguant de manière polémique l’animisme comme système de pensée, Dubuffet s’attaque insidieusement à l’évolutionnisme appliqué à la croyance (idéologie qui postule que le monothéisme est l’apanage des « civilisés », l’animisme celui des supposés « primitifs »).
Son goût des matériaux apparemment bruts laisse croire que le peintre est le médiateur d’une spiritualité qui leur est propre. Son intérêt pour les objets naturels où se logent des figures à découvrir (un animal dans une racine, un personnage grotesque dans du bois flotté, une idole dans une pierre, etc.) et ses séries de peintures célébrant l’« esprit du sol » participent de cette opération de réévaluation de systèmes autres de représentation du monde.
Initiée à partir de 1945, l’entreprise de l’Art Brut se parfait au fil du temps auteur. Elle vise à découvrir et promouvoir des artefacts manifestant, pour Dubuffet, « l’opération artistique toute pure, brute, réinventée dans l’entier de toutes ses phases par son auteur ».
Pour ce faire, le peintre se met en quête d’« ouvrages » mis en œuvre par des personnes supposées « indemnes de, culture artistique », et ainsi propres à faire preuve d’une capacité d’invention inédite de son relevant des impulsions propres de l’humain.
Aloïse Corbaz (1886-1964), Heinrich Anton Müller (1865-1930) et Adolf Wölfli (1864-1930) sont parmi les auteurs d’Art Brut que Dubuffet admire le plus. Chacun a su créer une œuvre d’une manière extrêmement singulière, si bien qu’on ne peut les confondre avec une autre. Le peintre célèbre leur invention motivée par le délire du point de vue de leur iconographie (Wölfli peint son autobiographie fictive, Corbaz ses fantasmes amoureux, Müller des personnages inimitables), leur mise en œuvre (papiers cousus, craie, pastel, crayons de couleur) et leur manière de faire.
L’exposition se clôt sur la présentation du dernier livre publié du vivant de Dubuffet, Oriflammes. Ce court texte de quatre pages manuscrites est un serment où l’auteur récuse la réalité des choses du monde. Il est accompagné de quinze sérigraphies de la série des « Mires ».
Cette profession de foi nihiliste interroge le visiteur en fin de parcours : la critique systématique des valeurs signifie-t-elle la perte du sens des réalités ?
Dates clés
1901 Jean Dubuffet naît le 31 juillet au Havre de parents négociants en vin.
1917-1918 Obtient son baccalauréat et vient à Paris avec Georges Limbour pour se consacrer à la peinture.
1923 Fait la connaissance de Fernand Léger et André Masson qu’il fréquente dans son atelier de la rue Blomet. Gravitent là Michel Leiris, Joan Miró, Roland Tual.
1924-1925 Cesse de peindre. Part pour Buenos Aires où il séjourne six mois. Retour au Havre où il travaille dans l’affaire paternelle.
1927 Premier mariage avec Paulette Bret. Mort de son père.
1930-1932 Fonde à Bercy (Paris) son propre négoce de vins en gros.
1933-1936 Séparation d’avec sa femme. Met son commerce en gérance pour se consacrer à la peinture. Rencontre Émilie Carlu (Lili, qu’il épousera en décembre 1937). Modèle masques et marionnettes.
1937-1940 Reprend le chemin de Bercy pour éviter la faillite. Abandon de la peinture. Mobilisé. Exode. Retour à Paris où il reprend ses affaires.
1942 Décide de se consacrer exclusivement à la peinture. Confie son affaire à un fondé de pouvoir.
1943-1944 Par Limbour, fait la connaissance de Jean Paulhan qui lui amène Seghers, Parrot, Éluard, Guillevic, Ponge, Solier, Fautrier et le marchand René Drouin.
1944 Passion pour le graffiti. Embryon de ses premières prospections. Controverses lors de sa première exposition personnelle à la Galerie René Drouin.
1945 Rencontre Henri Michaux. À Paris, il fréquente alors des personnalités proches du musée de l’Homme (Charles Ratton, Patrick O’Reilly, George Henri Rivière), s’intéresse au musée des Arts et Traditions populaires et aux productions issues du champ psychiatrique. Voyage en Suisse, en juillet, où il systématise ses recherches (musée d’Ethnographie de Genève et dans des hôpitaux). Il invente la notion d’« Art Brut ».
1946 L’exposition Mirobolus, Macadam et Cie chez Drouin fait scandale. Publie Prospectus aux amateurs de tout genre (Gallimard).
1947 Premier séjour dans le désert saharien, à El-Goléa. En novembre, fondation du Foyer de l’Art Brut au sous-sol de la Galerie Drouin. Second séjour à El-Goléa, le plus long (novembre 1947-avril 1948).
1948 Rencontre André Breton. Création de la Compagnie de l’Art Brut.
1949 Troisième séjour au Sahara (mars-mai). Publie L’Art brut préféré aux arts culturels. Avec Jean Paulhan, travaille à La Métromanie ou les Dessous de la capitale.
1951 Première rétrospective à Paris, galerie Rive Gauche. Les collections de l’Art Brut sont envoyées aux États-Unis, chez Alfonso Ossorio. Exposition aux Arts Club de Chicago. Allocution Anticultural Positions.
1954 Rétrospective organisée par René Drouin à Paris au Cercle Volney.
1955 Installation à Vence.
1958 Première exposition personnelle à la Galerie Daniel Cordier (qui l’exposera régulièrement jusqu’en 1964).
1959-1960 Rétrospective au musée des Arts décoratifs, Paris.
