Le théâtre du silence de Djamel Tatah au Musée Fabre


Jusqu’au 16 avril 2023, le Musée Fabre présente « Djamel Tatah, le théâtre du silence », une remarquable exposition monographique. Dans une scénographie sobre et millimétrée, l’accrochage construit avec la collaboration de l’artiste rassemble une quarantaine d’œuvres.

Le parcours commence dans le hall Buren avec une spectaculaire frise de treize panneaux (Sans titre, 2005) où Djamel Tatah a invité certains de ses hittistes. Ces portraits en pied, figures emblématiques de son œuvre évoquent de jeunes hommes des banlieues françaises, algériennes ou d’ailleurs qui tuent le temps adossés contre les murs. Attendent-ils encore des jours meilleurs ?.

Djamel Tatah, Sans titre, 2005, huile et cire sur toile, ensemble de 12 tableaux de 220 x 160 cm chacun, collection de l’artiste. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes / © Adagp, Paris, 2022
Djamel Tatah, Sans titre, 2005, huile et cire sur toile, ensemble de 12 tableaux de 220 x 160 cm chacun, collection de l’artiste. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole – photographie Frédéric Jaulmes / © Adagp, Paris, 2022

« Djamel Tatah, le théâtre du silence » s’articule ensuite en cinq séquences où sont abordés « différents moments de la carrière de l’artiste, selon une approche thématique qui explore plusieurs composantes conceptuelles de son œuvre, nourrie de philosophie et d’histoire des arts, de la peinture jusqu’à la danse, le théâtre et le cinéma » :

Avant de descendre la volée de marches qui conduit à l’exposition, un espace a été aménagé pour la projection d’un film produit par le Musée Fabre et réalisé par Saoussen Tatah, fille de l’artiste et de trois diaporamas qui illustrent la construction des compositions de Djamel Tatah à partir d’une à partir d’une banque d’images qu’il a constituée.

Saoussen Tatah - Djamel Tatah, le théâtre du silence, 2022 - Aux origines de la peinture au Musée Fabre
Saoussen Tatah – Djamel Tatah, le théâtre du silence, 2022 – Aux origines de la peinture au Musée Fabre

Le parcours se termine dans l’atrium Richier avec une imposante installation d’œuvres gravées imprimées sur tissus avec la collaboration de l’atelier Michael Woolworth.

Djamel, Tatah, Sans titre, 2019, lés gravés et peints recto verso sur toile varia ignifugée M1, ensemble de 4 lés de 740 x 150 cm chacun, collection de l’artiste. Michael Woolworth Publications, Paris. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole - photographie Frédéric Jaulmes / © Adagp, Paris, 2022
Djamel, Tatah, Sans titre, 2019, lés gravés et peints recto verso sur toile varia ignifugée M1, ensemble de 4 lés de 740 x 150 cm chacun, collection de l’artiste. Michael Woolworth Publications, Paris. © Musée Fabre de Montpellier Méditerranée Métropole – photographie Frédéric Jaulmes / © Adagp, Paris, 2022

Installé à Montpellier depuis 2019, Djamel Tatah présente au centre de l’exposition un ensemble d’œuvres, réalisées dans son atelier montpelliérain pour ce théâtre du silence, en dialogue avec les tableaux sélectionnés par les commissaires.

On attendait avec beaucoup de curiosité ce que révélerait ce projet montpelliérain, annoncé comme un regard sur plus de trente-cinq années de création, et sur les éclairages nouveaux qu’il apporterait après l’inoubliable sélection d’œuvres rassemblées à Avignon par Éric Mézil, en 2018.

Sans faire oublier les conversations chuchotées avec les monochromes de la Collection Lambert auxquels s’ajoutaient quelques pièces prêtées par l’ancien galeriste et les « Cantos » de Barnett Newman, « Djamel Tatah, le théâtre du silence » impose un autre regard sur les « monochromes peuplés » de l’artiste, pour reprendre une formule de Danièle Cohn.

Le parcours et l’accrochage offrent des conditions exceptionnelles pour accorder une attention soutenue à la peinture de Djamel Tatah, aux images enfouies, aux tourments dissimulés, aux secrets indicibles que ses figures nous commandent de voir bien qu’ils ne soient jamais ici incarnés.

Djamel Tatah, le théâtre du silence au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence au Musée Fabre

Au travers des multiples échos à l’histoire que dissimulent l’accumulation des couches de peinture et le mouvement des silhouettes, Djamel Tatah nous renvoie à notre histoire intime et à nos angoisses face à l’irrationalité du monde…

Dans son essai « Des Tableaux et des hommes » pour le catalogue de l’exposition avignonnaise, Danièle Cohn écrivait avec une étonnante évidence ce qu’on ne saurait mieux exprimer :

