Par hasard à la Friche la Belle de Mai

Jusqu’au 23 février 2020, la Friche la Belle de Mai accueille le deuxième volet de Par hasard, une ambitieuse exposition coproduite par la Ville de Marseille et la Réunion des musées nationaux – Grand Palais.

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Au Centre de La Vielle Charité, la première partie de l’exposition est organisée de manière chronologique avec l’intention de « faire émerger différentes techniques expérimentées par les artistes de 1850 à 1980 ». Avec élégance et rigueur, l’accrochage accompagne le visiteur de salle en salle…

À la Friche, Guillaume Theulière, commissaire de l’exposition, a sélectionné des œuvres produites à partir des années 1970, date de la parution de Le Hasard et la nécessité de Jacques Monod. Il qualifie la publication de cet ouvrage de « véritable révolution intellectuelle qui place le hasard au cœur de la biologie moléculaire et dont la lecture bouleversera génération d’artistes ».

Dans le texte d’accompagnement à la visite, il précise ses intentions :

« L’exposition rend compte des enjeux actuels de la création contemporaine et de ses rapports de plus en plus forts avec la nature, génératrice, à l’aune de l’anthropocène, d’une forme “d’art involontaire” qu’il est possible de capturer au gré de ses déambulations ou par le biais d’inventions technologiques permettant de dompter et de conserver les effets du hasard ».

Delphine Wibaux - Témoin souple, mémoire émergente, 2013-2019 - Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Delphine Wibaux – Témoin souple, mémoire émergente, 2013-2019 – Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Le parcours de Par hasard à la Friche est construit à partir de la notion de sérendipité. Pour le commissaire cette capacité de faire des découvertes « de façon inattendue à la suite d’un concours de circonstances fortuites et très souvent dans le cadre d’une recherche concernant un autre sujet » est largement partagée par les artistes qu’il a choisis d’exposer.

Par hasard à la Friche se déploie sur le plateau du quatrième étage de la Tour.
Un peu moins d’une dizaine de courtes cimaises disposées de façon orthogonale et quelques vitrines articulent un espace très ouvert qui engage le visiteur à circuler très librement… La lumière naturelle y est assez habilement contrôlée par l’occultation de certaines fenêtres.

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

L’accrochage est construit à partir « d’une typologie du hasard intégré au processus créatif à travers les travaux de 50 artistes, déployés en 12 thématiques : Dés / Ordre / Désordre / Empreintes / Brisures / Brûlures / Eau / Moisissure / Rencontre / Poussière / Jeu / Musique ».

Les séquences ainsi définies renvoient parfois à des concepts communs, mais plus souvent à des pratiques, des formes, des matériaux ou des thématiques partagés. La mise en espace laisse apparaître des frontières de temps en temps poreuses entre ces regroupements.

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Par rapport au premier volet de Par hasard, le discours perd ici logiquement un peu de sa cohérence et de son caractère didactique… L’accrochage et la scénographie multiplient les sollicitations. Il est parfois difficile de poser son regard. Pour ne pas papillonner et accorder le temps nécessaire à chaque proposition artistique, un réel effort s’impose au visiteur.

Il faut certainement lâcher prise, se laisser aller à une déambulation tranquille pour voir ce volet de Par hasard à la Friche en s’adonnant aux délices de la sérendipité… et pratiquer l’art des découvertes heureuses et inattendues !

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Les œuvres exposées sont prêtées par le [mac] Musée d’art contemporain, le Frac-Provence-Alpes-Côte d’Azur, le Fonds communal d’art contemporain de Marseille, le Centre international du Verre et des Arts plastiques (CIRVA), des collectionneurs, des galeries.

Par hasard à la Friche présente également les pièces inédites de Gillian Brett, Robin Decourcy, Virginie Sanna, Delphine Wibaux et Adrien Vescovi produites par Fræme.

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Un ou plusieurs passages s’imposent au 4e étage de la Tour pour découvrir toute la richesse de ce deuxième volet de Par hasard à la Friche.

Ces cartels bilingues français-anglais (reproduits dans le compte rendu de visite) sont tous enrichis. La plupart reprennent les textes des notices du catalogue rédigées par Léa Salvador. Pour la majorité des artistes résidents à Marseille ou chaque fois que cela a été possible, une citation explique les enjeux de l’œuvre exposée et/ou les circonstances dans lesquelles elle a été produite.

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

À lire, ci-dessous, le texte de salle du commissaire et un compte rendu de visite qui reprend le découpage thématique ; les cartels y sont reproduis.

En savoir plus :
Sur le site de la Ville de Marseille
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Sur le site de la Réunion des musées nationaux – Grand Palais
Sur le site de la Friche la Belle de Mai
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Sur le site de Fræme

Introduction…

Dans le hall, le parcours est à nouveau introduit par le poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard… Des fac-similés reproduisent en une longue frise la vingtaine de pages avec leur disposition graphique et leur typographie singulières.

Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard... Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille
Mallarmé, Un coup de dés jamais n’abolira le hasard… Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille

Au sol, un alignement de bocaux expose des infusions d’Adrien Vesconi qui font écho à son installation dans le porche à colonnes corinthiennes à l’entrée de la Chapelle de Vieille Charité. Sur la droite, on peut lire le texte d’intention de Guillaume Theulière, commissaire de l’exposition.
En face, une vidéo de Linda Sanchez a probablement trouvé ici la place qu’elle n’a pu obtenir avec les autres œuvres de la séquence « Poussière »…

Adrien VescoviInfusions, 2019
Bocaux en verre, coton naturel, teintures minérales (ocre du Roussillon, du Vaucluse, de Bourgogne, d’Italie et du Maroc)

Adrien Vescovi - Infusions, 2019 - Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition

Adrien Vescovi cherche à marquer ses œuvres par l’empreinte du temps. Il prépare ses toiles libres dans des bains de teintures naturelles avant de les exposer en extérieur, les soumettant aux conditions climatiques pour obtenir blanchiment, délavage, oxydation, usure ou déchirement.
Réalisé à partir de chutes de tissus cousues Land V témoigne du goût de Vescovi pour le lâcher-prise et la surprise : s’il connaît les différents effets induits par un pigment et un support choisis, la réaction de l’œuvre à son milieu est toujours différente et maîtresse de toute transformation.

Linda Sanchez11 752 mètres et des poussières…, 2014
Vidéo 71′ Courtesy de l’artiste et de la galerie Papillon

Linda Sanchez - 11 752 mètres et des poussières... 2014 - Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition

Avec 11 752 mètres et des poussières… Linda Sanchez donne corps à une goutte d’eau en couplant un procédé de captation proche de celui d’un documentaire animalier avec un dispositif de contrôle de trajectoire invisible. Filmée en gros plan sur une surface réfléchissante, absorbant ses semblables ou les poussières qu’elle rencontre fortuitement, cette goutte dont on suit la trajectoire prend vie sous nos yeux.

Sur la droite, en entrant dans l’espace d’exposition, l’accrochage rassemble sous le thème de l’Ordre des œuvres graphiques de Sol Lewitt, Tom Johnson et Esther Ferrer. Bien alignées sur leur cimaise, elles font face à un « Tableau relief » de Gottfried Honegger.
Le texte du catalogue commence ainsi : « Déterminer » ou « structurer » le hasard. Ces deux concepts, développés par Sol LeWitt et Gottfried Honegger, attribuent à la contrainte de la procédure une fécondité qui lui est propre : l’accession au lâcher-prise.

