Street Trash – L’effet spécial de la sculpture à la Friche La Belle de Mai, Marseille


Jusqu’au 10 mai 2020, TANK art space devait présenter « Street Trash : L’effet spécial de la sculpture » une exposition imaginée par Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne.

Les mesures prises par le gouvernement pour limiter la propagation du Coronavirus COVID-19 interdisent pour le moment l’accès au 4ème étage de la Tour panorama à la Friche La Belle de Mai.

Il est inhabituel de chroniquer une exposition qui pourrait rester sans visiteur…
Néanmoins, il semble nécessaire de rendre compte de la visite de presse du 13 mars dernier, par considération pour les deux commissaires et surtout pour leur engagement et la qualité du travail réalisé.

Street Trash - Friche La Belle de Mai - Vue de l'exposition
Street Trash – Friche La Belle de Mai – Vue de l’exposition

« Street Trash : L’effet spécial de la sculpture » rassemble une cinquantaine d’œuvres, et plus particulièrement des sculptures qui ont pour Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne « un univers commun avec le film Street Trash et plus largement avec le grotesque, le post-apocalyptique, la culture gore, la poubelle de rue, la récupération, les rebuts, les lieux abandonnés et délaissés… »

Le long métrage réalisé par Jim Muro à la fin des années 1980 est souvent considéré comme un film culte de série B, en particulier pour l’absence d’effusion de sang et des effets spéciaux à l’époque très novateurs. La scène où l’un des personnages se liquéfie sur une cuvette de WC après avoir avalé une gorgée de gnôle est devenue un classique.

Street Trash (1987) - Image du film de Jim Muro
Street Trash (1987) – Image du film de Jim Muro

La question de l’empoisonnement au centre de Street Trash avec l’étrange Viper trouve un écho singulier avec l’épidémie qui interdit l’accès à l’exposition…

Street Trash (1987) - Image du film de Jim Muro
Street Trash (1987) – Image du film de Jim Muro

Dans leur propos curatorial (reproduit ci-dessous), les deux commissaires expliquent clairement comment plusieurs éléments marquants de ce film ont nourri leur projet d’exposition. Ils insistent en particulier sur :

« Le contexte global aux accents post-apocalyptique, où vivent les exclus d’une société en crise, dans une atmosphère sale et polluée entre aujourd’hui en résonance avec les théories liées à l’Anthropocène. Préoccupation que l’on retrouve au centre de beaucoup des pratiques des artistes présentés ici ».

Street Trash - Friche La Belle de Mai - Vue de l'exposition
Street Trash – Friche La Belle de Mai – Vue de l’exposition

On attendait avec curiosité, et il faut bien l’avouer une certaine appréhension, de découvrir ce que les deux jeunes artistes allaient construire à partir de Street Trash. Les souvenirs plutôt mitigés laissés par « Retour sur Mulholland Drive, le Minimalisme fantastique » de Nicolas Bourriaud à La Panacée, en 2017 pouvaient faire craindre le pire…

Les références à l’œuvre de Jim Muro sont évidemment beaucoup moins lourdes et périlleuses que celles que Nicolas Bourriaud faisait au chef-d’œuvre de Lynch. Bien entendu, les ambitions conceptuelles ne sont ici pas les mêmes, mais Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne réussissent pleinement leur projet là où le directeur général du MoCo nous avait laissé très dubitatifs.

« Street Trash : L’effet spécial de la sculpture » multiplie avec habilité et finesse, souvent avec humour et dérision les échos aux scènes et aux décors de l’œuvre cinématographique de Jim Muro.

Les deux sculpteurs proposent une sélection cohérente et pertinente d’œuvres « qui, par leurs formes, leurs matériaux et leur esthétique partagent cette fascination jouissive pour ce qui fait peur, répugne ou traumatise, mais qui pourtant subliment les matières pauvres et délaissées ».

