Du 14 mars au 10 mai 2020, la Friche La Belle de Mai devait recevoir Julien Blaine pour « Le Grand Dépotoir ». Figure marquante de la scène artistique marseillaise, Julien Blaine avait décidé de liquider sa vie d’« anartiste » en trois actes…
Ah ? Nus laids… Ah ! Nus laids !
Le vendredi 13 mars dernier, cinq heures avant le vernissage, l’événement était annulé…
Comment écrire sur ce qui n’a pas eu lieu ?… « Jusqu’à « nouvel ordre !!! »
Ces quelques lignes sont écrites au moment où devait débuter l’acte II : « Tout doit disparaître »…
Il est probable que l’acte III « Liquidation avant fermeture » se serait pas ouvert au public le 10 mai prochain.
Le Grand Dépotoir sera-t-il décalé plus tard ? Est-ce que tout sera brûlé en l’honneur de « la Sainte Blaine » ? À suivre…
En attendant, on évoque, ci-dessous, l’heure passée en compagnie de Julien Blaine pendant la visite de presse, juste avant le Grand Enfermement…
Acte I : Bon débarras
En préambule, sur le palier du 3e étage de la Tour-Panorama, Julien Blaine accueille le visiteur avec la projection d’une vente chez Sothebys… On y découvre entre autre l’adjudication du lot 28 : Devolved Parliament de Banksy…
Après quelques remarques sur le marché de l’art et la place qu’il y a occupé, notre « anartiste » commente avec malices les attitudes des agents qui transmettent les enchères au téléphone…
Quatre pochoirs Je Quel Jeu ? attendent sagement la performance qui doit ouvrir le vernissage de l’acte I « Bon débarras »…
Le Grand Dépotoir occupe la moitié du plateau là ou cet hiver Bettina Rheims avait enfermé ses Détenues…
« Ma vie sur 60 ans… » confie Julien Blaine.
Au centre, posé en « vrac », à la manière d’un vide-grenier, un tapis de pièces diverses racontent son histoire. Sur la cimaise à droite et sur le mur côté cour, d’autres œuvres évoquent expositions, actions et performances… L’ensemble est abondamment éclairé par la lumière naturelle qui arrive du côté des voies ferrées.
Ce grand déballage est installé sous le regard souriant de l’« anartiste » encadré par deux nettoyeurs venu faire table rase au [mac] en 2009 pour sa rétrospective « Blaine au MAC – Un tri ». Cette photo restera, dit-il, jusqu’à la fin du Grand Dépotoir.
À droite :
PeintureS auX couteauX – Galerie Olivier Meyer, 2019
Ch’i – Sortie de quarantaine (CH’i ou Qi), 1991 à la galerie J. & J. Donguy, Paris
1 et 3 – Portraits des premiers chiffres, 2014
Sortie de quarantaine (Vertigo Signi), 1992 à la Galerie Roger Pailhas, Paris
Spermato zoo
L’ambiguïté est belle – Hommage à Oliviero Toscanini – Galerie-Librairie Mona Lisait
Tu es mon rév olution (1971/2018) – Géranonymo 1970 Journal marouflé sur toile
Le Sacre Conte – Carnets de l’Octéor n°3, 1962-2002
Horizons – Sortie de quarantaine (HORiZON), 1992 à la galerie Lara Vincy, Paris
Côté cour…
Bushing Ball – Putching-ball mask Bush 2003-2004
L’ego est fragile
Tapisserie Bonottienne d’Obus-Son – La comète 67P/ Churyumov-Gherasimmenko – Obus-Son = Boum ! à la galerie J.-F. Meyer, Marseille, 2017
Explication de la lettre au directeur des Messageries maritimes (lettre d’Arthur Rimbaud dictée à Isabelle Rimbaud)
Triptyques & autres histoires, galerie Jean-François Meyer, Marseille, 2014
Éclats d’éveil, 2002
Autodafé : auto défait, 2011 – Résidence au Cirva
Galets peints du mas d’Azil, 2007
I maestri di Bazzano (il mulino) – Adriano Spatola (1941-1988), 2009
En vrac…
L’origine du monde – Hommage à Courbet – Galerie Lara Vincy, Paris, 2017