« Les êtres humains peints par Djamel Tatah nous renvoient à notre réalité, celle que nous édifions envers et contre l’autre, que nous subissons tout autant. Se croiser, se frôler peut-être, la rencontre est brève, sans lendemain, une rencontre de l’identique ou du moins du ressemblant. Elle n’arrête pas plus le mouvement des corps, plus exactement les corps en mouvement, qu’elle ne vainc leur immobilité. Quelle que soit leur position, les êtres peints par Djamel Tatah sont des gisants, vifs ou morts. Ils ont dû un jour, souvent, crier, mais en sont restés muets, parce que nous sommes devenus sourds, et que, pire encore, nous nous appliquons à le rester : contrainte terrible, le cri n’a de sens que s’il est entendu, et écouté. Il pourrait, aurait pu y avoir une écoute du silence. Il n’y en a pas eu. Mis en série, les êtres composent des diptyques, des triptyques, des frises de visages. Leurs corps immobiles, paradoxalement, marchent pourtant, chutent, s’assoient, s’écroulent, se couchent. Et d’un tableau à l’autre se produit un bougé. Le regard doit alors se régler sur plusieurs tableaux, assemblés ou non par le peintre, pour saisir les variations d’une tension, l’art de la composition, et la rigueur impitoyable qui en résulte. Qu’ils soient seuls ou à deux, en groupe, en tas quelquefois, dans un amas de corps, les êtres constituent une humanité vouée à une solitude qui n’a pas été choisie, mais est son statut. Ils le savent, ceux-là que peint Tatah, ils n’attendent plus grand-chose des autres, de l’autre, leur expérience est faite depuis longtemps. Ces autres, autrui dirait la philosophie morale, nous donc, ne prennent pas soin de celui qui va seul, ils s’en méfieraient presque et s’écartent. Un sentiment d’abandon règne et étreint le spectateur. Cet abandon, très proche de celui que le théâtre de la seconde moitié du XXe siècle, de Samuel Beckett à Jean-Luc Lagarce, expose à la scène, est un état, une douleur, qui ne recourt à aucune plainte, ne se lamente pas, mais doit être inlassablement assigné. Au spectateur des toiles de Djamel Tatah il est demandé ici, en peinture et par cette peinture, d’assumer la responsabilité de l’abandon, au plein sens du terme, qu’il en soit directement coupable, ou pas. Car lui, avec les autres, a abandonné ces esseulés, et ce n’est pas dans l’instant où il les voit toutes et tous ici face aux tableaux de Djamel Tatah qu’a lieu l’abandon, dans une sorte de prise de conscience. »

Les innombrables conversations entre les œuvres qu’autorise la scénographie et l’accrochage font surgir brusquement, dans des cadrages inspirés des Primitifs italiens, des éclats où s’entremêlent des figures spectrales des toiles de Poussin, Géricault, Delacroix ou Manet, des photographies de presse, de publicité, des morceaux de peinture de Barnett Newman, des lumières sourdes de certains Rothko, des cadavres d’Andres Serrano, des silhouettes du Tanztheater de Pina Bausch, des motifs de Terry Riley, de Philip Glass, de Bach, de Mounir Bachir ou de Anouar Brahem…

Djamel Tatah, le théâtre du silence au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence au Musée Fabre

« Djamel Tatah, le théâtre du silence », c’est aussi une formidable leçon offerte à celles et à ceux qui oublient parfois que peindre un tableau, c’est beaucoup plus que de faire les images qui se multiplient sur les cimaises ces dernières années…

Avec la complicité de Djamel Tatah, le commissariat très inspiré est assuré par Michel Hilaire, directeur du musée Fabre, et Maud Marron-Wojewodzki, conservatrice, responsable des collections modernes et contemporaines du musée Fabre.

Excellent catalogue aux Éditions Snoeck. Une éclairante conversation entre Djamel Tatah et Michel Hilaire est suivie des essais de Maud Marron-Wojewodzki (Des témoins du théâtre du monde), de Natasha Marie Llorens (Une forme de disparition du corps), d’Erik Verhagen (Hybride). Les annexes très complètes comprennent une chronologie, une bibliographie et la listes des œuvres exposées.

La remarquable scénographie millimétrée est signée par Maud Martinot. Le mise en lumière irréprochable a été dorigée par Olivier Chassagne.

Compte rendu de visite à suivre.
À lire, ci-dessous, la présentation du parcours de l’exposition annoncé dans le dossier de presse.

En savoir plus :
Sur le site du Musée Fabre
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Sur le site de Djamel Tatah
Djamel Tatah sur le site de la galerie Jérôme Poggi

« Djamel Tatah, le théâtre du silence » : Parcours de l’exposition

Tout commence dans le hall Buren avec douze panneaux qui représentent la figure répétée d’hommes jeunes, la tête baissée, le regard au sol, les mains dans les poches, sur des fonds alternativement bleus ou rouges… Un treizième, sur un fond jaune, paraît commander l’entrée de l’exposition. Tous similaires et tous différents, ils appartiennent à une imposante frise de vingt et une toiles peintes en 2005. Ces hittistes (d’après le terme « hit », « mur » en arabe) évoquent « ces jeunes hommes des banlieues françaises ou algériennes et plus largement, au-delà du vocable, de toutes les sociétés, qui passent leurs journées appuyés sur des murs, comme des présences muettes dont les institutions, quelles qu’elles soient, ne savent que faire mais qui trouvent ainsi les moyens de leur visibilité dérangeante ». (Éric de Chassey, catalogue de l’exposition au MAMA, Alger 2013).

Djamel Tatah, Sans titre, 2005 - le théâtre du silence - Aux origines de la peinture au Musée Fabre
Djamel Tatah, Sans titre, 2005 – le théâtre du silence au Musée Fabre

Rassemblés pour la première fois, ces 21 hittistes avaient fortement marqué l’exposition « Ici, ailleurs » dans le cadre de Marseille 2013 au Panorama de la Friche le Belle de Mai, alignés à l’intérieur d’une boite où d’autres hommes, des harraga (ceux qui brûlent) étaient échoués sur une plage, morts, entassés, face à la mer… On les avait tous retrouvés en 2018 à la Collection Lambert au premier étage de l’Hôtel de Montfaucon… Entre-temps, quatre nouveaux hittistes sur fond noir de 2008 avaient hanté l’exposition « Mirages d’Orient, grenades & figues de barbarie » entre les engins explosifs en verre multicolore de Mona Hatoum, les dessins d’Adel Abdessemed, le Cabaret Crusades de Waël Shawky, le témoignage de Moataz Nasr sur 18 jours place Tahrir, entre le 25 janvier et 11 février 2011 et The Last Gasp (Dernier souffle) de Yan Pei-Ming…

Aujourd’hui, dans ce « théâtre du silence » montpelliérain, on a l’étrange sentiment que définitivement ils n’attendent plus rien… pas même le regard des visiteurs.

Aux origines de la peinture

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Aux origines de la peinture - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Aux origines de la peinture – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Cette première séquence montre comment très rapidement Djamel Tatah met en place un principe de composition et des outils auxquels il demeure toujours fidèle. En 2013, Éric de Chassey notait : « Dès la fin de l’année 1986 en effet, Djamel Tatah fait des choix plus radicaux. Ses tableaux ne présenteront plus désormais que des figures humaines isolées, grandeur nature (…), entourées d’aplats de couleurs. Une teinte blanchâtre, agrémentée de plus ou moins de bleu (et de rouge pour les lèvres), sera utilisée pour les visages et pour les mains, remplaçant toute diversité de complexion au profit d’une couleur abstraite élue une fois pour toutes, de caractère avant tout pictural, qui n’a rien à voir avec la couleur d’aucune chair particulière ».

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Aux origines de la peinture - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Aux origines de la peinture – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Peinte à l’huile sur toile, l’Autoportrait à la Mansoura (1986) illustre la mise en place de ce principe. Le traitement de la partie centrale, en rouge recouvert de grands coups de pinceaux bleus, disparait avec les choix techniques qu’il fait en 1987-1989.

Pour des raisons économiques, Djamel Tatah décide de fabriquer lui-même des châssis à partir de planches de bois épaisses, aux bords irréguliers, sur lesquels la toile est directement tendue et fixée. Cette pratique durera pendant dix ans, par nécessité. De Chassey y voit aussi une autre raison : « cette solution fait écho à la situation personnelle de l’artiste, vivant en France sans en avoir la nationalité et qui ne peut habiter qu’un territoire qu’il se fabrique »…

Ce support induit un second choix technique qui n’est jamais démenti par la suite. Pour éviter les déformations et les accidents de la surface peinte, Djamel Tatah remplace la peinture à l’huile par un mélange d’huile et de cire ce qui pour De Chassey « anéantit toute possibilité expressionniste du geste pictural au profit d’une application méticuleuse »…

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Aux origines de la peinture - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Aux origines de la peinture – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Après quelques autoportraits, Djamel Tatah cherche à obtenir un effet de « présence muette » pour ses figures. Dans sa conversation avec Michel Hilaire, il souligne :

« La dimension psychologique du portrait ne m’intéresse pas. Ma manière de dessiner met à distance le modèle et me permet d’insuffler un sentiment qui n’a rien à voir avec lui. Je ne cherche pas à définir ou à maîtriser ce sentiment, je le laisse venir. Je laisse ouverte ma façon de représenter l’humain, du coup, mes figures sont des anonymes… elles peuvent être tout le monde. »

Très vite, il se sert de modèles qu’il photographie parmi ses proches et/ou d’images qu’il duplique à partir de publications avant de les projeter sur sa toile et d’en dessiner les contours. Ces « figures » peuvent alors être modifiées selon les exigences du tableau, mais aussi faire l’objet de réemplois et/ou de combinaisons. Cette pratique s’affirmera dans les années 1990-2000, avec la numérisation de ses images au trait et la création d’une banque de données manipulable et réutilisable à souhait.

Le « système Tatah » est alors en place et il ne bougera plus… au moins jusqu’à présent.
Les châssis reviendront dès que la situation financière du peintre le lui permet. Les polyptyques apparaissent, les titres disparaissent peu à peu, comme les éléments de décors qui ne reviendront qu’à de très rares occasions.

À l’instar de What’s Going On, l’album de Marvin Gaye qui, affirme-t-il, « a influencé ma manière de faire de l’art », le théâtre du silence de Djamel Tatah est prêt à accueillir « toutes les thématiques qui traversent ma peinture : la guerre, l’injustice, la solitude, la quête de spiritualité… »

D’un côté, un corps allongé sur un fond vert nous renvoie sans doute au Torero mort d’Édouard Manet, mais aussi, et surtout aux cadavres qui ont jonché les trottoirs d’Alger pendant la décennie noire, les rues de Beyrouth, Gaza ou d’Alep entre autres et au printemps dernier celles de Boutcha…

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Aux origines de la peinture - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Aux origines de la peinture – Vue de l’exposition au Musée Fabre

En face, un chœur de femmes d’Alger fait face à la douleur. Dans leurs regards, on peut percevoir une certaine détermination à s’opposer à la folie meurtrière des hommes. Ne sont-elles pas aussi les mères des YPJ ou de celles qui se soulèvent aujourd’hui en Iran ?