Sol LeWittLines of Random Length from the Center, 1972
Feutre sur papier
Marseille, [mac] musée d’Art contemporain

« Il y a plusieurs façons de construire une œuvre d’art. L’une consiste à prendre des décisions à chaque étape, l’autre à inventer un système pour prendre des décisions. Celui-ci peut être structuré de manière aussi bien logique qu’illogique (le hasard). »
(Sol LeWitt, 1987).

Sol LeWittt explore un processus mental identifiant la ligne comme élément autonome. La palette est limitée aux couleurs primaires et au noir. Le concept est exprimé en premier lieu dans un texte, le titre par exemple, puis traduit systématiquement par une réalisation tangible. Concept et système peuvent ensuite se compléter pour former un protocole permettant à l’artiste de déléguer l’exécution de l’œuvre à un autre dessinateur. C’est le cas avec les wall drawings, lorsque la ligne sort de la traditionnelle feuille de papier pour continuer sur des murs ou des objets. En déléguant, Sol LeWitt ouvre ses créations aux variables de l’interprétation.

Tom JohnsonAutomatic Music for six percussions: Oneline (1997), 2018.
Feutre sur carton, 65 × 50 cm.
Marseille, collection Gensollen la fabrique.

Esther FerrerNúmeros Primos Hexagonales, 1986 – 1988
Marqueur sur papier pelure. 23,5×26,5 cm et 25,5 25,5×28 cm
Marseille, collection Gensollen la fabrique.

« Dans certaines installations je décide de me soumettre à une norme (c’est un moyen d’éliminer dans la mesure du possible ma subjectivité) ou à un système que je décide (par exemple, la série de nombres premiers). En revanche, d’autres je les structure de façon aléatoire, en me laissant guider par une intuition qui en détermine le rythme. »
(Esther Ferrer)

Esther Ferrer pratique la performance depuis les années 1960, seule ou avec le groupe expérimental ZAJ créé en 1964 à Madrid. Son travail s’est toujours orienté vers l’art/action, à travers des pratiques souvent éphémères. C’est ainsi qu’elle fonde avec le peintre J. A, Sistiaga, dans l’Espagne du début des années 60, le premier atelier de Libre Expression. À partir des années 1970, Esther Ferrer consacre une partie de son activité aux arts plastiques : photographies retravaillées, installations, objets et des tableaux basés sur la série des nombres premiers. Son travail s’inscrit dans un minimalisme très particulier que l’on pourrait définir comme la « rigueur de l’absurde ». Son mari Tom Johnson est l’un des principaux représentants du courant musical minimaliste. Démonstrations musicales de phénomènes mathématiques, ses compositions sonores ont fréquemment recours des formules à partir d’un matériau restreint.

Gottfried HoneggerTableau relief, 1983
Acrylique et huile sur carton collé sur toile, 200 × 60 × 4,5 cm et 200 × 50 × 4,5 cm
Marseille, MAC

« Je voulais faire un art qui, tout en utilisant une géométrie déterminée, soit individualiste. L’introduction du relief accroche la lumière sur la toile. La lumière qui est changeante vient modifier la composition : elle introduit le hasard. Par ce moyen, j’ai pu marier déterminisme et hasard. » (Gottfried Honegger, 1973)

Désireux d’introduire une part de hasard dans le processus créatif, Honegger utilise à partir de 1960 un ordinateur (remplacé par un jeu de dés à partir de 1971) pour déterminer de façon aléatoire l’occurrence de chacun des éléments formels qui définissent la composition modulaire de ses Tableaux-reliefs.

Dans l’angle diamétralement opposé s’étend le Désordre !

L’accrochage des œuvres d’Arman, de Cédric Teisseire et d’Isa Barbier s’organise autour d’un assez vaste podium qui sert de socle à une des deux séries de dix volumes en verre de « L’Original transparent » d’Anne-Valérie Gasc.

Anne-Valérie Gasc - L’Original transparent, 2018 - Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Anne-Valérie Gasc – L’Original transparent, 2018 – Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Cette œuvre appartient à un projet intitulé « Les Larmes du Prince » que lequel l’artiste travaille depuis 2015 et dont on avait pu en découvrir les premiers éléments à la galerie Gourvennec Ogor à Marseille, en 2016.
À l’automne 2018 et au printemps 2019, le centre d’art Les Tanneries a présenté en deux volets l’état de sa recherche avec « Monuments » puis avec l’installation « Vitrifications ». On invite les lecteurs qui souhaitent en savoir plus à propos du regard critique d’Anne­–Valérie Gasc sur « des architectures contemporaines générées à l’aide d’outils numériques », de son interrogation « Architectures futuristes ou ruines en devenir ? » et sur sa pratique d’un « algorithme personnalisé de génération aléatoire d’un tracé virtuel » à consulter les liens vers le site des Tanneries

Anne-Valérie GascL’Original transparent, 2018
Série de dix volumes en verre, 25 × 25 × 25 cm chacun
Coproduction centre d’art contemporain Les Tanneries et CIAV de Meisenthal
Courtesy de l’artiste et de la galerie Un Spaced.

« Pour réaliser l’œuvre “L’original Transparent”, j’ai demandé à un artisan chalumiste de copier manuellement une suite de 10 volumes complexes en résine, imprimés en 3D à partir de tracés aléatoires générés par un logiciel paramétrique.
Point de hasard donc dans cet aléatoire computationnel originel.
Sur cette base, les gestes du maître verrier ont été précis, quasi performatifs car l’enjeu était de travailler sans raccord, avec une seule baguette de Pyrex de 2 mètres de long par volume.
Son regard, nécessairement interprétatif, conjugué aux contraintes spécifiques de sa technique, ont transformé ces dessins aléatoires en pures fragilités, sortes d’apparitions hasardeuses.
Dans l’œuvre “L’original Transparent”, le hasard, contrairement à l’aléatoire, est le témoin d’une méconnaissance des paramètres de l’évènement. » (Anne-Valérie Gasc)

L’œuvre d’Isa Barbier (Carré noir sur fond blanc, 1999) fait formellement un écho délicat à L’original Transparent d’Anne-Valérie Gasc.

Isa BarbierCarré noir sur fond blanc, 1999
Aiguilles de pin maritime, latex, acrylique et fils de maintien, 100 × 100 cm
Marseille, collection Fonds communal d’art contemporain. Achat à l’artiste en 2001

lsa Barbier conçoit des créations poétiques et minimales où le désordre n’est qu’apparent. Elle convoque ici, avec fragilité et légèreté, un hasard organique. L’œuvre se présente comme un accident terrestre : un tapis d’aiguilles de pins entremêlées que l’on pourrait croire être le fruit de la nature. L’ensemble, brouillon et brun, projette sur le support ses ombres portées. Avec ce titre, l’artiste rejoue le Quadrangle suprématiste de Kasimir Malevitch et pose la question de la peinture.