« Street Trash : L’effet spécial de la sculpture » est installé dans l’espace qu’occupait récemment « Par Hasard ». Tout en conservant la plupart des cimaises en place, les deux commissaires ont réussi avec une étonnante économie de moyen à en modifier totalement l’ambiance et à créer une scénographie « sombre et inquiétante ». Ils jouent adroitement avec la lumière, les volumes et les matières des œuvres exposées pour illustrer l’effet spécial de la sculpture et construire différents îlots qui structurent le parcours de visite.

Street Trash - Friche La Belle de Mai - Vue de l'exposition
Street Trash – Friche La Belle de Mai – Vue de l’exposition

Sur 700 m², au 4ème étage de la Tour panorama, on (re)découvre avec interêt des œuvres de : Sylvie Auvray, Alexandre Bavard, Michel Blazy, Mathis Collins, Johan Creten, Mimosa Echard, Daniel Firman, Julien Goniche, Michel Gouéry, Amandine Guruceaga, Agata Ingarden, John Isaacs, Renaud Jerez, Jed Kirby, Hugo L’ahelec, Arnaud Labelle-Labelle-Rojoux, Estrid Lutz, Anita Molinero, Elsa Sahal, Maxime Sanchez, Ugo Schiavi, Jim Shaw, Anne Wenzel.

À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite ainsi que le texte d’introduction de Pacôme Thiellement et le propos curatorial d’Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne. Ces deux documents sont extraits du dossier de presse.

Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Tank Art Space est une structure de production d’art contemporain et un espace de diffusion à Marseille. Le lieu a été créé en 2014 par Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne.

On se souvient de « Raoul Reynolds : une rétrospective », un projet co-produit par Tank Art Space avec la Friche en 2016 et dont on avait particulièrement apprécié l’originalité et la qualité. Le commissariat était alors partagé par Amandine Guruceaga et Francesca Zappia.

En savoir plus :
Sur le site de Tank Art Space
Suivre l’actualité de Tank Art Space sur Facebook et Instagram
Sur le site de la Friche
Suivre l’actualité de la Friche Sur Facebook, Twitter et Instagram

Street Trash : Regards sur l’exposition

Le parcours de visite débute par un texte d’introduction que signe Pacôme Thiellement. Auteur d’essais « d’inspiration exégétique et burlesque », de chroniques dans de nombreuses revues et de quelques commissariats, il est aussi co-auteur avec Thomas Bertay de films expérimentaux. À l’occasion d’un passage par l’émission Mauvais Genres de François Angelier sur France Culture, il était ainsi présenté : « Monteur de formation, vidéaste et documentariste, essayiste, il a publié depuis près de dix ans toute une série d’ouvrages qui embrasse Nerval et Led Zeppelin, la mort supposée de Paul Mc Cartney et l’économie sociale selon Frank Zappa, David Lynch et Matt Konture »…

Michel Blazy - Voyage au centre, 2002 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Michel Blazy – Voyage au centre, 2002 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

En face, sur le palier, trois vidéos de Michel Blazy (Voyage au centre, Green pepper gate, 2002 et Le multivers, 2003), prêtées par le Frac Paca, sont opportunément projetées en préambule…

Street Trash - Friche La Belle de Mai - Vue de l'exposition
Street Trash – Friche La Belle de Mai – Vue de l’exposition

Sur le plateau plongé dans une inquiétante pénombre, trois séquences organisent le parcours du visiteur. Chacune occupe environ un tiers de l’espace avec parfois des frontières indécises. La déambulation n’est ni contrainte ni orientée. « Street Trash : L’effet spécial de la sculpture » laisse à chacun le soin de construire son propre montage, d’imaginer son récit…

Poison et maladie

Cette première séquence regroupe des œuvres de Jim Shaw, John Isaacs, Jed Kirby, Sylvie Auvray, Elsa Sahal et Daniel Firman.