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Aux origines de la peinture - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Aux origines de la peinture – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Djamel Tatah réalise dès ses années d’études des œuvres composées de morceaux irréguliers de toile tendus sur des branches d’arbre. En 1986, après plusieurs voyages en Algérie, il fait un bref passage par l’huile sur toile traditionnelle, avant de mettre en place un support qu’il conserve jusqu’en 1996, où la toile vient recouvrir un assemblage de planches de récupération grossièrement équarries, qui créent des bords irréguliers et une rugosité de surface.

Il associe ce support à l’usage de la cire. Cette primitivité des techniques qui accompagne les œuvres des débuts de la carrière de Djamel Tatah va de pair avec l’« archaïcité moderne » de ses compositions, marquées par le primat du dessin et la quête des origines de la peinture par le monochrome, dans la lignée de l’artiste américain Barnett Newman.

Tout comme ce peintre, représentant majeur de l’expressionnisme abstrait des années 1950, auteur de l’essai « The first man was an artist [le premier homme était artiste] » qui l’a beaucoup influencé, Tatah cherche dans son œuvre un « nouveau commencement » interrogeant les origines de la matière et de la représentation picturale.
(Texte de salle)

Djamel Tatah - Sans titre (Autoportrait à la Mansoura), 1986 - le théâtre du silence - Aux origines de la peinture au Musée Fabre

Djamel TatahSans titre (Autoportrait à la Mansoura), 1986
Huile sur toile. 73 × 92 cm. Collection de l’artiste

Dès la fin de l’année 1986, année lors de laquelle il quitte l’école des beaux-arts de Saint-Étienne, les tableaux de Djamel Tatah présentent des figures humaines isolées, grandeur nature, entourées d’aplats de couleurs et, ponctuellement, d’éléments architecturaux qui structurent la toile dans toute sa hauteur. Au sein de ce tableau, symétriquement au visage juvénile de l’artiste, une colonnette et un chapiteau issus des ruines de la mosquée et du palais de la Mansoura de Tlemcen sont représentés. Ces chefs-d’œuvre d’art islamique algérien du XIVe siècle furent découverts par Djamel Tatah en 1982 lors d’un second voyage en Algérie. Symbole de l’incarnation dans l’iconographie classique, le motif de la colonne fait ici sa première apparition dans la peinture de l’artiste. (Catel)

Djamel Tatah - Autoportrait à la stèle, 1990 - le théâtre du silence - Aux origines de la peinture au Musée Fabre

Djamel Tatah, Autoportrait à la stèle, 1990, huile et cire sur toile et bois, triptyque, 200 x 701.5 cm, Montbéliard, Collection musées de Montbéliard, inv. 1991.2.10. © Jack Varlet / © Adagp, Paris, 2022.

Seconde version d’un tableau réalisé au retour de son voyage en Algérie, en 1982, ce double autoportrait fut présenté lors de la première exposition personnelle de l’artiste dans un musée, au château des Ducs de Wurtemberg à Montbéliard. La stèle, dont il est question dans le titre, se réduit à une forme abstraite, un rectangle rouge au centre du polyptyque, qui pourrait tout aussi bien être un seuil, une entrée dans le tableau. Elle se réfère par ailleurs au monument érigé à Tipaza en l’honneur d’Albert Camus, auteur dont
la pensée humaniste a fortement influencé Tatah. La phrase qui y est gravée, extraite de « Noces à Tipasa », texte autobiographique de l’écrivain, marquera profondément l’artiste : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure ». (Catel)

Djamel Tatah - Les Femmes d'Alger, 1996 - le théâtre du silence - Aux origines de la peinture au Musée Fabre

Djamel TatahLes Femmes d’Alger, 1996
Huile et cire sur toile et bois. Triptyque, 350 × 450 cm. Les Abattoirs, Musée – Frac Occitanie Toulouse. Donation de la Caisse des dépôts et consignations

En 1994, Tatah réalise un premier tableau intitulé Les Femmes d’Alger : deux femmes, dressées debout en tension sur un fond violet, se donnent la main, proximité rare dans la peinture de l’artiste, qui a davantage tendance à isoler les figures. Donné a posteriori, le titre, qui reprend partiellement celui d’un célèbre tableau d’Eugène Delacroix – dont une version est conservée au musée Fabre – semble alors faire écho à la guerre civile algérienne qui sévit depuis 1991 et ne cesse de s’intensifier. De même que dans cette version de 1996, l’artiste ne donne aucune description des évènements, pour s’intéresser davantage à la résistance des femmes anonymes qu’il dépeint. Démultipliées telle une foule solitaire, celles-ci se confrontent, passives, au regardeur qu’elles interpellent silencieusement face à la tragédie en cours. Ce tableau, devenu emblématique des premières décennies de création de l’artiste, fera l’objet l’année même de sa réalisation d’une exposition à Saint-Gaudens et d’un catalogue dédié. (Catel)

Djamel Tatah, 1992 - le théâtre du silence - Aux origines de la peinture au Musée Fabre
Djamel Tatah, 1992 – le théâtre du silence – Aux origines de la peinture au Musée Fabre

Djamel Tatah – 1992
Huile et cire sur toile et bois. 128 × 199 cm. Frac Île-de-France, Paris