Cédric Teisseire – Alias...15-97, 1997 et Arman – Azurs, 1968 - Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Cédric Teisseire – Alias…15-97, 1997 et Arman – Azurs, 1968 – Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Le rapprochement des œuvres d’Arman et de Cédric Teisseire apparaît comme une évidence…

ArmanAzurs, 1968
Tubes de peinture et Plexiglas, 120 × 120 × 5 cm
Marseille, Musée d’Art contemporain

Arman, dont la sérendipité guide toutes ses expérimentations autour du médium et de la technique, s’intéresse avec Azurs et sa série des « Dirty Paintings » aux possibilités de l’écoulement de la matière. En alignant des tubes de peinture de différentes teintes de bleu et en les compressant entre deux plaques de Plexiglas, il obtient une explosion de couleurs. De l’organisation initiale naît une ruée aléatoire et sauvage.

Cédric TeisseireAlias…15/97, 1997
Laque sur toile cirée, 72 × 50 cm
Marseille, Frac-Paca. Achat à la galerie Evelyne Canus en 1997

Avec Alias… Cédric Teisseire tente de maîtriser l’incident en canalisant la coulure. De prime abord, cette série réalisée sur toile cirée se présente comme un arrangement sage et rigoureux de lignes de couleurs mises côte à côte, traçant leur chemin par l’action de la pesanteur. Celles-ci terminent leur course au bas de la toile, sur un film plastique, pour fusionner en un panachage informe. L’organisation de la grille première est supplantée par le chaos résultant de l’indomptabilité de la matière.

Le catalogue rattache une œuvre de Roman Signer (Hand (Main), 1992) à cette thématique du « Désordre »… Il faut aller la chercher un peu plus loin du côté des fenêtres sur cour entre « Brûlures » et « Brisures ». On suppose qu’il s’agit là d’illustrer ce que peut être un accrochage un peu « désordre » !

Par contre, on découvre une vidéo de Claude Closky (Double six, 1994) qui elle appartient à la section « Dés »… Quelle pagaille !!!

Claude CloskyDouble six, 1994
Film vidéo, muet, montée en boucle
Marseille, Frac-Paca. Achat à la galerie Sabrina Grassi en 1994

Le travail de Claude Closky mêle la notion de taxinomie aux discours et produits issus de notre société de consommation pour souligner avec ironie les pratiques répétitives de l’art conceptuel. Avec Double six, en un plan séquence fixe de cinq minutes, l’artiste filme sa main droite qui lance et ramasse deux dés. Les dix premiers coups sont quelconques ; les cent suivants forment des doubles six. Avec ce geste, couplant la probabilité du jeu de hasard à l’absurdité de la réussite répétée, l’artiste affirme son goût pour la contradiction et le non-respect des règles.

Entre l’« Ordre » et le « Désordre », Par hasard à la Friche joue quelques coups de « Dés »…
Au sol, Évariste Richer assemble avec rigueur 60 000 dés pour représenter en six nuances de gris l’image d’une avalanche…

Évariste Richer - Avalanche, 2012 - Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Évariste Richer – Avalanche, 2012 – Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Cette pièce répond évidemment aux 16 000 dés répandus sur le sol de la Chapelle de la Vieille Charité dans le Eins. Un. One… (1984) de Robert Filliou

Robert Filliou - Eins. Un. One... (détail), 1984 13 200 dés en bois peint Genève, Musée d’Art Moderne et Contemporain Photo Ilmari Kalkkinen © Mamco, Genève
Robert Filliou – Eins. Un. One… (détail), 1984 13 200 dés en bois peint Genève, Musée d’Art Moderne et Contemporain Photo Ilmari Kalkkinen © Mamco, Genève

Que des « 6 » chez Closky, que des « 1 » chez Filliou et six nuances de gris soigneusement agencées chez Richer !

Un coup de dés jamais n’abolira le hasard… Ici, c’est le livre d’artiste de Jérémie Bennequin qui vient répondre au poème de Mallarmé (en passant par Broodthaers), œuvre qui ouvre l’exposition à la Vieille Charité.

Évariste RicherAvalanche, 2012
60 000 dés 300 × 500 x 1,6 cm
Paris, collection Lafayette Anticipations – fonds de dotation famille Moulin

Évariste Richer développe une œuvre sensible, axée sur la compréhension du monde et sur les mécanismes qui administrent sa connaissance. Il s’appuie pour cela sur des outils et une méthode de travail empruntés aux sciences dures, comme la métrologie, la téléologie, la climatologie, ou la physique. Avec Avalanche, il s’intéresse à la formation chaotique d’un phénomène naturel. Cette pièce, constituée de soixante mille dés posés au sol, est agencée selon un procédé que l’on pourrait penser hasardeux. Il n’en est rien.
Sa construction suit une grille de travail précise : les six faces des dés correspondent aux six nuances de gris de la photo d’une avalanche, 1 étant presque blanc, et 6 presque noir. Avec minutie, les dés sont alignés sans être fixés, laissant l’équilibre de l’ensemble de l’œuvre à la merci d’un accident de présentation : un pied maladroit, un coup de balai fâcheux…

Jérémie BennequinLe hasard n’abolira jamais un coup de dés, 2014.
Livre d’artiste, impression noir et blanc. 100 exemplaires numérotés et signés. Librairie Yvon Lambert
Marseille, Musée d’Art Contemporain. Centre de Documentation Ernst Goldschmidt

« “Hasard” vient de l’arabe az-zahr qui signifie “le dé’ : Le terme évoque le jeu aléatoire où rien n’est prédéterminé.
Lancer le dé, c’est se soumettre à l’irréversible trajectoire stochastique où règne l’incertitude jusqu’à l’arrêt d’un résultat qui s’impose bien qu’il avait à priori toutes les chances d’être un autre. Selon Mallarmé, le poète doit vaincre, mot par mot, la vanité contingente et fortuite à travers une œuvre absolument nécessaire, apte à prouver le sens de sa nécessité. Ironie du sort : j’ai découvert l’improbable réversibilité d’Un coup de dés de façon circonstancielle, en consultant la fameuse réappropriation iconoclaste de Broodthaers dont je tenais par hasard l’image à l’envers. » (Jérémie Bennequin, 2019)

De l’autre côté du mur où Adrien Vescovi a aligné ses bocaux d’infusions, le commissariat a choisi d’accrocher deux œuvres autour du thème des « Empreintes ».
Si la toile libre de Claude Viallat fait clairement écho à celles de Vescovi, la Working Table de Franck Scurti semble plutôt rappeler les « Tableaux-pièges » de Spoerri ou des « Combines » de Rauschenberg, malgré ses nombreuses empreintes…

Les pièces de la série « Témoin souple, mémoire émergente » de Delphine Wibaux ont été dispersées plus loin dans l’exposition à proximité des « Brûlures » et du « Jeu »…

Claude ViallatToile décolorée polychrome, 1975
Colorants sur tissu, 260 × 217 cm
Marseille, MAC

« Le fait d’avoir un système aussi coincé, la répétition d’une même forme, me donne une liberté très grande dans la mesure où je ne suis pas soigneux. Autrement dit, je travaille avec un pochoir et tous les débords, tous les aléas sont bons. Je travaille sur des tissus qui répondent chaque fois d’une manière différente à la couleur. C’est donc le tissu qui va générer la technique, c’est toujours de l’inattendu. Je sais très précisément ce que je ne veux pas faire, ce qui me laisse un éventail assez grand de ce que je peux faire. »
(Claude Viallat, 2006)

Franck ScurtiWorking Table, 2010
Acrylique sur bois, verre, lampe, 240 × 69,5 × 2,3 cm
Collection particulière Paris Bruxelles. Courtesy de l’artiste et Michel Rein

Franck Scurti utilise l’empreinte en tant que relevé d’une activité passée qu’il magnifie. Avec Working Table, il propose une table appartenant à un peintre amateur qu’il a sauvée de la décharge. Il l’a simplement repeinte en blanc avant de détourer avec minutie les taches de peintures existantes, empreintes de son utilisation passée. À la manière des « Tableaux-pièges » de Spoerri ou des « Combines » de Rauschenberg, ce déchet rencontré par hasard acquiert son statut d’œuvre lorsque Scurti le fait pivoter verticalement.