L’huître et La pomme de terre : Nous sommes dans la purée de 4 pommes de terre, Galerie J.-F. Meyer, Marseille, 2016
Don du sang
Une épée de Zorro à deux euros
Blanc – Color
Leçon de choses
Masques écrasés
Mains positives, mains négatives et trois ovales fendus
Fables : Le grand noir du Berry brayait avec le baudet du Poitou – Le chien d’arrêt rencontra le chat haret
Du vertige au vestige – FERMé – OUVERT
Jeu de mots : U à demi lié
Catalogue aux presses du réel de passionnants « retours de-ci de-là & de là-bas » de Liliane Giraudon, Jean-Charles Agboton-Jumeau, Démosthène Agrafiotis, Laurent Devèze, Bartholomé Ferrando, Giovanni Fontana, Jacques Guigou, Patrick Javault, Gérard-Georges Lemaire, Barbara Meazzi, Jean-François Meyer, Jean-Hubert Martin, Jean-Claude Monod, Stéphane Nowak Papantoniou, Peter Read, Laurent Cauwet, Nicolas Roméas, Olivier Penot-Lacassagne, Patrizio Peterlini, Nathalie Quintane, Mata Rosenquist, André Robèr, Tanabé Shin, Marianne Simon-Oikawa, Cristina de Simone, Gilles Suzanne, Anysia Troin-Guis, Catherine Poitevin.
À suivre après le Grand Déconfinement…
À lire, ci-dessous, l’Avertissement et l’Origine du projet ou Comment l’esprit vient au vieil artiste deux textes que signe Julien Blaine à propos de cette exposition.
On reproduit également quelques repères biographiques et les contributions au catalogue de Patrizio Peterlini et Marta Rosenquist. Leur lecture est indispensable pour celles et ceux qui connaissent mal Julien Blaine.
L’ensemble de ces documents sont extraits du dossier de presse.
En savoir plus :
Sur le site de la Friche
Suivre l’actualité de la Friche Sur Facebook, Twitter et Instagram
Julien Blaine sur documentsdartistes.org et sur sa page Facebook
Julien Blaine sur le site de la Fondazione Bonotto
Plusieurs articles dans les numéros en ligne du Journal Sous Officiel (J.S.O.)
À écouter Vociférer, c’est dire ! Julien Blaine dans l’Atelier de création du 2 février 2012 sur France Culture
Avertissement
Évidemment ce serait plus pertinent, plus exemplaire, si j’étais Christofer Wool, Peter Doig, Damien Hirst, Richard Prince, Anselm Kiefer, Adrian Ghenie, Marc Grotjhan, Rudolf Stingel, Zeng Fanzhi, Yoshitomo Nara, Jeff Koons, Ai Weiwei…
Si j’étais un artiste issu de l’impérialisme américain made in United State of America ou asiatique made in République Populaire de Chine ! Je ne suis que Blaine, Julien Blaine, et je ne suis pas dans le marché de l’art à part quelques rares collections italiennes, suisses, floridiennes et françaises que je puis compter sur les doigts de mes deux pieds.
Le but de cette exposition Le Grand Dépotoir est donc le suivant : Montrer tout ce qui me reste dans mes ateliers : Absolument tout !
Les choses seront déposées dans les pièces et sur les cimaises de l’expo de-ci de-là à l’emporte-pièce (le mot composé est doublement juste).
L’exposition durera deux mois, durant ces deux mois le public pourra venir choisir les œuvres qu’il désire emporter gratuitement.
Et à la fin, les deux mois étant écoulés, ce qui reste de l’exposition composera un beau feu de joie à moins que tel musée les récupère dans ses réserves… ! Et je ne produirai plus que du texte dans des livres ou des revues.
Plus aucune toile, dessin, sculpture, installation, plus rien pour les collectionneurs, les galeries et les musées.
Et pas loin de passer au stade octogénaire, je cesserai aussi de me produire en chair et en os et en public.