Dès 1990, les premiers corps morts, disposés à l’horizontale sur la surface du tableau, font leur apparition dans l’œuvre de Tatah, nourri par l’art funéraire. La ligne de terre, qui ancrait ses personnages au sol, a ici disparu, donnant une vue en plongée sur le corps allongé dans l’espace coloré diffus de la toile. L’artiste s’inspire de L’Homme mort d’Édouard Manet, dont l’un de ses proches reprend la pose avant d’être photographié par Tatah lui-même. Ce dernier se confronte ainsi à l’un des plus grands peintres de la modernité, qui avait également repris ce motif au Soldat mort longtemps attribué à Velázquez. Tatah intègre, de manière récurrente au sein de ses peintures, des images emblématiques de l’histoire de l’art qu’il défait de tout contexte, tant historique que géographique. (Catel)

Le théâtre du silence

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Au centre de l’exposition, la scénographie a aménagé un espace approximativement carré. Quatre œuvres récentes, réalisées dans la perspective de ce projet au Musée Fabre, y sont rassemblées sous le titre « Le théâtre du silence ».
Après le préambule du hall Buren et de la première séquence, c’est sans doute par là qu’il faut commencer la visite de l’exposition, puis y revenir régulièrement…
Immédiatement, on constate que peu de choses séparent ces tableaux de 2021 et 2022 et ceux peints dans les années 1990.

On perçoit que de multiples liens raccordent l’exécution de ces toiles à la conception de l’exposition, depuis la sélection des œuvres jusqu’aux réflexions sur leur accrochage.
Ouvert aux quatre angles, ce volume offre des perspectives et des dialogues étonnants sur des fragments des tableaux choisis pour les sections plus analytiques qui s’enchainent autour de ce théâtre du silence…
On comprend alors que des interactions complexes relient l’atelier de Djamel Tatah et cette salle d’exposition.

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Dans sa conversation avec Michel Hilaire, Djamel Tatah explique à propos de son travail à l’atelier :

«Je peins toujours un ensemble de tableaux. J’ai besoin de me sentir dans une scène où des images jouent les unes avec les autres, mais chaque œuvre doit être autonome. Ce qui m’amuse, c’est de créer des autonomies qui vont ensemble. Je bascule d’une toile à l’autre, je circule, j’ai besoin de temps, de continuité. Cela se passe dans la peinture, c’est elle qui donne le rythme. C’est un peu compliqué à expliquer avec des mots, mais pour moi, la peinture est un langage à part entière. On peut imaginer des idées, des pensées à partir d’un ensemble de tableaux ».

Djamel Tatah et Michel Hilaire – le théâtre du silence au Musée Fabre

Un peu auparavant, il répondait ainsi à une question du directeur du Musée Fare sur l’exposition, sur le passage d’un atelier encombré de toiles à un lieu neutre et vide :

«Faire une exposition, pour moi, c’est rejouer la scène de l’atelier à une autre échelle temporelle et physique. C’est comme si je remontais un film avec d’autres séquences, surtout lorsque l’on présente des tableaux plus anciens avec des œuvres plus récentes. Et puis le dialogue avec vous, les historiens de l’art, est riche de surprises. Vous faites une proposition et je réagis, cela fait partie du théâtre. »

Les quatre toiles accrochées semblent avoir été peintes pour cet espace, pour être éclairées par la lumière zénithale qui tombe de la cour Bourdon.
Les deux diptyques qui se font face paraissent montrer deux actes d’une même pièce. De même que les deux autres tableaux de cette séquence, ils sont construits sur deux plans. Un encadrement orange apparaît comme un rideau sur un fond de scène noir.

Djamel Tatah - Sans titre, 2021. Huile et cire sur toile. Diptyque, 220 × 400 cm - Le théâtre du silence au Musée Fabre
Djamel Tatah – Sans titre, 2021. Huile et cire sur toile. Diptyque, 220 × 400 cm – Le théâtre du silence au Musée Fabre

Sur le premier, quatre corps entremêlés sont étendus au sol. Il est impossible de déterminer si ce sont des hommes, des femmes ou les deux. Seule la couleur de leur vêtement permet de les distinguer. À droite, une femme à l’avant-scène détourne son regard, la tête levée vers le haut.

Ces corps allongés sur un fond noir font-ils écho à ceux vêtus de noir sur un fond blanc qui occupent l’autre côté de la cimaise ? La figure féminine regarde-t-elle les Femmes d’Alger de 1996 que l’on entrevoit sur la droite ?

Djamel Tatah - Sans titre, 2021. Huile et cire sur toile. Diptyque, 220 × 400 cm - Le théâtre du silence au Musée Fabre
Djamel Tatah – Sans titre, 2021. Huile et cire sur toile. Diptyque, 220 × 400 cm – Le théâtre du silence au Musée Fabre

En face, dans le second diptyque, un bas flanc ou un banc occupe la scène. Au centre, un corps vêtu de noir est étendu. Il est allongé sur le côté, la face orientée vers le fond. À sa gauche, une figure assise cache son visage dans les bras. À droite, un homme, tête baissée, entre dans le champ…

Ce corps gisant est-il le sixième cadavre de ceux qui habitent l’espace dans le grand tableau de 2022 accroché de l’autre côté du mur ?