1962-1963 Rétrospective à New York, Museum of Modern Art. Retour des collections de l’Art Brut en France et installation à Paris, 137, rue de Sèvres. Début du cycle de L’HOURLOUPE (1962-1974).
1964 Parution du premier fascicule du Catalogue des travaux de Jean Dubuffet. Débuts de la revue L’Art Brut.
1967 Importante donation au musée des Arts décoratifs, suivie d’une exposition des collections de la Compagnie de l’Art Brut. Publication de Prospectus et tous écrits suivants (Gallimard). Entreprend la construction de maquettes d’édifices et du Cabinet Logologique.
1968 Publication d’Asphyxiante culture (J.-J. Pauvert).
1973 Premières représentations de COUCOU BAZAR. Constitution de la Fondation Dubuffet.
1975-1976 Série des grands assemblages dits THÉÂTRES DE MÉMOIRE. Achèvement de la Closerie Falbala à Périgny (1610 m2). Transfert des collections de l’Art Brut à Lausanne.
1984 Continue à dessiner. Pavillon français de la Biennale de Venise.
1985 Rédige dans l’urgence sa Biographie au pas de course. Jean Dubuffet décède à Paris le 12 mai.
Isabelle Marquette est conservatrice du patrimoine. De 2012 à 2018, elle a été responsable du pôle de collections Mobilité, métissage et communication au Mucem. Elle a assuré le co-commissariat de plusieurs expositions dont « Lieux saints partagés » (Marseille 2015, Tunis 2016, Marrakech 2017). Elle travaille aujourd’hui au sein du musée des Monuments français à la Cité de l’architecture et du patrimoine en tant que responsable de la galerie des moulages.
Baptiste Brun est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Rennes 2. Il enseigne aussi à l’École du Louvre. Ses recherches portent sur la création artistique occidentale dans la seconde moitié du XXe siècle et les liens qu’elle tisse avec le monde des sciences humaines et sociales (en particulier l’anthropologie, le folklore et la psychiatrie). Il est l’auteur de Jean Dubuffet et la besogne de l’Art Brut. Critique du primitivisme (Les Presses du réel, mars 2019).
L’Atelier Maciej Fiszer conçoit principalement des scénographies d’expositions temporaires et des projets de muséographie. Le champ d’activité de l’atelier s’élargit par ailleurs au spectacle vivant et à des interventions artistiques dans l’espace public. L’atelier intervient au sein des plus grands musées français ainsi qu’à l’international. La sensibilité plastique de l’atelier a été initiée par Maciej Fiszer au travers de son expérience pluridisciplinaire liée au spectacle vivant et aux arts plastiques ainsi qu’à ses huit années d’expérience en tant que muséographe au Centre Georges Pompidou à Paris. Sa formation en architecture navale ainsi que ses études aux Beaux-Arts de Varsovie ont été complémentaires. Maciej Fiszer a ainsi développé une identité artistique qu’il met au service de la spécificité de chaque projet.
La scénographie
La scénographie s’organise en trois temps forts. Elle restera sobre, contemporaine dans le sens où elle convoque une présentation claire, dynamique dans le parcours, parfaitement articulée dans la mise en relation des thématiques et concepts en jeu, neutre et lumineuse dans sa colorimétrie pour la première et la troisième section, immersive et déroutante pour la deuxième partie. La première partie de l’exposition célèbre « l’homme du commun ». C’est un espace généreux et ouvert dans son architecture, dédié à une présentation simple des peintures de l’artiste, familiarisant le public avec la diversité de sa production. Le langage scénographique ici adopté fait référence à une architecture constructiviste minimaliste et profondément ancrée dans la volonté de rompre avec l’ordre établi. : cela se traduit par des cimaises en mouvement sur la trame géométrique de la salle du musée. Les volumes sont croisés, la déambulation du public est libre et fluide, on s’y promène comme dans un jardin-musée. La deuxième partie de l’exposition est plus immersive, convoquant l’idée d’une participation active du public sous la forme d’un dédale au sein d’un espace traité tel un paysage. Citons Dubuffet dans une interview consacrée aux positions anti-culturelles : « J’ai le sentiment très fort que l’inventaire des parties ne rend aucunement compte du tout. Je suis, quand je désire bien voir une chose, enclin à la regarder en même temps avec tout ce qui l’entoure. Si je désire connaître ce crayon que voici sur la table, je ne braque pas mon regard sur le crayon, mais sur le milieu de la pièce en tâchant de voir ensemble le plus d’objets possible. Dans un cabinet de curiosités et au sein d’un espace mettant en scène le voyage.. »
Cet entretien m’a donné l’idée d’introduire au sein de cette section la notion de paysage, de réfléchir à la façon de présenter les objets sans hiérarchie, se basant sur un premier découpage de la liste d’œuvres, qui respecte les affinités de sens ou de formes tout en travaillant l’idée de glissement, de mouvement, de l’environnement. Il s’agit d’y perdre le visiteur, de le faire changer de perspective, d’induire ainsi une mise à plat de toute comparaison esthétique. La dernière partie consacrée à la critique de la culture occidentale s’articule autour de l’art brut. Elle se développe en cinq sous-sections, réparties à nouveau au travers d’un espace ouvert où la circulation est libre.
Maciej Fiszer