Julien Blaine, avril 2019
L’Origine du projet
Comment l’esprit vient au vieil artiste*
Après de nombreuses années de travail dans le moulin à huile de mes ancêtres où un immense premier étage me servait d’atelier, j’ai décidé de restructurer mon vieux moulin…
Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?
Que faire de tous mes travaux revenus des musées et des galeries : sculptures, peintures, collages, dessins, affiches ?
Comment faire pour que les maçons, les électriciens, les plombiers, les peintres puissent travailler dans des surfaces vides, des murs à creuser, des sols à défoncer, des plafonds à crever ?
Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?
Au passage rendre un hommage à ce bel’anarchitecte Gordon Matta-Clark, hommage d’un anartiste ainsi que me nomma Hélène Parmelin, et à Hans Haacke pour son installation Germania de 1993, avec un souvenir ému à ces incroyables manifestations auxquelles je participai : Destruction In Art Symposium (DIAS) par Gustav Metzger en 1966 et Parole sui muri par Claudio Parmiggiani et Adriano Spatola en 1967 !
Belles préfigurations aux futurs évènements en 1968…
Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?
Trouver une solution de repli pour tous mes travaux, une solution conforme à ma vie, à ce que j’ai vécu et à ce que j’ai à vivre, à ce que j’ai fait et ce qui me reste à faire.
Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?
Un lieu s’imposait à moi, un espace que j’aime pour un nombre incalculable de raisons :
d’abord montrer comment l’État français tantôt à gauche tantôt à droite tantôt cynique tantôt infantile mais toujours ignoble abandonne des usines en plein fonctionnement, pleine d’ouvriers et d’employés au nom de la sacro-sainte rentabilité, de la règle capitaliste qui est devenu grâce à nos chers élus légale.
Ensuite prouver qu’un lieu peut être un espace de dialogue entre les classes populaires et les publics élitistes, entre la fleur champêtre ou sauvage et la fine fleur…
Enfin dans un espace où les origines ethniques se mélangent, où les disciplines artistiques s’entremêlent, un espace où à la fin se mélangent les arts et les tribus.
A Marseille où je vis, où je m’arrête quand je ne suis pas en chemin de-ci de-là, ce lieu existe, je l’ai créé quand j’étais Adjoint à la culture de Marseille et que Robert Vigouroux en était maire.
Ce lieu, c’est la Friche la Belle de Mai !
Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?
C’est donc là que je désirais exposer tous mes travaux revenus des musées et des galeries : sculptures, peintures, collages, dessins, affiches, tous mes travaux stockés dans mon vieux moulin à restaurer.
Mais quoi, faire encore une exposition dans le genre rétrospective ?
Non, trouver une idée vrai conforme à ma vie, à ce que j’ai vécu et à ce que j’ai à vivre, à ce que j’ai fait et ce qui me reste à faire.
Or, devinez comment ce jeu s’appelle ?
J’appelle immédiatement Alain Arnaudet, directeur de la Friche la Belle de Mai. Nous déjeunons ensemble le 6 mai 2019, et ce ne sera plus un mois mais deux en 2 cessions et une finale !
Julien Blaine, 2019
*Inspiré du conte de La Fontaine « Comment l’esprit vient aux filles »
Repères biographiques
Julien Blaine est né
Christian Poitevin en 1942 à Rognac.
Poète et écrivain
prolifique (quelque quarante ouvrages et une centaine de livres
d’artiste), Julien Blaine traverse la seconde moitié du XXème
siècle aux avant-postes de la poésie expérimentale.
Dans les
années 60, il crée sa première revue, Les Carnets de
l’Octéor et il se lance parallèlement dans la performance
avec Reps éléphant 306, œuvre réalisée à partir
d’un interview d’éléphant retranscrit sur bande et diffusé
selon trois différentes vitesses sonores.
Dès lors, il
s’adonne au dépassement du support livre et s’engage dans la
mise en valeur de « la force orale et corporelle » du poème,
contribuant ainsi à édifier la nouvelle pratique artistique de la
poésie-performance.