Sur la gauche en entrant dans la salle, on découvre un ensemble de Jim Shaw prêté par la galerie Praz-Delavallade. Cet artiste américain développe une œuvre assez indéfinissable que la galerie présente comme « puisant à de multiples sources, y compris ses obsessions psychologiques personnelles, ainsi que son appétit omnivore pour la culture pop américaine, pour en faire un art spirituel et carrément bizarre »…

Jim Shaw - Nose sculpture wall sconce (AbEx 6), 2007 et Dream Object, 2015 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Jim Shaw – Nose sculpture wall sconce (AbEx 6), 2007 et Dream Object, 2015 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Autour d’une applique lumineuse en forme de nez couvert d’inquiétantes coulures sanguinolentes (Nose sculpture wall sconce (AbEx 6), 2007), l’accrochage présente un dessin inspiré des comics dont le titre renvoie clairement à la maladie (Dream Object («An Alien 4 promo took place in pastoral N. Africa… An early Jack Kerby comic called Brain Tumor… »), 2015), et deux petits tableaux très étranges (Strange Beautiful et What is the Law? Not to Spill Blood, 2019).

Jim Shaw - Strange Beautiful, 2019 et What is the Law Not to Spill Blood, 2019 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Jim Shaw – Strange Beautiful, 2019 et What is the Law Not to Spill Blood, 2019 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

De l’autre côté de la cimaise, on retrouve une sculpture de Daniel Firman (Trafic, 2002) issue des collections du Frac Occitanie Montpellier et que l’on a pu voir à de multiples occasions. Pour les commissaires, le lien avec l’univers du film de Jim Muro est assez évident, tout comme le comportement « maladif » du personnage dont la tête disparaît dans un amas d’objets disparates…

Daniel Firman - Trafic, 2002 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Daniel Firman – Trafic, 2002 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Au centre de cette première travée, deux sculptures aux caractères anthropomorphiques et sexuels d’Elsa Sahal prêtées par la galerie Papillon (Alchemist’s Daughter n°4 et Nue posée, 2018) évoquent peut-être les personnages féminins de Street Trash et les morceaux de pâte de verre pourraient rappeler quelques conséquences de la gnôle frelatée qui y circule…

Elsa Sahal - Alchemist's Daughter n°4, 2018 et Nue posée, 2018 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Elsa Sahal – Alchemist’s Daughter n°4, 2018 et Nue posée, 2018 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Un peu en retrait, une pièce de John Isaacs de la collection des Abattoirs à Toulouse (Utopia de la serie Voices from the Id, 2001) montre un cerveau en décomposition, recouvert de journaux qui fait des bulles de savon…

John Isaacs - Utopia de la serie Voices from the Id, 2001 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
John Isaacs – Utopia de la serie Voices from the Id, 2001 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Dans le coin gauche de la salle, on découvre trois sculptures de Jed Kirby, un des avatars de Benjamin Marianne. Ce jeune artiste californien a produit pour l’exposition des œuvres où il recouvre de résine des objets de récupération issus de pièces reniées et abandonnées par des artistes à la Friche où Benjamin Marianne exerce aussi les fonctions de régisseur…


Un totem vaudou (The Vodoun Effect (Hard Return), 2020) côtoie un inquiétant indien (Big Indian Strike Back, 2020). Ces deux sculptures font évidemment écho aux effets du Viper…


Au mur, une pelle dorée (Murder of Dr AMP, 2020) évoque le Dr Amp (aka Dr. Jacoby) que l’on croise dans Twin Peaks : The Return où ce personnage répand sur Internet des vidéos de théories conspirationnistes dans le but de vendre ses pelles dorées…

Jed Kirby - Murder of Dr AMP, 2020 (Détail) - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Jed Kirby – Murder of Dr AMP, 2020 (Détail) – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Ici, on constate le résultat d’un violent retour de l’outil dans son visage !