Djamel Tatah - Sans titre, 2022. Huile et cire sur toile. Triptyque, 250 × 600 cm - Le théâtre du silence au Musée Fabre
Djamel Tatah – Sans titre, 2022. Huile et cire sur toile. Triptyque, 250 × 600 cm – Le théâtre du silence au Musée Fabre

Un triptyque complète ce face-à-face. Six femmes vêtues de manteaux noirs, rouge sombre ou vert olive, observent les deux scènes. Deux par deux, sur chaque panneau au fond noir, elles sont partiellement masquées par les bandes verticales orangées… Ce chœur de femmes renvoie à celui des Femmes d’Alger de 1996 que l’on aperçoit sur la gauche. En face, en dehors de cet espace, les cinq figures féminines qui occupent les fonds bleu et rouge des trois toiles de 2020 semblent échanger des regards avec elles…

Djamel Tatah Sans titre, 2021. Huile et cire sur toile. 200 × 200 cm - Le théâtre du silence au Musée Fabre
Djamel Tatah Sans titre, 2021. Huile et cire sur toile. 200 × 200 cm – Le théâtre du silence au Musée Fabre

À droite du texte de salle, enfermée derrière des barreaux, une figure juvénile et méditative regarde avec mélancolie le « spectacle » de l’exposition… Qui est-il/elle ? Est-ce le jeune garçon aux deux pierres qui commande un des accès de la séquence Répétitions ? Comment ne pas mettre en relation cette figure emprisonnée et le corps flottant du triptyque du MAC/Val (Sans titre, 2009) que l’on aperçoit sur la droite ?

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Dans ce théâtre du silence, Tatah nous invite, dit-il, à entrer « dans la scène, comme dans un miroir ».
Devant l’incommunicabilité supposée de ses acteurs, chacun projettera son lot d’angoisse et de terreur face à la violence et la solitude…

Les trois autres sections de l’exposition (En suspens, Répétitions et Présences) apparaissent comme des regards analytiques sur les éléments avec lesquels l’artiste joue pour créer un climat, un silence méditatif et nous interroger sans agressivité sur l’éternelle tragédie du monde méditerranéen.

Passer du temps dans cet espace central, n’est-ce pas aussi une manière de soulever un peu le rideau qui dissimule le théâtre de l’atelier ?

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Si les figures de Djamel Tatah sont souvent prises dans une forme d’absorbement méditatif, le regard absent, elles semblent également, au sein de certaines toiles, interagir les unes avec les autres, tout autant qu’avec le spectateur. Les images peintes dialoguent entre elles dès leur réalisation par l’artiste qui, au sein de l’atelier, travaille sur plusieurs toiles simultanément, et propose des effets d’écho entre les tableaux. Néanmoins jamais narratives, les œuvres de Djamel Tatah réduisent à sa plus simple expression l’attitude des personnages, qui laisse présager une impossible rencontre entre les protagonistes du tableau. L’incommunicabilité semble en effet être au cœur des relations entre les différents acteurs des scènes peintes, ce qu’exacerbe la coexistence de plusieurs espaces distincts au sein d’une même toile.

En outre, l’échelle des tableaux, ainsi que leur mise en scène théâtrale, intègre la position du regardeur, créant ainsi un corps-à-corps entre l’œuvre et celui qui la regarde. Au sein des toiles de Tatah, les fonds, juxtaposant des espaces monochromes selon une rythmique colorée, créent un découpage narratif, où, à l’image du théâtre de l’absurde de Samuel Beckett, le silence tient une place centrale, loin du tumulte de la vie contemporaine.

Cette vacuité mise en premier plan résonne aussi avec les mots d’Albert Camus, qui écrivait en 1942 dans Le Mythe de Sisyphe : « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». (Texte de salle)

En suspens

Djamel Tatah, le théâtre du silence - En suspens - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – En suspens – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Si dans la première décennie de création de l’artiste, les figures se tiennent majoritairement debout ou assises, hiératiques, on repère dès 1989 l’émergence de corps à terre, étendus en suspension dans la couleur pure, tandis que les vacillements et pertes d’équilibre font leur apparition dans les toiles de Djamel Tatah dès 1998. L’artiste s’intéresse alors à la gestualité des corps, leur mise en suspens, s’inspirant des mouvements chorégraphiques des danseurs. S’il indique que « c’est une forme de disparition de l’être qu’[il] enregistre » au sein de ses tableaux, Djamel Tatah s’intéresse tout autant à la chute, physique, sociale, spirituelle, que chaque homme peut éprouver, qu’à son élévation. Laissant le choix interprétatif aux visiteurs, cet ensemble d’œuvres traduit la quête obsessionnelle d’un temps arrêté, d’une abstraction des corps devenus anonymes, extraits de tout autre contexte que celui de la plus universelle condition humaine. (Texte de salle)

Cette séquence est sans doute la plus énigmatique de l’exposition. Le texte de salle est assez flou et ambigu… et laisse au regardeur le soin de choisir s’il s’agit d’envols ou de chutes, si ces corps sont irrévocablement entraînées par la gravité ou en lévitation…

Djamel Tatah, le théâtre du silence - En suspens - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – En suspens – Vue de l’exposition au Musée Fabre

L’accrochage est construit autour d’un ensemble de trois toiles peintes entre la fin 2008 et 2010. Les deux figures du triptyque de 2008 et celle isolée de la toile de 2010, entières ou partielles, sont en suspension sur une surface uniformément blanche.

Djamel Tatah, le théâtre du silence - En suspens - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – En suspens – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Le cartel qui accompagne de grand triptyque Sans titre de 2008, conservé au MAC VAL, offre quelques éléments contextuels sur cette série.

Djamel Tatah, Sans titre, 2008 - le théâtre du silence - En suspens au Musée Fabre

Djamel TatahSans titre, 2008. Huile et cire sur toile. Triptyque, 190 × 570 cm. Vitry-sur-Seine, collection MAC VAL – musée d’art contemporain du Val-de-Marne, inv. 2009-1166

« La chute prise en vol — Qui tombe, vole. — Puis s’ouvrent les abîmes — L’obscur vient au jour ». Ces mots de la philosophe Hannah Arendt, issus du Journal de pensée (1950-1973), furent associés, par un critique, à une série de tableaux de Djamel Tatah qui explorent le thème de la chute. C’est le cas de ce polyptyque, réalisé après un séjour à la campagne, où le ciel d’hiver, neigeux, a donné naissance à l’exploration du blanc comme expérience de l’espace pictural. Tirés d’une photographie d’après modèle, où un proche de l’artiste reproduit la pose d’un homme recevant une balle en pleine poitrine, les corps errent en suspension sur la toile. Le visage tronqué, on ne sait s’ils tombent ou s’élèvent.

Sur le site du musée d’art contemporain du Val-de-Marne, Djamel Tatah commente ainsi cette œuvre.

Djamel Tatah, Sans titre, 2009 - le théâtre du silence - En suspens au Musée Fabre
Djamel Tatah, Sans titre, 2009. Huile et cire sur toile. Triptyque, 190 × 570 cm. Collection de l’artiste – le théâtre du silence – En suspens au Musée Fabre

Accroché au ras du sol, le triptyque de 2009 montre cinq corps recroquevillés, entassés dans le bas du tableau. Difficile de ne pas ressentir un sentiment d’écrasement face à cette œuvre.

Dans son essai pour le catalogue, Natasha Marie Llorens observe : « Je ne sens aucune peur, aucune angoisse paroxystique et aucune rage induite par leur soumission à ce dont leur corps fait l’objet. Ils sont simplement en suspens dans ce vécu et montrés au spectateur ; la vulnérabilité du corps se trouve ainsi exprimée, mais rien de plus ».

Djamel Tatah, Sans titre, 2010 - le théâtre du silence - En suspens au Musée Fabre
Djamel Tatah, Sans titre, 2010. Huile et cire sur toile. 130 × 190 cm. Collection particulière – le théâtre du silence – En suspens au Musée Fabre

Puis, elle en propose la lecture suivante :

« Il m’est de nouveau impossible de réfléchir à cette question sans évoquer l’Algérie, la façon dont l’histoire partagée de part et d’autre de la Méditerranée a fait vivre à de si nombreux corps une suspension existentielle, une chute libre, un recroquevillement. En un certain sens, j’en effectue une lecture littérale : je pense aux corps travaillant dur et vivant dans des logements temporaires, tels les immigrés tout au long du XXe siècle, aux centaines de milliers de corps des camps de regroupement pendant la longue guerre d’Algérie, à ceux jetés à la mer et aux corps des centres de détention en France, aux autres en suspens sans papiers ni statut légal pendant des décennies.
Cette dernière situation est celle connue généralement des Algériens en France et plus spécifiquement de Tatah, dont le statut légal est resté indéfini pendant plus d’une quinzaine d’années ».

Djamel Tatah, Sans titre, 2020 - le théâtre du silence - En suspens au Musée Fabre
Djamel Tatah, Sans titre, 2020. Huile et cire sur toile. 200 × 200 cm. Collection de l’artiste – le théâtre du silence – En suspens au Musée Fabre

Face au triptyque de 2009, trois tableaux carrés de 2020 paraissent faire écho dix ans plus tard à cet ensemble d’œuvres. Ici, le fond blanc a laissé place à des à-plats de rose pâle, d’ocre et de bleu ciel. Sur chaque toile, la même figure d’un homme est reproduite vue d’en haut. Après un demi-tour, elle passe du coin en haut à gauche de la première, au coin en haut à droite de la dernière, en passant par le bas et le centre de celle du milieu. Impossible de déterminer s’ils sont assis au sol ou en plein chute…

Djamel Tatah, Sans titre, 2014 - le théâtre du silence - En suspens au Musée Fabre
Djamel Tatah, Sans titre, 2014. Huile et cire sur toile. 250 × 200 cm. Collection de l’artiste – le théâtre du silence – En suspens au Musée Fabre

Un peu plus loin, sur un tableau de 2014, on découvre un corps allongé, face au sol, dans un paysage indéterminé et sans relief… Difficile de ne pas penser immédiatement à celles et ceux qui ont laissé et laissent leur vie sur les rives de la méditerranée ou dans les déserts entre Maghreb et Moyen-Orient…

Entre les deux, sur un fond blanc, un fragment de sculpture antique à l’état de ruine renvoie-t-il aux images de destruction à Palmyre ou ailleurs ?

Djamel Tatah, Sans titre, 2016 - le théâtre du silence - En suspens au Musée Fabre

Djamel TatahSans titre, 2016. Huile et cire sur toile. 70 × 70 cm. Collection de l’artiste

Œuvre rare – sinon unique – où la figure humaine n’existe qu’à l’état de ruine, cette toile de petite dimension pose la question de la suspension d’un point de vue non seulement physique mais également temporel. Le fragment de sculpture antique, dont le traitement coloré se rapproche du fond de la toile, signant, d’une certaine manière, sa disparition inéluctable, apparaît comme le seul vestige de toute transmission mémorielle.

En 2018, la Collection Lambert présentait une page d’un des carnets de Djamel Tatah où l’on pouvait voir un croquis d’une figure antique très proche. Il était accompagné par ces quelques lignes empruntées à Albert Camus : « Lumière radieuse. Il me semble que j’émerge d’un sommeil de dix ans empêtré encore dans les bandelettes du malheur et des fausses morales, mais à nouveau nu et tendu vers le soleil. Force brillante et mesurée et l’intelligence frugale, acérée. Je renais comme corps aussi… »

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Répétitions

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Répétitions - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Répétitions – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Le principe répétitif est introduit par Djamel Tatah quelques années avant Les Femmes d’Alger, tableau qui exacerbe ce procédé. La répétition se fait alors de plus en plus présente dans son œuvre, prenant la forme de polyptyques ou de panneaux isolés donnant lieu à des survivances, parfois à plusieurs années d’écarts, créant une généalogie d’une toile à l’autre.

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Répétitions - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Répétitions – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Inhérente à son travail, la reprise formelle et thématique « accentue l’idée » comme l’indique l’artiste lui-même : « Pourquoi ce personnage est-il répété plusieurs fois ? C’est pour accentuer l’idée. Comme dans la musique répétitive, cela devient progressivement lancinant. Mais c’est une fausse répétition. Tout se passe dans les nuances ».

Djamel Tatah, le théâtre du silence - Répétitions - Vue de l'exposition au Musée Fabre
Djamel Tatah, le théâtre du silence – Répétitions – Vue de l’exposition au Musée Fabre

Dans certains ensembles, les formes humaines vont jusqu’à prendre l’aspect d’un motif, maintes fois reproduit, quasi ornemental, et ont par leur enchevêtrement, l’apparence d’une frise.

Tout en déréalisant les figures, la répétition affirme la présence des corps tandis que les infimes nuances mettent à mal leur mimétisme : ce sont ainsi et avant tout des foules solitaires qui peuplent les toiles de Djamel Tatah.

Djamel TatahSans titre, 2004. Huile et cire sur toile. Diptyque, 250 × 400. Collection de l’artiste.

Comme une variation de l’œuvre Les Femmes d’Alger de 1996, ce tableau dispose les huit corps de femmes, pleureuses silencieuses des temps modernes, le regard tourné vers le sol, selon un axe de symétrie central que matérialise la lisière entre les deux panneaux. Le principe de répétition chez Tatah est souvent associé à l’idée de symétrie, qui confère un caractère quasi ornemental aux figures, prises dans une sorte de chorégraphie. Ainsi, les corps, toujours isolés les uns des autres, se trouvent pourtant rapprochés par leur condition partagée : une confrontation commune au monde qui les réunit au sein d’une mise en scène savamment orchestrée.

Djamel Tatah, Sans titre, 2010

Djamel Tatah, Sans titre, 2010, huile et cire sur toile, polyptyque, 40 × 400 cm, Art Concept. © Jean-Louis Losi / © Adagp, Paris, 2022

Cette succession longiligne d’une même tête, dix fois fragmentée et répétée, est évocatrice des tentatives de décomposition du mouvement menées au XIXe siècle par le photographe britannique Eadweard Muybridge, initiateur de la chronophotographie. Plusieurs toiles ont été réalisées par Tatah suivant ce principe. Pourtant, l’action photographiée se résume ici à un homme aux yeux clos, immobile, bien loin d’une décomposition d’un mouvement rapide et frénétique qui passionnait les photographes en leur temps. Dans cette image d’abord captée par la photographie, c’est davantage l’objectif qui semble se déplacer autour du modèle, saisissant les contours, les reliefs, les nuances d’un visage dont l’universalité de la situation – l’ensommeillement ou la mort – ne peut qu’exercer une fascination sur le regardeur.

Présences

Djamel Tatah, Sans titre, 2016, huile et cire sur toile, 220 x 200 cm, Paris, galerie Poggi. © Jean-Louis Losi / © Adagp, Paris, 2022
Djamel Tatah, Sans titre, 2016, huile et cire sur toile, 220 x 200 cm, Paris, galerie Poggi. © Jean-Louis Losi / © Adagp, Paris, 2022

Certaines œuvres de Djamel Tatah donnent à voir des figures qui fonctionnent comme des archétypes : « Je cherche l’expression abstraite d’une représentation de l’homme, avec une volonté de dépouillement », souligne l’artiste. Ce dernier confère une présence trouble et évanescente à ses figures, dont la blancheur charnelle induit un aspect quelque peu spectral, rappelant un processus de stylisation à l’œuvre dans les enluminures persanes, indiennes ou arabes, mais également dans la peinture d’icônes issue de l’art byzantin. Interpellant de manière frontale le regardeur, les visages peints par Djamel Tatah, dans bien des cas, nous confrontent, nous forcent au silence, de par leur puissante et parfois insoutenable présence.

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