Initiateur de revues, de festivals et
de centres d’art, Julien Blaine crée en 1976 la revue
internationale Doc(k)s, véritable carrefour d’expériences
d’écriture et l’une des plus vieilles revues de poésie
contemporaine française, dont il cèdera la direction en 1990 à
Akenaton (Philippe Castellin et Jean Torregrosa). Le groupe de poètes
et performers intermedia engageront la revue dans l’exploration de
nouvelles possibilités offertes par le développement du numérique
et lui assureront une visibilité internationale.
Ensuite,
en 1988, Blaine crée les Rencontres Internationales de Poésie de
Tarascon et entre 1989 et 1995, en tant qu’Adjoint à la culture de
la ville de Marseille, il participe à la fondation du Centre
international de poésie Marseille (cipM), de la Friche la Belle de
Mai, du MAC Musée d’Art Contemporain, du FiD festival
international du documentaire, du théâtre du Merlan et du colloque
d’Averroès. Il occupe également une place importante dans le
festival Voix de la Méditerranée de Lodève, peu après sa création
en 1998.
En 2005 à l’occasion de ses 60 ans, Blaine
décide de faire ses adieux à la performance avec une dernière
série de prestations, Ni vieux ni traître.
Après
l’« abandon », il s’expose et expose dans des
« démonstr’actions » et intervient régulièrement sous
forme de « déclar’actions » en solo ou en compagnie de
partenaires tels que Hortense Gauthier, Joëlle Léandre, Patrice
Soletti, Philippe Boisnard, John Giorno, Ma Desheng, Guillaume
Loizillon, Emmanuel Loi, Patrick Muller, Richard Léandre, Étienne
Brunet, Jürg Halter, Jean-François Pauvros, et ÉrikM.
Tout Blaine à la décharge !
de Patrizio Peterlini
Toute la poésie expérimentale du XXe siècle, qu’elle soit poésie concrète, visuelle, sonore, élémentaire, spatiale, numérique ou, pour utiliser un terme englobant inventé par Adriano Spatola : Totale, apparaît comme un objet fallacieux, difficile à définir, qui joue tout son ambiguïté la proposant comme valeur esthétique.
Le mélange de différentes langues a créé des œuvres indéfinies, sales et fantastiques, de vrais monstres. Les monstres doivent cependant être compris comme des chimères, des êtres qui ajoutent les caractéristiques de plusieurs animaux et qui, ensemble, créent quelque chose d’extraordinaire.
Selon Hésiode, la chimère avait une tête et un corps de lion, une seconde tête de bouc sur le dos et une queue de serpent. Pour Homère, par contre : corps de chèvre, tête de lion, queue de dragon et crachat de feu. Au-delà des différentes descriptions, les éléments centraux sont la chèvre : anxiété de liberté, toquade, caprice ; le lion : force et courage ; et le serpent / dragon : guérison et empoisonnement, renouvellement. Tous les éléments qui entrent pleinement dans l’histoire du développement de la poésie expérimentale et qui définissent, dans une certaine mesure, son être extraordinaire, c’est-à-dire qui sort de l’ordinaire. Parce que la poésie expérimentale a toujours été libre et capricieuse, courageuse, puissante et profondément renouvelante.
Mais on entend par chimère, on sait, aussi une hypothèse absurde, une utopie irréalisable. Cela explique peut-être pourquoi, même maintenant, la poésie expérimentale est si peu prise en compte, contrairement aux autres formes d’art multidisciplinaire, toujours nées dans la seconde période de l’après-guerre, qui jouissent au contraire d’une grande considération.
Mais cette prétendue absurdité n’a pas empêché de nombreux auteurs de devenir son champion, consacrant toute leur vie à la diffusion et à l’affirmation de la poésie expérimentale.
Parmi eux, Julien Blaine, passionné par les animaux, en particulier les ânes et les céphalopodes, ce dernier nom évoque quelque chose d’absurde : avoir les pieds dans la tête.