Delphine WibauxTémoin souple, mémoire émergente, 2013 – 2019
Calcaire, pigment. Collection de l’artiste

« J’ai levé les yeux menton au ciel en traversant plusieurs pays, cherchant des indices pour décrypter ces territoires sous un autre angle. J’ai gardé ces morceaux de ciels décollés de ma mémoire depuis plusieurs années. Au fil des rues, des cours d’immeubles, des routes et des rails, à travers les axes et les interférences urbaines, ces fragments de sol reflètent ce que j’ai intercepté là-haut.
Ces strates de temps vécu déposées sur la roche plus ou moins lisse m’ont amené à développer d’autres intrigues minérales en explorant différentes faces de ces pierres calcaire – contreforme, équilibre, enveloppe… Un ensemble que je dépose ici, disséminé dans l’espace en écho aux autres œuvres exposées. » (Delphine Wibaux)

La suite de ce compte rendu est celle d’une déambulation le long du côté fenêtres sur cour, puis un retour en zigzag entre le centre de l’espace et le mur opposé…

L’accrochage propose un face à face entre une œuvre de Davide Balula et Toile bleue brûlée, 1976 de Christian Jaccard au pied desquelles Delphine Wibaux a disposé quelques roches calcaire de sa série Témoin souple, mémoire émergente…

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Les Feux d’artifice de Vivien Roubaud que le catalogue rattache à ces « Brûlures » ont trouvé une place un peu plus loin, parmi les « Brisures »…

Davide BalulaBurnt Painting / Imprint of the Burnt Painting, 2012
Bois calciné encadré et empreinte de bois calciné sur toile encadrée. 198 × 134 × 5 cm diptyque
Collection Frac-Paca

Davide Balula explore la puissance créatrice de la combustion dans un diptyque créé selon un protocole strict. Le premier tableau, considéré comme l’original, est constitué d’un assemblage de fragments de bois carbonisé rappelant la trame d’un parquet. Le second est une empreinte laissée par le bois brûlé frotté sur la toile. S’opère alors un jeu de miroirs, de positif à négatif, d’original à empreinte, avec toutes les variations qu’induisent les procédés de carbonisation et de frottage.

Christian JaccardToile bleue brûlée, 1976
Goudron et pigments sur toile de bâche. 239 × 239 cm
Marseille, MAC

Dans les années 1970, Christian Jaccard, proche du groupe Supports / Surface, questionne la matérialité de la peinture. Il utilise alors la toile libre et, dès 1974, le feu comme outil de création. Toile bleue brûlée montre une ignition maîtrisée, fine, suivant une technique de combustion à mèche lente. La corde posée sur la toile laisse apparaître des motifs horizontaux réguliers cernés de traces noires, là où l’inflammation s’est propagée de l’outil au support. Le feu fixe la trace de l’énergie, brute et indomptable,dans la matière.

En poursuivant le long des fenêtres qui ouvre sur les voies ferrées, on passe assez naturellement de « Brûlure » en « Brisure »… Cette séquence très cohérente propose une mise en espace très réussie d’œuvres de Gillian Brett, Jérémy Demester, Virginie Sanna et Timothée Talard auxquelles s’ajoutent très naturellement la boîte à explosion de Roman Signer (Hand (Main), 1992) et les Feux d’artifice de Vivien Roubaud

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Derrière la toile brûlée de Christian Jaccard, Gillian Brett dont on avait apprécié le travail chez Art-Cade, a installé 1708Fpf (After Hubble) une installation produite pour l’exposition avec le soutien de Fræme. Face aux ouvertures, le commissaire a opportunément choisi d’accrocher les verres et miroirs brisés de Timothée Talard. Ils font écho aux deux « tableaux-éclairs » de Jérémy Demester qui retient la foudre sur ces toiles…

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Côté fenêtre, Roman Signer et Vivien Roubaud trouvent assurément leur place… L’ensemble semble lié par la ligne brisée des cubes de Virginie Sanna.

Gillian Brett1708Fpf (After Hubble), 2019
Écrans LCD.
Collection de l’artiste. Production Fræme.

Gillian Brett utilise des écrans trouvés, obsolètes et brisés, qu’elle transmute d’objets morts en œuvres multiformes. Les messages d’erreurs y côtoient les taches sombres et désastreuses des cristaux liquides qui, libérés par la brisure, se diffusent et font lentement disparaître la représentation initiale. 1708Fpf (After Hubble), est composé d’une mosaïque d’écrans constituant à chaque fois une nouvelle galaxie imaginaire où les cristaux liquides diffusent leur matière noire inquiétante.

Timothée TalardSans-titre, 2019
Verre, cuivre, étain, bois. 80 × 60 × 4 cm chacun (deux pièces)
Courtesy de l’artiste et de la galerie Anouk le Bourcliec

Timothée Talard, dont les recherches se nourrissent des cultures street et undergroud, propose une œuvre conciliant destruction et sublimation. Sans titre présente des miroirs ou des verres accidentés, où la brisure partitionne aléatoirement le rectangle vierge initial. La brèche est ensuite retravaillée par l’artiste à l’aide de cuivre et d’étain à la manière des résilles des vitraux traditionnels. Une unité nouvelle est créée, où la violence de l’éclat premier est sublimée.

Jérémy Demester170 Lighting Painting 4 et 3, 2017
Technique mixte sur toile. 90 × 70 cm
Sammlung Wemhöner

Roman SignerHand (Main), 1992
bois, fer, peinture,
40 × 85 × 40 cm
Marseille, Frac-Paca
achat à Art : Concept en 1999

L’artiste suisse utilise l’artifice et la poudre pour créer des œuvres absurdes, témoins de performances éphémères. Ses sculptures, comme Hand, sont à la fois représentations et dispositifs d’enregistrement. Il s’agit ici d’une boîte dans laquelle Signer a placé sa main puis y a fait exploser une cartouche de peinture. La présence de l’artiste au sein du dispositif apparaît en négatif, fantomatique : du chaos invoqué naissent le mouvement et la forme.

Vivien RoubaudFeux d’artifice s.d.
Gel de pétrole entre deux plaques de verre. 70 × 45 × 7,5 cm
Collection HL et FC

Vivien Roubaud sonde quant à lui les propriétés temporelles du feu et de l’explosion dans des sculptures hybrides. Dans la série « Feux d’artifice », il propose des univers encapsulés où il examine la notion de cohabitations contre-nature. Son vocabulaire se développe autour d’objets trouvés et collectés dans des décharges. En plaçant des pétards et des fusées dans des contenants translucides remplis de gelée de pétrole dégazé, Roubaud fixe un moment suspendu. Le liquide fige le résultat imprévisible de la déflagration, saisit les panaches de fumée, emprisonne l’air produit, stabilise les débris d’explosifs brûlés.