Cette première séquence se termine avec trois sculptures en céramique émaillée de Sylvie Auvray prêtées par la galerie Laurent Godin. Un imposant Grand bleu, 2015-2018 est accompagné par deux petites pièces dont un tragique Libérée, délivrée, 2015-2019. Ces trois œuvres incarnent pour les commissaires les univers du vaudou et de la sorcellerie…

Sylvie Auvray - Libérée, délivrée, 2015-2019 - Sans titre, 2016 et Grand bleu, 2015-2018 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Sylvie Auvray – Libérée, délivrée, 2015-2019 – Sans titre, 2016 et Grand bleu, 2015-2018 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Métamorphoses et devenir monstre

Cette deuxième partie commence sur la droite par une pièce récente et Sans titre de Mimosa Echard où on découvre sur un amas de coussins, de traversins et sur une chaise trois poupées de chiffon à l’image de Gollum…

Mimosa Echard - Sans titre, 2020 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Mimosa Echard – Sans titre, 2020 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Cette installation entre morbide et malsain précède une série de collages photographiques de Julien Goniche où il représente des portraits troublants et inquiétants de ses Ex « recomposés » à partir d’images récupérées…

Julien Goniche - Ex, 2020 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Julien Goniche – Ex, 2020 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

En face, évoquant peut-être les voyeurs du film, une sculpture de Renaud Jerez (Sans titre (When Tania arrived at home), 2016) regarde à la fois le visiteur et les photos de Julien Goniche. Métamorphose entre yeti, momie, mutant, vampire et androïde vaudous, cette pièce est prêtée par l’artiste et la galerie Crèvecoeur…

Renaud Jerez - Sans titre (When Tania arrived at home), 2016 (Détail) - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Renaud Jerez – Sans titre (When Tania arrived at home), 2016 (Détail) – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Au centre de cette deuxième séquence, les deux commissaires proposent un dialogue très réussi entre les sculptures d’Alexandre Bavard et Anne Wenzel.

Street Trash - Friche La Belle de Mai - Vue de l'exposition
Street Trash – Friche La Belle de Mai – Vue de l’exposition

Le premier présente un ensemble très cohérent de pièces remarquablement mis en scène (Jack, Mamouchka, Dune, Dune #2, Boba et Shirt, 2019). Shirt a été choisi pour mettre en page le visuel de l’exposition.

Alexandre Bavard a été lauréat en 2017 du prix Jeune révélation talents arts urbain décerné par l’ADAGP / Palais de Tokyo où il créa Bulky, un langage chorégraphique inspiré de la gestuelle du Grafitti qui décrivait comme une « métamorphose, une transformation à la manière des avatars que l’on retrouve sur Internet ou dans les jeux vidéos »…

En face, on rencontre trois bustes en céramique émaillée d’Anne Wenzel (Damaged Goods (Bust; Large/ Blue/ White), Damaged Goods (Bust; Large/ Red #01) et Damaged Goods (Bust; Large/ Red #02), 2013).

Inspirées des Gueules Cassées de la Première Guerre Mondiale, ces sculptures illustrent parfaitement les transformations corporelles que provoque l’absorption de la boisson frelatée vendue par Ed aux marginaux de Street Trash.

Cette seconde partie se poursuit avec trois pièces de Michel Gouéry (David et l’œil de Goliath, Gisant mobile, 2012 et Narativitélé, 2019). Elles évoquent à nouveau décompositions, métamorphoses et mutations monstrueuses. Le socle de la dernière sculpture rappelle naturellement la scène culte des toilettes…

Michel Gouéry - Narativitélé, 2019 - Gisant mobile, 2012 et David et l’œil de Goliath, 2012 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Michel Gouéry – Narativitélé, 2019 – Gisant mobile, 2012 et David et l’œil de Goliath, 2012 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Le Running Joke (left), 2018 de Mathis Collins renvoie à la même scène du film, mais aussi à l’affiche de sa version française remarquée en 1987 au Festival d’Avoriaz.

Métamorphoses et devenir monstre se termine avec deux pièces. Dans Tumulus Party II Director’s cut, 2020 de Hugo L’Ahelec, le corps du réalisateur (de Street Trash?) coupé en morceaux est placé dans trois cartons. On avait pu voir une version précédente de cette curieuse respiration enfouie sous des confettis dans un fly case pour Death Show à l’occasion des Chroniques Parallèles que proposait Audi talents sous le commissariat de Gaël Charbau à La Friche pour la rentrée 2018.