Par conséquent, nous sommes en pleine mythologie. Une mythologie contemporaine, celle de la poésie, qui revendique des héros extraordinaires tels que : Rimbaud et sa catabase, un nouvel Orphée qui abandonne le chant pour vendre des fusils ; Pound avec sa persécution à la suite de l’accusation de folie, que nous lisons comme un ekstasis dans le sens de l’amélioration mentale du poète absorbé par l’idée unique de la poésie ; Pasolini et son corps démembrés par les chiens du régime pour l’empêcher de parler de la vérité du capitalisme prédateur ; et Julien Blaine : le poète errant, le poète hurlant, le poète au corps, le poète en révolte.
Si avec la naissance des avant-gardes historiques, la poésie a commencé un voyage qui l’a amenée à perdre définitivement son attitude consolatrice et à se résigner pour devenir un outil de lutte révolutionnaire, Julien Blaine en incarne sa forme la plus radicale.
Né à Marseille et d’esprit international, depuis le début de son activité poétique, Julien Blaine est entré dans un contexte de lutte et de contestation politique et sociale qui l’a amené à figurer en 1973, par exemple, parmi les fondateurs de « Libération ». Non seulement alors des magazines de poésie, toujours caractérisés par un fort esprit combatif fondamental, tels que « Approches » ou « Robho » ou le « Doc (k) s », mais également des magazines hybrides de poésie et de lutte politique tels que « Geranonymo » et de vrais magazines de pamphlets politiques comme « Pirate ».
Une attitude qui caractérise fortement toute sa production plus spécifiquement artistique et qui trouve sa synthèse dans la pratique du Ch’I. Grâce à cette pratique chinoise remontant à l’époque des Tang, Julien Blaine parvient à verser la partie physique du poème, qui remonte à la respiration et au rythme, dans un geste, parfois brutal, qui attaque le papier et le langage en y engageant un réel corps à corps.
La question du corps est toujours centrale chez Blaine.
Un corps qui devient un signe et un signe qui devient un corps.
Un corps qui accueille l’écriture sous forme de gravure, tatouage, blessure, signe tangible des innombrables performances de Blaine.
Donc : une lettre qui est blessée. Et inversement, une blessure qui devient une lettre, comme dans la série d’ouvrages publiés plus tard par Blaine dans « Les Cahiers de la Cinquième Feuille », qui présente l’évolution de l’écriture de la lettre Q, la reliant à ses origines ancestrales de représentation du sexe féminin, ainsi que de la première représentation du sujet.
Ce point de contact et de séparation entre l’écriture et le corps, entre le langage et les gestes, essentiellement entre l’homme et l’animal, un point sombre et insondable, déchirant et unifiant en même temps, source de tensions vitales et mortelles de l’être humain, est le thème central de le travail de Blaine.
Une forme de lutte radicale, celle de Julien Blaine, qui vise à se libérer de l’oppression du langage : bien sûr ; des contraintes de la forme : évidente ; de la dépendance d’un sens prédigéré : bien sûr ! Une lutte qui va maintenant encore plus loin, en devenant radicale et définitive.
Car il faut enfin aborder la question et se demander : à quoi sert cette nouvelle et surprenante opération ?
Pourquoi faire de propre travail, de propre mémoire de travail, un dépotoir ?
Pourquoi se débarrasser de ses propre archives ?
Attention, ne le donnez pas à une bibliothèque universitaire ou à un musée, mais transformez-le en matériel de brocante.
Donner. Offrir.
Et si personne ne le voulait, brûle-le.
En gros, pourquoi un artiste décide-t-il de se débarrasser de la mémoire de sa propre histoire créatrice, de sa vie d’artiste ?
D’un certain point de vue, c’est une question troublante. Surtout si l’on considère l’énorme importance que les archives ont prise au XXe siècle dans le monde de l’art et comment elles sont devenues le sujet d’expositions importantes au début du XXIe siècle.
Cohérent à l’extrême avec sa révolte, son action politique provocante et irrévérencieuse, Julien Blaine réalise un véritable potlatch qui fait honneur aux derniers Indiens, au Geranonymo de l’art.