Virginie SannaCubes de 10, 2015-2019
Plâtre
Production Fræme

Virginie Sanna explore l’épuisement de l’outil et la potentialité de la brisure. Dans un processus répétitif et analytique, elle crée chaque jour un nouveau cube de plâtre à partir d’une même matrice en bois. Chaque nouvelle forme enregistre les traces des précédentes créations ; le cube initial et parfait évolue ainsi au fil de la pratique et le hasard s’exprime dans l’inframince. Virginie Sanna abandonne l’achèvement de l’œuvre aux capacités structurelles du moule : celle-ci sera terminée lorsqu’il se brisera.

Les frontières entre les séquences « Poussière » et « Eau » sont assez mal définies…
En longeant le côté cour, on rencontre successivement quatre photos d’Alain Fleischer desa série « Caniveau avec chiffons » avant de buter sur la boule de plasticine de Gabriel Orozco où se sont agglomérés débris et poussières… Un peu plus loin, La Voie lactée de Marie Bovo navigue entre « Poussière » et « Eau ».

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Quant aux objets récupérés lors de marches dans les Cévennes par Mimosa Échard, ils sont bien plus loin, presque à l’entrée de l’exposition et se confrontent avec quelques « Moisissures » de Michel Blazy, de Mourad Messoubeur et de Dieter Roth

Alain FleischerCaniveau avec chiffons bleus et gris, Caniveau avec chiffons rouges, marrons et bleus, Caniveau avec chiffons rouges et jaunes et Caniveau avec chiffons verts et rouges, 1970 – 1983
Photographies. 33 × 49 m, 49,5 × 33 cm, 34 × 51 cm et 50 × 33 cm
Marseille, MAC

Alain Fleisher a tiré de ses déambulations parisiennes du début des années 1980 de nombreux clichés de chiffons ficelés que les éboueurs abandonnaient çà et là pour orienter l’eau des caniveaux. Ces photographies prises au vol, ces « collectes du visible », cueillettes de rebuts-trouvés, traduisent sa fascination pour ces « formes belles comme des cadavres ».

Gabriel OrozcoPiedra que cede (Yielding stone), 1992
Boule de plasticine, débris. environ 40 cm
Marseille, La Fabrique- Collection Gensollen

Pour conserver la mémoire de ses flâneries citadines, Gabriel Orozco utilise la plasticine. La Piedra que cede (Yielding Stone) est une action sculpturale qui a commencé en 1992 au Mexique, puis a été réactivée aux États-Unis. Orozco a fait rouler cette sphère pâteuse sur Broadway pour récupérer toutes les poussières et objets rencontrés au cours de la promenade. Il a ensuite abandonné l’œuvre à la poussière ambiante d’un espace d’exposition et aux mains des visiteurs curieux d’en tester la malléabilité. L’œuvre est ainsi conçue comme un corps vulnérable et non résolu ; en suivant le corps de l’artiste, elle devient son double physique, l’empreinte de ses errances.

Marie BovoLa Voie lactée, 2016
Vidéo, 10 minutes
Marseille, collection Fonds communal d’art contemporain. Achat à la galerie Kamel Mennour en 2018

Marie Bovo révèle ici les forces sinueuses et débordantes de la matière liquide. Elle suit la progression nocturne d’une coulée laiteuse s’échappant d’une casserole bouillonnante et se dirigeant vers le port de Marseille. Filmé au ras du sol, le liquide file à travers la ville dans un élan exponentiel, révélant à chacun de ses méandres toutes les facettes de la réalité urbaine, ce que l’on ne voit plus ou ce que l’on ne veut plus voir, les rebuts et les indigences du quotidien.

Mimosa ÉchardA/B, 2016
Matériaux mixtes. 180 × 200 × 8 cm
Collection Lafayette Anticipations Paris, fonds de dotation famille Moulin

Dans sa série de tableau A/B, Mimosa Echard travaille à partir d’objets glanés lors de marches dans les Cévennes ou bien confiés par ses proches. Ces tableaux-collectes, formellement rigoureux, sont le lieu de rencontre chaotique entre divers objets qui, une fois pris dans la résine, amorcent un nouveau dialogue. Se côtoient ici, pilule contraceptive et produit pour la fertilité, levure de bière et cire d’épilatoire, verveine, sarriette et Coca-Cola Light. La cacophonie apparente ne dissimule pas le trait d’humour et l’attention portée aux relations entre les éléments, au niveau de leurs effets comme de leurs significations.

Entre Orozco et Bovo, l’accrochage a choisi d’installer les rétroprojections des Flaques de Jean Claude Ruggirello. Au sol, en attrapant de manière mystérieuse la lumière, les trois photographies d’Éric Bourret (Kosmos, 2013) renvoient inévitablement aux « Texturologies » de Dubuffet que l’on peut voir à la Vieille Charité…
Un peu plus loin, Jennifer Douzenel trouve dans la patinoire d’un parc d’attractions le reflet qui s’échappait à la surface de l’eau. Sa vidéo précède la magistrale installation d’Étienne Rey (Waves, 2019) où le flux et le reflux brisent la logique des trois vagues programmées…

Jean Claude RuggirelloFlaques, 1990
Rétroprojecteurs, pompes d’aquarium électriques, robinet cuivre et laiton, récipient de plastique
blanc, eau distillée. Dimensions variables
Marseille, Frac-Paca. Achat à l’artiste en 1992

Jean-Claude Ruggirello étudie ici le potentiel sculptural de l’eau. Grâce à un dispositif couplant rétroprojecteur, eau et pompes électriques, il projette l’image d’une substance mouvante et changeante au gré des réactions entre l’élément naturel et la technologie. L’eau est présente physiquement dans l’œuvre et se traduit aussi, sublimée et impalpable, par la projection de son image sur un support fixe. Présente dans les trois dimensions, elle acquiert ainsi son statut sculptural.

Éric BourretKosmos, 2013
Trois tirages photographiques sur socle. 122 × 122 × 15 cm (chacun)
Collection de l’artiste

Proche du land art, Éric Bourret réalise des œuvres programmatives lors de marches créatives. Avant de traverser un paysage, il définit un nombre et une fréquence de prises de vue. Il abandonne ensuite ce procédé aux aléas de sa trajectoire et aux accidents du paysage. Enfin il superpose les différentes prises de vue sur un même négatif.
Kosmos propose trois photographies de la surface de la mer tirées de marches dans le Parc national des Calanques. Prises en surplomb, puis exposées au sol, elles produisent un effet similaire à la « matière fourmillante » des « Texturologies » de Dubuffet. La photographie devient un espace où la notion de dimension bascule et où l’eau devient cosmos.

Jennifer DouzenelMont Fuji, 2014
Vidéo HD, muet, en boucle. Durée : 3’33”
Collection Frac Champagne Ardenne Achat à la galerie Catherine Issert en 2018

« Il faudrait pouvoir conjuguer serendip. je sérendipe. » écrit-elle dans une lettre ouverte à Peter Doig. Jennifer Douzenel emmène sa caméra sur le motif, comme leur chevalet les peintres avant elle. Elle y filme seulement ce qui mérite d’être enregistré, en plan fixe, sans son, ni mise en scène. De paysage en paysage, elle capture les hasards favorables. Ceux qui savent entrer dans le cadre : là, le Mont Fuji rayonnant sur une patinoire, en hommage à Hokusai. L’artiste avait d’abord espéré trouver le parfait reflet du cône sur un lac attenant. Poussée par un vent contrariant, c’est finalement le détour vers un parc d’attractions qui lui révèle l’image désirée. Une surfaceuse au logo allusif récolte la vue comme pour un retour à la toile vierge.

Étienne ReyWaves, 2019
Installation Acier, inox, verre acrylique, moteur, transmission, électronique, programmation, Étienne Rey Production EDIS / Fonds de dotation Accompagnement et réalisation Atelier Ni et Guillaume Stagnaro

« L’œuvre Waves est une coupe d’eau qui dessine une ligne d’horizon en suspension dans l’espace. Trois types de vagues s’y créent, résultats de trois fréquences d’oscillation différentes où l’eau et le bassin entrent en résonance. Elles s’enchaînent et tendent à toujours reproduire les mêmes formes, mais dans leurs successions la vague qui précède crée une distorsion dans la suivante et conduit à y introduire du chaos. Ainsi les vagues se succèdent et se ressemblent, mais ne sont jamais parfaitement les mêmes ».
(Étienne Rey, 2019)

Les œuvres rassemblées autour de ce thème de la « Moisissure » sont répandues au centre de l’espace d’exposition. Les quatre « Mycota » de Dove Allouche sont quelque peu isolées entre « Eau » et « Musique »… Pour découvrir le Tableau en chocolat de Dieter Roth, une des Nouvelles amibes domestiques de Michel Blazy et les mises en cultures de Mourad Messoubeur, il faut se diriger vers le centre du plateau…

Dove Allouche – série « Mycota », 2015-2016
Penicillium chrysogenum MYC30CZ#4
AspergiIlus wentii 5000CZ#10
Penicillium glandicola CNCS6MA#20
AspergiIlus penicillioides 5226MA#15
Verre soufflé, tirage photographique, bois. 48 × 48 × 5,5 cm
Marseille, Centre International de Recherche sur le Verre et les Arts Plastiques / Cirva

Dove Allouche tente de circonscrire les processus aléatoires de la moisissure pour mieux les magnifier. Dans sa série « Mycota », il présente le résultat de ses recherches sur les familles de spores présentes dans les locaux de conservation des fonds et des collections patrimoniales. Après avoir limité son choix à certains types de moisissures, il les photographie à un stade de développement précis et piège ces images dans du verre. Les différentes propriétés grossissantes ou déformantes de cette matière donnent au sujet premier une dimension sculpturale.

Dieter RothTableau en chocolat, 1968
Encre sur carton, chocolat, papier de bonbon. 45 × 40 × 3 cm
Marseille, MAC

Au cours des années 1960, Dieter Roth, proche de Daniel Spoerri et des mouvements Fluxus et Anti-Form, réalise des œuvres constituées de matériaux périssables questionnant les notions d’aléatoire et de décrépitude. Dans ces œuvres, comme Tableau en chocolat, les couleurs, les formes, voire les odeurs résultant des différents états de décomposition de la matière font partie intégrante du processus de création.

Michel BlazyNouvelles amibes domestiques 3, # 1097, 2017
Plâtre, coton, colle à papier peint, colorant alimentaire, eau. 90,5 × 91 cm
Collection HL et FC

Fasciné par les capacités plastiques de la moisissure, Michel Blazy propose des œuvres évolutives constituées de matériaux organiques. Leur durée de vie, leurs mutations potentielles sont celles du temps de l’exposition. Avec Nouvelles amibes domestiques 3, Blazy transpose dans l’œuvre la relation physique et subjective que l’on peut entretenir avec un animal domestique. Il souligne la rareté d’un moment, d’un lien circonstanciel, que l’on sait mystérieux et éphémère.

Mourad MessoubeurSans-titre, 1997
Eléments végétaux (pommes de terre, pomme). 25 × 20 × 10 cm
Marseille, collection Fonds communal d’art contemporain. Achat en 1998

Avec Sans titre, Messoubeur propose une œuvre entre préservation et destruction. Ses matrices de matières plastiques conservent dans un creux hémisphérique la peau de pommes ou de pommes de terre mises en cultures puis figées dans leur développement. La trace de ce qui a été vivant devient alors surface picturale.

Au centre de Par hasard à la Friche, le commissaire a également rassemblé des œuvres autour du « Jeu ». L’accrochage s’organise à partir des 21 bâtons de verre coloré posés au sol du Mikado LDB Modulor de Lieven De Boeck. Sur une cimaise face aux fenêtres, trois des trente-six lithographies de John Baldessari montrent quelques une de ses tentatives pour obtenir une ligne droite en lançant trois balles… L’œuvre répond évidemment aux 3 Stoppages-étalon de Duchamp que l’on peut voir à la Vieille Charité…

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Au sol, entre le mikado de De Boeck et les lancers de Baldessari, Delphine Wibaux a subtilement posé (au hasard ?) quatre pièces de sa série « témoin souple »… Les trois ensembles au pied des lithos de Baldessari ont la délicatesse de ne pas être alignés. Deux sont en équilibre l’une contre l’autre à la manière des bâtons de verre du mikado. Sur une autre, les lignes qui font empreinte évoquent elles aussi l’œuvre de Lieven De Boeck
De la part de Gilles Barbier, on pouvait attendre quelques hasardeux coups de dés… Il nous surprend avec des œuvres sur papier de la série « Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui » et une étrange « Lettre aux extraterrestres ».
Dans une vitrine, on découvre le témoignage d’une « non-exposition » de Yann Serandour et Julie C.Fortier qui s’imposait ici !

Par hasard à la Friche la Belle de Mai - Marseille - Vue de l'exposition
Par hasard à la Friche la Belle de Mai – Marseille – Vue de l’exposition

Entre « Jeu », « Musique » et « Rencontre », Robin Decourcy a installé le décor de DIFF, une performance avec Laure Chassier, Virginie Thomas, Gilles Desplanques, les 24, 25 et 26 octobre 2019.

Lieven De BoeckMikado LDB Modulor, 2013 – 2014
Verre, étiré sérigraphié (21 baguettes), bois peint. Environ 200 × 200 cm
Marseille, collection CIRVA

Avec cet assemblage de vingt et un bâtons de verre coloré, Lieven De Boeck questionne à la fois la sculpture, l’allégresse du jeu, les concepts de hasard, de fragilité et d’adresse. Le titre de l’œuvre est une référence au Modulor, inventé par Le Corbusier ; celui-ci considérait que la taille idéale d’un être humain pour une existence harmonieuse dans un environnement architectural était de 183 centimètres. De Boeck corrompt ce principe en utilisant sa propre taille (176 cm) comme mesure de référence et pour souligner avec humour l’absurdité de toute norme ou règle du jeu.

John BaldessariThrowing Three Balls in the Air to Get a Straight Line (best of thirty six attempts ), 1973
Lithographie offset. Édition originale : Milano, Edizioni Giampaolo Prearo & Galleria Toselli
Marseille, musée d’Art contemporain, Centre de documentation Ernst Goldschmidt

John Baldessari montre son intérêt pour le jeu en tant que structure obéissant à des règles obligatoires et arbitraires, et fait de l’erreur la condition de réussite d’une œuvre fondée sur le hasard d’un tirage. Ces trente-six photographies documentent autant de tentatives pour obtenir une ligne droite en lançant trois balles dans les airs. À la manière des 3 Stoppages-étalon de Duchamp, auquel Baldessari se réfère, le jeu répond à un énoncé absurde et impossible où chaque cliché tente vainement d’ordonner et de documenter une forme dont l’évolution dépend du hasard de la pesanteur.

Gilles BarbierCe qui est sorti du chapeau aujourd’hui, 2015 et 2016
Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui (06.01.2016), 2016
Gouache sur papier
Paris, galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois
Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui (06.01.2016), 2016
Marqueur Posca, peinture en bombe, gouache sur calque
Paris, galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois
Polpa, Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui (09/12/2015), 2015
Posca, peinture en bombe sur calque, polyester
Marseille, collection Magnan

« Le chapeau, c’est la tête ; aujourd’hui une fréquence d’horloge. L’idée est, comme souvent, d’associer la puissance du faire avec une liberté qui va contredire la démarche, souvent accompagnée d’un lexique lourd, usé, cloisonnant. Pour cela, je pose des stratégies qui provoquent l’éclatement dans un cadre donné, où chaque fragment peut être recueilli. J’appelle ce principe “machine de production”. Associer machine et subjectivité me tourmente depuis longtemps, du moins depuis que l’intelligence artificielle permet de clarifier leur interaction. Ce qui est sorti du chapeau aujourd’hui agit comme tel, et je n’ai pas à me soucier des objets qu’il produit, juste d’y être attentif et dédié ».
(Gilles Barbier, 2017)

Gilles BarbierLettre aux extraterrestres #2
Gouache sur papier
Paris, galerie Georges Philippe & Nathalie Vallon

« (…) Ces lettres aux extraterrestres sont des dessins abstraits ! Mais rien ne garantit qu’ils le resteront toujours… Imagine qu’un extraterrestre, un vrai, parvienne à lire l’une de ces abstractions comme un texte ! Parce que dans sa langue et dans sa calligraphie, ces formes sont des motifs lisibles et signifiants… Il ne serait alors plus question d’abstraction, mais de message ! Ces lettres sont un vrai casse-tête pour le sens, alors je les enferme dans des bouteilles que je jette à la mer, enfin, à l’espace, si j’ose dire ». (Gilles Barbier, 2017)

Yann Serandour et Julie C.Fortier Pile ou Face, 2007
Pièce de un euro (2002, Italienne)
Collection Gensollen la fabrique Marseille

« Dans le cadre du projet “Quatorze jours avec” programmé par la VF Galerie (Marseille), Yann Serandour et moi-même avons mis en jeu notre intervention en faisant tirer à pile ou face la tenue de notre exposition. La veille de l’ouverture, une pièce d’un euro a été lancée devant témoins par le directeur de la galerie, après avoir convenu avec lui que les œuvres produites ne seraient exposées que si la pièce tombait sur “pile”. La pièce étant tombée sur “face”, rien ne fut exposé, hormis la pièce de monnaie laissée sur le sol de la galerie après le tirage. La pièce fut acquise par deux des témoins, en tant que trace, d’une “non exposition”. » (Julie C.Fortier)

Robin DecourcyDIFF, 2019-2020
Performance les 24, 25 et 26 octobre, avec Laure Chassier, Virginie Thomas, Gilles Desplanques
Production Fræme

« Au même titre que les grandes catégories conceptuelles que l’homme a créées tel que la liberté, le destin, le néant ou même Dieu, le hasard a un effet de fascination linguistique.
Une espèce animale a su penser et formuler de telles abstrac­tions ! Ces mots, leur histoire et leurs défenseurs successifs existent en toute égalité intellectuelle. Des érudits arabes sont parvenus à élaborer cette idée qui peut accueillir les familles du jeu, de la chance, de la surprise, mais donc du choix ou de la contrainte. La performance de fait, en est une héritière directe. DIFF propose de rebattre les cartes, pris dans une étrange contradiction d’époque qui propose comme modèle vital : travailler, vendre, et même se vendre. » (Robin Decourcy)

Au fond et à gauche du plateau d’exposition, Par hasard rassemble plusieurs pièces autour de la « Musique ». Au centre, on découvre une pièce historique de Philip Corner, témoin d’une réactivation en 1995 au [mac] d’une performance de 1962.

Sur les côtés trois œuvres de Mathieu Schmitt, Jérôme Joy et Paul Kneale qui interrogent l’enregistrement numérique de la musique et leurs supports…

Philip CornerPiano Activities, juin 1995
Piano détruit. 60 × 150 × 130 cm
Marseille, MAC

Les artistes Fluxus ont fait du son un des piliers de leur projet expérimental destiné à dépasser les cadres artistiques et musicaux, à abolir les frontières entre le créateur et le spectateur, et à déclarer l’équivalence entre l’art, la musique et la vie. C’est à partir de ces principes fondateurs que Philip Corner s’est proposé d’élargir l’usage du piano, symbole de la musique académique. En septembre 1962 à Wiesbaden, Corner donne le premier concert-action intitulé Piano Activities.
Il laisse des recommandations sur son utilisation du piano – tapoter, gratter, agir sur les cordes du piano, jouer – qu’il abandonne ensuite à la libre interprétation de performeurs. L’œuvre présentée ici est le témoin de la réactivation de cette action, au musée d’Art contemporain de Marseille en 1995, lors de la clôture de l’exposition « Esprit Fluxus ».

Mathieu Schmitt35 disques durs modifiés en haut-parleur diffusant l’enregistrement sonore de leur propre titre étendu à la durée de l’exposition, 2012
35 disques durs, amplificateur
Courtesy de l’artiste et de la galerie Catherine Issert

« Les bras de lecture des disques durs réagissent comme des membranes de haut-parleurs. Le son diffusé, étendu ici à 3 mois, est inaudible comme il n’est plus composé que d’infra-basses. Néanmoins, les oscillations du signal sonore font bouger les bras, créant une chorégraphie logique différente pour chaque exposition. Les traces de ces mouvements sont conservées dans la poussière s’accumulant sur les surfaces réfléchissantes des disques durs. » (Mathieu Schmitt, 2012)

Jérôme JoyCollective JukeBox, juillet 1998
Jukebox contenant entre 500 et 1 000 pièces sonores et musicales produites par des artistes et des compositeurs. Appareil CD de type ROWE AMI. 156 × 106 × 75 cm
Marseille, Frac-Paca. Achat à l’artiste en 1999

Avec son Collective Jukebox, Jérôme Joy crée entre 1996 et 2004 une collection dynamique d’œuvres sonores et musicales modérées par leurs auteurs. Collective JukeBox, constitué de cent CD, est l’archive vivante de cette activité coopérative où chaque participant peut utiliser librement le système et mettre à jour ses contributions. Il est aussi un lieu de mémoire et de documentation de créations expérimentales électro-acoustiques que le spectateur peut découvrir au hasard de l’utilisation de ce dispositif.