Hugo L’Ahelec - Tumulus Party II Director's cut, 2020 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Hugo L’Ahelec – Tumulus Party II Director’s cut, 2020 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Un peu plus loin, L’arbre aux museaux (museaux, musette), 2002 d’Arnaud Labelle-Rojoux multiplie citations et jeux de mots burlesques…

Apocalypse et anthropocène

Cette troisième partie de l’exposition commence par trois pièces d’Estrid Lutz qu’elle avait présentées dans le remarquable The Body of Tears (Le corps des larmes) l’automne dernier au MOCO Panacée, à l’issue d’une résidence de production.

Estrid Lutz - Deep Water Snake Cable Porn et Ballet of Atrofied Planktons Data Center Fuze Cable Porn, 2019 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Estrid Lutz – Deep Water Snake Cable Porn et Ballet of Atrofied Planktons Data Center Fuze Cable Porn, 2019 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Les deux morceaux intitulés Deep Water Snake Cable Porn, 2019 peuvent faire penser aux hallucinations nocturnes de Bronson, l’ignoble et violent vétéran du Viêt-nam de Street Trash…

Un peu plus loin, on retrouve une pièce d’Agatha Ingarden (Venus, 2019) que l’on avait découvert lors de BOOM Jeune Création à la Panacée où elle avait été lauréate du prix en compagnie de Ilyes Mazari. Son installation mêle coquilles d’huîtres, silicone, fils de cuivre et sucre carbonisé qui dégoulinera pendant l’exposition. Elle rappelle une fois de plus les aspects gluants du film. Sa Venus interroge aussi de manière ambigüe le charme, le désir et l’érotisme de la nourriture à l’ère de l’anthropocène…

Amandine Guruceaga présente Kevin, the House is Burning !, 2020 une pièce où l’acier, le cuivre, le cuir et les paillettes assemblent des résidus de sa propre sculpture ou des déchets trouvés sur la Côte Bleue. De ces poubelles de l’anthropocène surgit une figure apocalyptique qui renvoie aussi à l’univers du film.

Amandine Guruceaga - Kevin, the House is Burning !, 2020 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Amandine Guruceaga – Kevin, the House is Burning !, 2020 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Les quatre poissons à tête de mort d’une vanité de Johan Creten (Nür Ein Fisch, 1992), que l’on avait vu l’été dernier à la Villa Datris, semblent regarder cela de manière dubitative… et s’interroger sur ce qu’ils font là.

Johan Creten - Nür Ein Fisch, 1992 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Johan Creten – Nür Ein Fisch, 1992 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Pour l’exposition, Anita Molinero a produit une nouvelle pièce Urge, 2020 qui évoque clairement la casse auto dans laquelle vivent les personnages de Street Trash.

Anita Molinero - Urge, 2020 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Anita Molinero – Urge, 2020 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Les deux commissaires qui ont connu Anita Molinero comme prof aux Beaux Arts, soulignent leur intérêt partagé pour l’imagerie gore et le cinéma de genre…

Street Trash (1987) - Image du film de Jim Muro
Street Trash (1987) – Image du film de Jim Muro

Maxime Sanchez expose quatre pièces : Roro, 2017, Destination finale (extrait), 2018, Texas Ghoul, 2017 et Icône striker, 2018. Deux d’entre elles sont des maquettes de cinéma. Ces sculptures d’assemblage amalgament dans des concrétions minérales des déchets de notre anthropocène adoré…

Maxime Sanchez - Destination finale (extrait), 2018 - Street Trash - Friche La Belle de Mai
Maxime Sanchez – Destination finale (extrait), 2018 – Street Trash – Friche La Belle de Mai

Le parcours se termine avec une nouvelle installation d’Ugo Schiavi :The present is the key to the past is the key to the future, I, II, III, 2020. Sur une plateforme en acier déployé soulevée par quatre câbles, on découvre trois agglomérats de plastique, de minéraux divers et végétaux qui semblent extraits d’un univers sous-marin… À moins qu’ils ne proviennent de carottages d’un improbable site archéologique ou de multiples décharges et pourquoi pas de la casse auto de Street Trash


Celles et ceux qui connaissent le travail d’Ugo Schiavi remarqueront que le titre déjà employé par l’artiste indique que cette nouvelle série se rattache à un projet qu’il mène depuis plusieurs années.