À première vue, la plus simple, la plus superficielle et la plus immédiate, toute cette opération apparaît comme une provocation. C’est la clé à laquelle Blaine fait allusion dans son avertissement : « Evidement ce serait plus pertinent, plus exemplaire, si j’étais etc. »
Blaine peut certes abandonner quelques vestiges de sa propre histoire mais certainement pas l’esprit combatif et polémique qui l’a toujours distingué dans sa lutte contre la stupidité, l’inutilité, l’affectation et la barbarie dans le monde de l’art.
Un acte de lutte puis, encore un autre, contre le marché de l’art et son propre profit impitoyable et logique d’approbation qui nous a amenés à être entourés d’objets extraordinaires vides.
Certainement dans cette lecture, le potlatch a sa signification. C’est en fait l’exemple le plus connu et étudié de l’économie du cadeau. Par le potlatch, on montre sa propre richesse et son importance avec la distribution de ses objets les plus précieux. Contrairement aux systèmes économiques mercantilistes, l’essentiel en potlatch n’est pas de conserver et d’amasser des biens, mais de les gaspiller. La logique de l’économie de marché est donc complètement inversée. C’est un mécanisme par lequel ils sont retirés du processus commercial des marchandises. Un acte visant donc à en alterner le fonctionnement.
Certainement une provocation : je n’ai pas besoin de tout cela, je n’ai pas besoin de votre argent, je n’ai pas besoin de votre admiration, et je vous le montre en détruisant ce que vous désirez.
Fondamentalement : je ne suis pas un Peter Doig, un Damien Hirst, un Anselm Kiefer, un Zeng Fanzhi, un Jeff Koons ou un quelconque Ai Weiwei (c’est-à-dire n’importe quelle marchandise !). Je suis Julien Blaine et je peux librement donner ou détruire mon travail.
Un grand acte de supériorité et d’indépendance, peut-être d’arrogance et de fierté, mais tout cela est également motivé par la générosité et la conscience de son rôle. La libre distribution de ses avoirs, ou leur destruction rituelle, affirme et renforce l’importance et le rang de ceux qui l’exécutent.
Prise de conscience : seuls ceux qui sont libres de contraintes peuvent décider par eux-mêmes.
Générosité : toujours la base du travail de Blaine et cela l’a conduit, comme déjà mentionné, à troquer et à donner son travail au monde entier.
L’activité de Julien Blaine, depuis ses débuts au début des années 1960, est marquée par un besoin impérieux de diffuser son travail dans le monde entier. Bien que cette tension caractérise tous les artistes qui souhaitent façonner le monde de sa propre vision esthétique, elle prend chez Blaine la forme d’une fureur de publication marquée par un esprit prodigue qui frise le gaspillage, ce qui l’amène, en très peu de temps, à fonder collaborer à de nombreux magazines d’art et de poésie et participer à de nombreux festivals et réunions internationales. Rappelons-nous seulement deux, tous deux extrêmement importants : « Destruction in Art Symposium », organisé par Gustav Metzger à Londres en 1966, et « Parole sui Muri », organisé par Claudio Parmiggiani et Adriano Spatola à Fiumalbo, une petite ville des Apennins de Modène, dans le été 1967.
L’esprit de partage qui animait toutes les années soixante et que Blaine adoptait comme une forme stratégique importante pour la diffusion de son travail a conduit à la naissance d’un réseau international d’échanges et de collaborations qui a littéralement inondé le monde de la poésie et de l’art. Des milliers de lettres et de colis, contenant des œuvres, des livres, des magazines, des affiches, des brochures, ont voyagé d’un bout à l’autre du monde, trouvant à certains endroits un point d’accumulation, de sédimentation. Ces lieux étaient souvent des sites de magazines, tels que « Geiger » des frères Spatola en Italie, « Diagonal Cero » d’Edgardo Antonio Vigo en Argentine, « Vou » de Kitasono Katué au Japon et « Doc (k) s » de Blaine en France. Dans ces lieux de production, la création et l’édition de ressources extraordinaires ont été constituées, riches en matériaux et en informations. Véritables paradis pour les érudits de l’histoire du XXe siècle. L’un d’entre eux est le Moulin de Ventabren, maison de Julien Blaine où, outre les documents soumis pour la préparation de Doc(k)s, ceux relatifs aux précédents magazines susmentionnés ont été conservés : « Geranonymo », « Robho », « Pirate », « Approches », etc.
Oui, encore une fois, un geste d’extrême générosité, ou de gaspillage si l’on veut.
Mais quel courage !
Au lieu de s’installer dans les dernières distinctions honorifiques de ces dernières années, Blaine décide de tout réinitialiser. Éliminer tout souvenir de soi et de son travail, en éliminant ainsi la possibilité de créer ses propres mots, de créer des liens et des références à ses travaux précédents et de commencer une nouvelle aventure avec une table rase. Ou plutôt, des cendres de sa propre vanité artistique.
Alors oui, cher Julien, je participe volontiers à ton potlatch et à ce repas totémique.
Je me nourrirai encore une fois de votre chimère sacrée.
Une histoire de Julien Blaine…
de Marta Rosenquist
Je me suis permis d’entrer dans les espaces de la Friche car je m’y sentais libre. La porte de l’ancienne manufacture était grande ouverte, et j’ai senti que je pouvais m’y balader sans entrave et sans que personne ne m’en empêche ou même ne me remarque. Je me souviendrai toujours de cette première visite à la Friche, de ses immenses bâtiments en béton, de leur couleur grisâtre, de ses murs, d’un lieu à la fois monstrueux et intrigant – un lieu déréglementé, décalé par rapport à son quartier et à sa ville. Julien Blaine a dû apprécier la liberté de ses espaces également. En 1992, en tant qu’Adjoint à la Culture de la Ville de Marseille, connu sous le nom de Christian Poitevin, il ouvrit la voie vers la création de la Friche dans le cadre de son initiative « Les Friches Nomades ». Il possédait, en quelque sorte, les clés de la Friche qui permettaient aux premiers Frichistes et publics d’investir le lieu de culture contemporaine.
Plus d’un quart de siècle plus tard, en mars 2020, Julien Blaine invite de nouveau le public dans les espaces de la Friche pour une action originale : son exposition rétrospective, Le Grand Dépotoir qui se déroule dans la Tour, donne au visiteur la liberté de décrocher l’œuvre de son choix et de l’emporter chez lui. Les œuvres qui ont été choisies et emportées par le public sont remplacées par d’autres œuvres présentées dans un deuxième vernissage un mois après le début de l’exposition. Vingt-huit ans après le début de la Friche, cet ancien adjoint à la culture souligne de nouveau, à travers cette exposition, l’importance qu’il attribue à la liberté.
Un site industriel peut être recyclé et modifié afin d’être adapté à différentes activités, et cela souvent à travers plusieurs siècles. Notre ami électricien Jean Valle a façonné la mutation d’anciens espaces de la Friche, car pendant les années 1950 il travailla afin de transformer les anciennes raffineries du Sucre Saint-Louis sur la rue Jobin, au moment de l’agrandissement de la Manufacture de Marseille. C’est vers cette époque-là que le jeune Christian Poitevin découvrit ce lieu lors d’une sortie de classe, au moment où il fréquentait le lycée Marseilleveyre. À l’occasion de cette visite, il fit connaissance avec une jeune ouvrière qui lui offrit en cadeau une cigarette qui fait un mètre de long, car elle n’était pas encore passée à travers la machine de découpage !
À l’âge de vingt ans, Julien Blaine commença sa carrière avec une interview d’un éléphant. Vingt ans plus tard, en 1982, à l’âge de quarante ans, l’artiste-poète choisit le grand escalier de la Gare Saint-Charles pour une de ses performances les plus spectaculaires : Chute : chut !
Habillé d’un costume noir, il semble éteindre une cigarette tranquillement avant de se lancer du haut des marches, son corps perpendiculaire à la descente de l’escalier. Une fois le mouvement de descente enclenché, Julien Blaine s’enroule marche par marche, ses épaules entrant en contact brutalement avec chacune d’entre elles. Cet enroulement jusqu’en bas de l’immense escalier me rappelle le jeu d’enfant de rouler sur une pelouse verte en pente, le corps allongé dans l’herbe. Sauf que les marches de cet escalier sont bien plus dures qu’une pelouse. Mais en regardant une vidéo de cette performance au ralenti, je me demande s’il n’y aurait pas un absurde plaisir à se lancer en haut de cet escalier et à se laisser emporter par la force de la gravité, en descendant jusqu’en bas. Un peu comme celui d’un homme qui tente de voler en sautant d’en haut de sa terrasse avec une fausse aile attachée à chaque bras. Il ne volerait pas bien loin, mais il prendrait un essor et croirait pour un instant magique qu’il vole – avant de tomber dans l’herbe en dessous de sa maison.
Quelques années plus tard, en 1990 à la Belle de Mai, non loin de la Gare Saint-Charles, la Manufacture des tabacs de Marseille ferme ses portes. Un jour, Michel Crespin me raconta qu’où qu’il aille, dans tous les pays, quand il voyait un espace qui avait perdu sa fonction, il réfléchissait à la manière dont il pourrait exister en tant qu’être humain et en tant qu’artiste dans cet espace. Les quelques 45 000 mètres carrés de l’ancienne manufacture devaient inspirer de la même façon les deux hommes de théâtre, Philippe Foulquié et Alain Fourneau, qui s’installèrent à la Friche accompagnés de leur middle man, Fabrice Lextrait, ainsi que l’Adjoint à la Culture qui fut derrière cette initiative. Ce fut le site destiné à recevoir la politique de mélange des disciplines, des origines culturelles et des classes sociales marseillaises souhaitée par Christian Poitevin. Ce projet, prévu pour être provisoire et éphémère, a surpris en se renforçant et en perdurant à travers les années.
Fast forward de plus d’un quart de siècle… Nous sommes en 2020 et la Friche existe toujours. Le jeune homme qui commença sa carrière en interviewant un éléphant y expose ses tableaux, croquis-ébauches, dessins, sculptures, « install-actions » de 1962 à 2019 une dernière fois. Et l’artiste-poète est toujours guidé selon ses principes : Liberté, destruction, et « l’inexistant total ». Liberté, car nous sommes libres de prendre le ou les œuvres de notre choix au moment de notre passage. Destruction, car tout est destiné à partir, emporté par les visiteurs, et ce qui n’est pas emporté est destiné à être enflammé dans un grand « feu de joie ». Et l’inexistant total, car à la fin de l’exposition, il est prévu que tout doit disparaître, et qu’il ne restera plus rien.
À l’heure actuelle, Julien Blaine est toujours guidé par les mêmes principes que Christian Poitevin au moment de la fondation de la Friche. Le qualificatif mentionné le plus souvent quand j’ai demandé aux artistes et producteurs de décrire la Friche des années 1990 est la liberté. Et il souhaitait que le lieu soit éphémère – destiné à durer trois ans maximum. Mais en fin de compte le projet fut trop beau et le site trop attachant pour ne pas durer. La Friche continue à exister, mais dans un sens Julien Blaine garde toujours sa volonté d’éphémère à travers cette exposition où les œuvres se volatilisent au fur et à mesure qu’elles sont choisies par les visiteurs. Mais cette action n’est pas simplement une façon de « se débarrasser » ou de « redistribuer » ses œuvres, mais une réaction vis-à-vis à l’hypocrisie qu’il constate dans le marché de l’art contemporain à l’heure actuelle.
Tout comme l’ancien Adjoint à la culture, c’est un homme qui agit selon ses principes. Sa carrière d’homme politique tourna court quand le Maire Robert Vigouroux a annoncé qu’il soutiendrait la candidature d’Edouard Balladur lors des élections présidentielles de 1995. Christian Poitevin démissionna tout de suite, pensant que d’autres membres du cabinet du Maire le suivraient, mais finalement il serait le seul. Quoi qu’il en soit, il laissa un legs important à la suite de son passage : le MAC Marseille, le Musée d’Arts africains, le Centre international de poésie, la Friche, …
Il ne me reste qu’à dire, merci Julien, merci !