Paul KnealeFree Software 0.2, Mediagasm, 2015
Performance basée sur instructions, micro onde, CD vierges. Dimensions variables
Courtesy de l’artiste et de Artuner

L’artiste canadien Paul Kneale transpose dans la société du numérique ces questions autour de la musique expérimentale et de la destruction des symboles musicaux. Avec Free Software 0.2, Mediagasm, il propose une licence permettant au spectateur-performeur de créer sa propre œuvre en passant un CD vierge dans un micro-ondes à pleine puissance. Si l’« auteur » poste sa « création » sur les réseaux sociaux, il obtient un certificat d’authenticité. Paul Kneale détourne ici le support et le dispositif d’écoute traditionnel pour laisser au spectateur la liberté d’interpréter et d’explorer les possibles manifestations physiques du numérique.

Une séquence sur le hasard de la rencontre était évidemment inévitable. C’est la Suite vénitienne, 1980 de Sophie Calle qui sert ici de pivot à l’accrochage. Elle se développe sur deux premières cimaises en angle.

Quelques photographies de Bernard Plossu occupent le troisième côté de cet espace de rencontre que Chance Meeting de Duane Michals et Kissing through Glass de Jirî Kovanda ferme partiellement. Au centre, Tetsumi Kudo propose une rencontre réduite à son sens biologique avec Instant Sperm. Bottled Humanism.
Les Pas perdus de Perrine Lacroix sont assez logiquement montrés à l’extérieur de ce lieu plus « intime »…

Sophie CalleSuite vénitienne, 1980
Photographies en noir et blanc, textes, cartes
Collection Colette et Michel Poitevin

« Je suivais des inconnus dans la rue. Pour le plaisir de les suivre et non parce qu’ils m’intéressaient. Je les photographiais à leur insu, notais leurs déplacements, puis finalement les perdais de vue et les oubliais. À la fin du mois de janvier 1980, dans les rues de Paris, j’ai suivi un homme dont j’ai perdu la trace quelques minutes plus tard dans la foule. Le soir même, lors d’une réception, tout à fait par hasard, il me fut présenté. Au cours de mes conversations, il me fit part d’un projet imminent de voyage à Venise. Je décidai alors de m’attacher à ses pas, de le suivre. » (Sophie Calle, 1980)

Bernard PlossuAnvers, 1993 et Le Voyage mexicain, 2000
Photographie
Collection de l’artiste

Bernard Plossu s’emploie également à capter des conjonctions fugaces. Ses photographies, douces et sensuelles, révèlent la correspondance fortuite du motif en damier de la jupe d’une femme avec celui du sol sur lequel elle se déplace dans Anvers. Avec Le Voyage mexicain, il capte la superposition éphémère de deux profils, l’un vu à travers une vitre, l’autre s’y reflétant, ne faisant qu’un, l’espace d’un instant.

Duane MichalsChance Meeting, 1970
Six photographies en noir et blanc. 12 × 17 cm chacune
Marseille, MAC

Duane Michals utilise la photographie pour mettre en place une « narration séquentielle ». La série de six photographies intitulée Chance Meeting fixe la rencontre fugace de deux hommes dans une ruelle. L’enchaînement de ces quelques clichés joue avec l’intervalle, l’ellipse narrative, ce qui n’est pas représenté.

Jirî KovandaKissing through Glass, 2007
Photographies en noir et blanc
Collection Gensollen la fabrique Marseille

« J’invite les gens à m’embrasser à travers un mur de verre. C’est une question de lien – très proche, mais très distante ». C’est avec cet énoncé simple que l’artiste tchèque Jin Kovanda décrit sa performance réalisée à la Tate Modern de Londres, le 10 mars 2007. En invitant les gens à l’embrasser ainsi, il explore les différentes manières de se comporter de manière inhabituellement dans un bâtiment. Il initie une rencontre sensuelle, provoque des réactions diverses et imprévisibles : joie, maladresse, gêne, rire ou encore tendresse.

Tetsumi KudoInstant Sperm. Bottled Humanism, 1962
Plexiglas, papier, tissu, latex. 36,2 × 38,7 × 21 cm
Marseille, MAC

Tetsumi Kudo propose ici une rencontre réduite à son sens le plus strictement biologique. L’œuvre appartient aux divers objets que Kudo utilise pour ses performances. Elle est constituée d’un mode d’emploi venant d’une société fictive d’art cybernétique et d’une supposée dose de sperme prête à l’emploi contenue dans un préservatif. L’artiste propose la vision d’une société technicienne et froide qui ne donnerait aucun crédit au hasard dans la rencontre des corps.

Perrine LacroixPas perdus, São Paulo, 2004
Diptyque, vidéo, fichier numérique. Durée : 2’20
Collection de l’artiste

Perrine Lacroix exprime, dans Pas perdus, cette hétérogénéité de deux milieux qui ne sont pas amenés à se rencontrer physiquement. Dans ce film réalisé à São Paulo, elle montre en contre-plongée les déambulations de piétons sur un sol opalescent. Elle enregistre les différentes traces de leurs passages et place le regardeur dans une position voyeuriste et esseulée.

Sérendipité : Capacité, art de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard ; la découverte ainsi faite. Le Petit Larousse, 2012

À rebours de l’enseignement artistique, l’intervention du hasard dans le processus créatif de l’oeuvre permet à l’artiste de se libérer des règles de la représentation. L’accidentel, l’aléatoire, la trouvaille vertueuse, les sculptures involontaires, les coulures, les compressions font émerger un répertoire de formes libres menant au sublime dans l’incertitude du geste.

A cette fin nombre d’artistes convoquent aujourd’hui ce que l’on nomme la sérendipité, néologisme tiré de l’anglais serendipidity, inventé par le collectionneur anglais Horace Walpole en 1754 en référence au conte persan les Trois Princes de Serendip, actuel Sri Lanka. Si ce conte raconte comment des princes reçoivent régulièrement des récompenses imprévues, ce terme s’est peu à peu étendu à la communauté scientifique (découverte de l’Amérique ou de la pénicilline) pour décrire ce qui est découvert par accident. Il s’est ensuite étendu au domaine des arts, pour caractériser l’invention d’un processus ou la découverte d’un motif par hasard.

Cette exposition à la Friche la Belle de Mai constitue le deuxième volet d’un parcours chronologique qui débute au Centre de la Vieille Charité par les années 1850 pour rendre compte de l’importance du hasard dans la naissance de la modernité en art. En miroir, le parcours est à nouveau introduit à la Friche par le poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard, publié en 1897, source à jamais inépuisable d’inspiration pour les artistes contemporains. Les oeuvres présentées ont été créées à partir des années 1970, date de la parution de l’ouvrage de Jacques Monod, Le Hasard et la nécessité, véritable révolution intellectuelle qui place le hasard au coeur de la biologie moléculaire et dont la lecture bouleversera génération d’artistes.

Le parcours déroule ensuite une typologie du hasard intégré au processus créatif à travers les travaux de 50 artistes, déployés en 12 thématiques : Dés / Ordre / Désordre / Empreintes / Brisures / Brûlures / Eau / Moisissure / Rencontre / Poussière / Jeu / Musique. Ces thématiques rendent compte des enjeux actuels de la création contemporaine et de ses rapports de plus en plus forts avec la nature, génératrice, à l’aune de l’anthropocène, d’une forme d’art involontaire qu’il est possible de capturer au gré de ses déambulations et autres inventions technologiques.

D’un monde à l’autre, dans leur course effrénée à la sérendipité, l’intérêt des artistes se penche constamment sur ces petits riens de la vie qui font œuvre. Si cet art involontaire jaillit partout à tout moment, il leur faudra parfois une vie entière à le capturer.

Guillaume Theulière

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