Propos curatorial :

Street Trash est un film culte américain « burlesquo-gore » de série B, réalisé par Jim Muro, sorti en 1987.
Le scénario se déroule en banlieue New-Yorkaise où se confrontent une communauté de parias vivant dans une casse automobile face à des mafieux, un justicier pas très habile et des commerçants sans vergognes.

Ce groupe d’individus affreux, sales et méchants sont touchés par un fléau : le Viper, une gnole frelatée très convoitée qui décape de l’intérieur et transforme celui qui la boit en ramassis de matière organique multicolore et dégoulinante. Plusieurs éléments marquants dans le film nourrissent le projet d’exposition : Le contexte global aux accents postapolyptique, où vivent les exclus d’une société en crise, dans une atmosphère sale et polluée entre aujourd’hui en résonance avec les théories liées à l’Anthropocène. Préoccupation que l’on retrouve au centre de beaucoup des pratiques des artistes présentés ici.

L’esthétique du décor de champ de ruines automobile où ses habitants y ont bâti non sans créativité un bidonville agrémenté d’un trône et autres accessoires macabres en agrégat offre une source inépuisable de matériaux pauvres que l’on retrouve employés dans le champs de la sculpture.

Les effets spéciaux des corps en métamorphose qui, contrairement aux autres films gores, apportent ici une touche légère voire absurde au genre. En effet, le sang y à été remplacé (pour échapper à la censure) par différents fluides colorés ce qui provoque de vrais feux d’artifice organiques et des geysers de latex multicolore. Cette jovialité brutale se rapproche de certaines pratiques artistiques qui n’hésitent pas s’approprier les techniques des effets spéciaux artisanaux et DIY.

Marseille, si l’on fait le parallèle, est comme certaines banlieues de New York des années 80, une ville où les déchets, la pollution et la pauvreté offriraient un décor idéal pour un film tel que Street Trash. Ce contexte singulier inspire depuis longtemps et a par ailleurs fait émerger des artistes Marseillais comme César, Richard Baquié ou Anita Molinero…

L’exposition a pour but de rassembler dans une scénographie sombre et inquiétante des œuvres d’artistes contemporains qui, par leurs formes, leurs matériaux et leur esthétique partagent cette fascination jouissive pour ce qui fait peur, répugne ou traumatise mais qui pourtant subliment les matières pauvres et délaissées.

Amandine Guruceaga et Benjamin Marianne

Street Trash par Pacôme Thiellement

Nietzsche se demandait quelle dose de vérité nous étions capables de supporter. Nous, c’est au sujet de la dose, non de vérité, mais d’empoisonnement que nous sommes en droit de nous poser cette question. Quelle dose de poison notre corps supportera-t-il ? Jusqu’à quel degré de saleté et de pourriture environnante réussirons-nous à nous adapter pour ne pas crever ? Nous produisons deux milliards de tonnes de déchets par an et nous vivons dans l’illusion d’une pérennité de la propreté et de sa primauté sur la saleté. Nous en produirons trois à quatre milliards dans 25 ans, si le monde existe encore dans 25 ans (et c’est pas gagné).

Et nous vivons tout épisode de saleté ou de poison comme un épisode temporaire, momentané, une pause entre deux séquences de propreté et de pureté. Nous continuons à éloigner les déchets dans des décharges éloignées du centre, mais celles-ci sont tous les jours un petit peu moins éloignées puisqu’elles ne cessent de grossir. Et nous vivons comme si ces décharges ne grossiraient pas un jour au point de dévorer les villes. Nous vivons comme si la saleté ne deviendrait jamais la règle, et la propreté, l’exception. Nous continuons à éloigner les déchets plus lourds et plus dangereux sur des îles-poubelles, qui finissent par se remplir à ras bord, transformant lentement mais sûrement la Terre en une Planète Poubelle.

Bien entendu, la grande majorité de ces déchets viennent de la partie la plus riche de la population mondiale. Celle qui peut se permettre de produire, de consommer et de jeter beaucoup de plastique, de métal, de verre. Et si le plastique ne représente que 12 % des déchets municipaux, on sait qu’il a une durée de vie particulièrement longue : une bouteille en plastique met entre 100 et 1000 ans à se dégrader. Les particules de microplastique contaminent les océans et empoisonnent les poissons. Il y aura bientôt plus de plastique que de poissons dans les océans. Lorsque la planète sera transformée en poubelle, qui sera capable d’y survivre ?

Lorsque les poissons seront transformés en plastique, que restera-t-il de nous ? Quelle dose de plastique serons-nous capables de supporter ? La vérité, c’est la poubelle de la vie, le plastique non-dégradable du monde. Et clairement nous ne sommes pas encore prêts pour cette vie à l’ère de la grande décharge. Nous ne sommes pas encore prêts à produire les anticorps qui nous permettraient d’en contrer les effets à court ou moyen terme.

Unique film de Jim Muro, « Street Trash » (1987) raconte l’histoire d’une société de parias, sous-prolétaires en haillons, clochards new-yorkais qui trainent dans les rues et vivent dans une décharge publique. Ils font une vie d’enfer aux autres comme à eux-mêmes, quand ils ne se mettent à boire une boisson nommée Viper, trouvée au fond de sa réserve par un vendeur de spiritueux sans scrupule : une boisson qui les liquéfie et met leurs corps en bouillie. Prendre « Street Trash » comme matrice d’exposition, et les déchets ou le saleté comme sujets esthétiques, c’est voir l’avenir prophétisé par ce film de Grand Guignol moderne, mélange de contestation politique, de gore et d’humour, mais surtout présentant un regard impitoyable sur les laissés-pour-compte des années 1980.

On peut y voir le véritable visage du libéralisme sans frein de l’Ere Reagan ou Tatcher, maintenant que ce cauchemar est devenu l’idéal politique de la presque totalité des gouvernements de l’Occident, celui de Emmanuel Macron en tête, en opposition totale avec leurs peuples réduits progressivement à l’extrême pauvreté. La paupérisation des classes moyenne est l’évidence qui semble si difficile à reconnaître au monde politique moderne, cette terrifiante réalité qu’il nous est donné de vivre, et à laquelle il faut trouver une parade, une méthode pour transformer le poison en remède. Il s’agit désormais de se transformer en monstre.

Raymond Queneau disait que les romans se divisaient en deux catégories : les Iliade et les Odyssée. « Toute grande œuvre est soit une Iliade soit une Odyssée, les odyssées étant beaucoup plus nombreuses que les iliades : le Satiricon, La Divine Comédie, Pantagruel, Don Quichotte et naturellement Ulysse sont des odyssées, c’est-à-dire des récits de temps pleins. Les iliades sont au contraire des recherches du temps perdu : devant Troie, sur une île déserte ou chez les Guermantes. » Il a oublié une troisième catégorie : les récits de temps futur, les prolégomènes à un changement d’état, les épreuves menant à une métamorphose. C’est l’homme qui se transforme en monstre, en super-héros ou en dieu.
Même si cette catégorie existait déjà à l’époque de Queneau, elle ne devait pas être aussi omniprésente qu’à partir de l’après-guerre : à partir des films d’horreur, des séries B, des comics. Notre temps, marquée par la saleté, la pollution et le poison, à spontanément imposé cette transformation comme un enjeu esthétique majeur. Se transformer en monstre pour acquérir une puissance suffisante pour affronter le monde. Être aussi chaotique, voire plus chaotique, que la réalité qu’on traverse. « J’appelle monstre toute originale inépuisable beauté » comme disait Alfred Jarry. Incipit Anarchimie.

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer