Amitiés, créativité collective au Mucem


Jusqu’au 13 février 2023, le Mucem présente avec « Amitiés, créativité collective », une exposition très attendue qui susciter une évidente curiosité. Imaginé par Jean-Jacques Lebel, rejoint pour le commissariat par Blandine Chavanne, ce projet porte un regard singulier et pose des questions rarement étudiées sur des « collaborations spontanées » qui apparaissent dans le cadre d’amitiés entre artistes.

« Amitiés, créativité collective » rassemble des« œuvres créées lors de rencontres fortuites, nées d’une opportunité inédite lors de ces moments un peu particuliers où s’exprime une énergie collective ». Leur sélection a volontairement écarté les groupes ou collectifs travaillant ensemble de façon permanente ainsi que les duos d’artistes, les couples et les fratries.

Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem
Les visées politiques et manifestes artistiques – Amitiés, créativité collective au Mucem

Coproduite avec le Kunstmuseum Wolfsburg qui accueillera l’exposition au printemps prochain, « Amitiés, créativité collective » ne cherche pas à idéaliser les amitiés entre artistes et n’ignore pas que la « collaboration peut être agressive, révéler des antagonismes et parfois même déraper complètement ». L’ambition affirmée par les commissaires est de montrer que souvent « 1 + 1 font 3 : car l’alliance et la confrontation de deux personnalités vont créer une troisième entité ».

Pour étayer leur propos, Blandine Chavanne et Jean-Jacques Lebel ont choisi un peu plus d’une centaine d’œuvres (peintures, sculptures, installations, dessins, films, enregistrements sonores, poésies, photographies). Cette sélection s’écarte très souvent de ce qui est reconnu et accepté par le marché et elle recèle de nombreuses découvertes et trouvailles rarement montrées…

« Amitiés, créativité collective » s’appuie sur un important travail de recherche que l’on retrouve dans l’excellent catalogue publié par la maison d’édition Hatje Cantz.

Bien plus qu’un accompagnement ou un prolongement de l’exposition, celui-ci apparaît comme la pièce majeure du projet dont la présentation au Mucem semble n’être qu’une illustration.

Loin d’une proposition séduisante orientée vers le grand public « Amitiés, créativité collective » est une exposition exigeante qui impose une attention soutenue des visiteur·euse·s.

La lecture des textes de salles et des cartels développés est impérative, sauf à être historien de l’art fin connaisseur de Dada, du Surréalisme, de la Beat Generation, de Fluxus, des happenings et des musiques improvisées dans les années 60 et familier de Deleuze et Guattari…

On peut regretter que ces textes ne soient pas plus abondants et étoffés. On suppose que les visites guidées seront d’un grand secours pour celles et ceux qui n’ont pas vécu ou étudié les multiples mouvements qui se sont entrecroisés au cours de XXe siècle…

Le recours au catalogue est souvent très utile. Sa lecture enrichit notablement l’expérience de la visite au point que l’on pourrait presque conseiller son acquisition avant un passage par le Mucem.

Le parcours est construit pour reprendre les mots de Jean-Jacques Lebel comme « un voyage dans le temps et dans l’espace : départ en 1871 avec l’Album zutique, arrivée en 1961, et les années suivantes, avec l’album Free Jazz/A Collective Improvisation ».

Entre l’évocation de ces deux albums remarquables, il s’articule en cinq sections thématiques aux dimensions inégales et aux contours souvent assez flous.

Qui connaît Jean-Jacques Lebel ne sera pas surpris que le discours soit foisonnant et luxuriant avec des embardées parfois anarchiques, subjectives et elliptiques…

Parmi les séquences les plus réussies on peut citer entre autres la découverte de l’Album zutique qui ouvre l’exposition, le Cadavre exquis créé par Combas, Dietman, Favier et Hybert à l’occasion de la Coupe du monde de football en 1998, les premières affiches décollées et recollées par Hains et Villeglé, Untitled (Don´t Shoot Civilians) de Jenny Holzer et Lady Pink, l’Excavatrice de l’espace de Jean Tinguely et Yves Klein, Hygiène de la vision par Martial Raysse et Arman, Coléoptères & Co de Bernard Heidsieck et Paul-Armand Gette, la fabuleuse installation Beuys Vox de Nam June Paik face à Joseph Beuyset le film Entr’acte réalisé en 1924 par René Clair et Francis Picabia.

On aurait apprécié des informations plus conséquentes pour la séquence consacrée aux collaborations de William Burroughs et Brion Gysin, sur les trois œuvres du mouvement CoBrA, sur l’installation Live in Your Head When Attitudes Become Form de Markus Raetz, Harald Szeemann, Balthasar Burkhard et Jean-Frédéric Schnyder, ou encore sur le Yoko Ono & Dance Co de Yoko Ono & George Maciunas.

Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

On regrette bien entendu l’absence du Grand Tableau antifasciste collectif (GTAC)de Jean-Jacques Lebel, Enrico Baj, Roberto Crippa, Gianni Dova, Erró et Antonio Recalcati qui n’est évoqué que par le documentaire d’Hamid Bousmah, en raison, semble-t-il, de ses trop grandes dimensions…

Il faudra donc aller à Wolfsburg pour en mesurer toute la puissance. Cette toile a une histoire maudite avec Marseille… Brièvement exposé à Milan pour « Anti-Procès 3 » avant d’être saisi par les autorités italiennes, le tableau a été retrouvé plié en 1988 dans les caves de la préfecture de police de la ville et restitué à ses auteurs vingt-sept ans plus tard. Le catalogue raconte ainsi l’épisode peu glorieux qu’il connut ensuite à Marseille :

« Lebel négocia alors, grâce au poète libertaire Julien Blaine, alors adjoint au maire pour la culture, un accord avec la municipalité de Marseille qui, en échange de la donation de ce tableau, s’engageait formellement à le restaurer et à l’exposer dans un musée marseillais. Mais ni la restauration du tableau, ni la reconstitution de l’exposition “Anti-Procès 3” de Milan de 1961, pourtant prévues dans le contrat, n’eurent lieu. Le GTAC resta donc enroulé et en caisse, confiné dans les réserves marseillaises pendant six années de plus »…

Autres absences regrettables évoquées toutefois dans le catalogue : la sculpture/peinture (La Toupie, 1953) de Germaine Richier et Hans Hartung, Erased De Kooning Drawing de Rauschenberg, les tableaux peints de concert par Matta et Victor Brauner (Intervisions et Innervisions, 1955-1956), Short Circuit (1955) de Jasper Johns et Robert Rauschenberg…

Par contre, on peut s’interroger sur la présence de certaines œuvres comme le Paravent surréaliste (1937) qui fait écho à L’Œil cacodylate de Francis Picabia. Mais elle n’en reste pas moins une pièce anecdotique, même si elle a été mise en place à la galerie Gravida dirigée par Breton avant d’être montrée à l’« Exposition internationale du surréalisme » en 1938…

Elle est présentée dans la section « Les évènements : Dada, les happenings et Fluxus » qui est sans aucun doute la plus décevante du parcours.

« Amitiés, créativité collective » est servie par une remarquable scénographie de Floriane Pic et Joris Lipsch (Studio Matters) dont les aménagements mettent en valeur les œuvres avec pertinence. Les foisonnements d’idées et de collaborations sont rendus perceptibles par de larges ouvertures entre les sections, des ruptures de rythme opportunes et un accrochage qui sait alterner les propositions classiques et les présentations en nuage ou en grappe…

Au-delà des remarques évoquées ci-dessus, « Amitiés, créativité collective » requiert évidemment un passage par le Mucem et dont le catalogue restera comme une contribution très intéressante à l’histoire de l’art du XXe siècle…

Il faut saluer la prise de risque des commissaires et du Mucem pour s’être engagés dans un tel projet, sur un terrain peu balisé. On peut toutefois s’interroger sur la place d’une telle exposition dans la programmation du musée. En effet, son propos comme les œuvres qui sont présentées n’ont pas de liens avec les collections et peu de relations avec les objectifs de l’institution…

À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite critique accompagné de photographies, des textes de salle et des cartels.
Sa lecture est bien entendu déconseillée dans un premier temps pour ne pas gâcher la découverte de cette exposition à celles et ceux qui souhaitent la visiter.
On trouvera également la présentation de « Amitiés, créativité collective » par le traditionnel entretien du Mucem avec les commissaires.

Catalogue coédition Mucem / Kunstmuseum Wolfsburg / Hatje Cantz
Direction d’ouvrage : Blandine Chavanne et Jean-Jacques Lebel
Avec les contributions de : Cécile Bargues, Andreas Beitin, Carole Boulbès, Jean Brolly, Blandine Chavanne, Jean François Chougnet, Elena Engelbrechter, Paolo Fabbri, Harald Falckenberg, Robert Fleck, Antoine Gentil, Eckhart J. Gillen, Patrick de Haas, David Lapoujade, Jean-Jacques Lebel, Francis Marmande, Barry Miles, Andres Pardey, Gavin Parkinson, Thierry Raspail, Peter Weibel et Siegfried Zielinski

En savoir plus :
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« Amitiés, créativité collective » : Regards sur le parcours de l’exposition accompagnés des textes de salle et des cartels

En 1871, à l’Hôtel des Étrangers, au Quartier Latin, une vingtaine des plus grands poètes rebelles – dont Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Charles Cros et Germain Nouveau—ont poussé un cri subversif commun : l’Album Zutique. Ce fut une des premières et des plus visionnaires œuvres collectives annonciatrices de l’esprit moderne en Europe.

Au cours du XXème siècle, bon nombre d’artistes et poètes ont expérimenté des méthodes de travail coopératives. Pour commencer, les dadaïstes et les surréalistes : les Cadavres exquis d’abord écrits puis dessinés, à partir de 1925, faisant appel à l’inconscient collectif.

Au regard de la production artistique des XXème et XXIème siècle, il est apparu que de nombreuses collaborations sont le fruit d’amitiés, d’engagements politiques précis (comme le Grand Tableau collectif antifasciste de 1960), où les signatures des participants n’ont pas valeur de frontières ou d’étiquettes commerciales mais où le mode de production, permettant de démultiplier l’énergie créatrice, prime sur tout le reste.

Une centaine d’oeuvres d’artistes, actionnistes, écrivains, musiciens, cinéastes, sont ici réunies en cinq grandes sections thématiques, proposant différents types d’élaborations intersubjectives.
Cette exposition propose des pistes de réflexion et d’errances : il s’agit d’abandonner le « Moi » pour le « Nous ».

Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Charles Cros, Germain Nouveau et d’autresAlbum zutique, 1871-1872

Le parcours commence avec une courte introduction consacrée à l’Album zutique que Jean-Jacques Lebel qualifie ainsi dans le catalogue :
« L’Album zutique, comme son nom semble le suggérer, est un objet inclassable, hors normes, difficile sinon impossible à identifier. Ni bréviaire, ni ouvrage savant, ni manuel littéraire, ni album amicorum, ni livre d’art au sens classique du terme, c’est plutôt un assemblage bariolé de plusieurs types de langages, signé non par un, mais par une pluralité d’auteurs — usant souvent de “noms de plume” — agrémenté de dessins délibérément obscènes très sulfureux, de textes disconnectés rédigés par quelques-uns des plus grands poètes de l’époque (…) et contenant surtout le “chef-d’œuvral” sonnet scatophilique écrit de concert par Rimbaud et Verlaine, attribué diaboliquement à Albert Mérat, mais paraphé de leurs vraies initiales, qui couronne le tout d’un grandiose et subversif diamant noir. »

Album zutique, ré-édition de 1962 - Amitiés, créativité collective au Mucem

Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Charles Cros, Germain Nouveau et d’autres – Extrait de l’Album zutique, ré-édition de 1962. Ouvrage imprimé. Collection particulière © Éditions Jean-Jacques Pauvert, 1962.

L’Album zutique a été réalisé à Paris entre septembre 1871 et juillet 1872 par quatorze poètes, écrivains et musiciens iconoclastes, reflétant le bouleversement provoqué par la Commune de Paris, se réunissant à l’Hôtel des étrangers, au quartier latin.
Ouvrage mythique, l’album rassemble poèmes, textes, caricatures et dessins parodiques ou obscènes. Certains textes sont co-signés par plusieurs auteurs dont Verlaine et Rimbaud.

Les Cadavres exquis et leurs déclinaisons

Initié en 1925 par Yves Tanguy et André Masson, le Cadavre exquis est un « jeu de papier plié qui consiste à faire composer une phrase ou un dessin par plusieurs personnes, sans qu’aucune d’elles puisse tenir compte de la collaboration ou des collaborations précédentes. L’exemple, devenu classique, qui a donné son nom au jeu, tient dans la première phrase obtenue de cette manière : Le cadavre-exquis-boira-le-vin-nouveau. » André Breton, Dictionnaire abrégé du surréalisme.

Dessin communiqué : Jeu, également inventé par les surréalistes, qui consiste à montrer très brièvement un mot ou une phrase à plusieurs participants, qui vont chacun le visualiser par un dessin, sans avoir observé ce qu’ont fait les autres. Ces jeux ont pour intention la libération de l’imagination, l’ouverture des portes de l’inconscient et l’invention de nouveaux langages.

Cette brève section débute par la reproduction en papier peint d’une photographie de Paul Éluard, Philippe Soupault, André Breton et Théodore Fraenkel dans Vous m’oublierez, un sketch théâtral de 1922. Il surmonte une vitrine qui rassemble plusieurs ouvrages dont L’Immaculée Conception d’André Breton et Paul Éluard avec un frontispice de Salvador Dalí (1930) et le Manifeste rédigé par Léon Trotski et André Breton au Mexique en 1938, mais signé pour des raisons purement tactiques par André Breton et Diego Rivera.

Au fond de premier espace, un accrochage « en nuage » regroupe plusieurs Cadavres exquis des années 1925-1930. Ces dessins font écho à une toile peinte en 1948 par un éphémère « Grupo Surrealista de Lisboa ». L’ensemble est couronné par une étonnante et fascinante frise réalisée par Robert Combas, Erik Dietman, Philippe Favier, Fabrice Hybert à l’occasion de la Coupe du monde de football en 1998…

De gauche à droite et de haut en bas : – Nusch Éluard, Paul Éluard et un artiste non identifiéCadavre exquis, vers 1930 – Auteurs non identifiésJolie, jolie, ma belle, vers 1930 – Auteurs non identifiésCadavre exquis, vers 1930 – André Breton, Marcel Duhamel, Max Morise et Yves TanguyCadavre exquis, vers 1928

Robert Combas, Erik Dietman, Philippe Favier, Fabrice HybertCadavre Exquis, 1998. Dessins sur papier Fond de dotation du château de châteaudouble.

Le cadavre exquis créé par Combas, Dietman, Favier et Hybert pour le musée de Saint-Étienne à l’occasion de la Coupe du monde de football en 1998 est-il le reflet du jeu du football qui exige des joueurs de se coordonner entre eux comme les auteurs de ces 200 dessins collectifs ? Cependant les auteurs des cadavres exquis avancent à l’aveuglette, alors que les joueurs de football se regardent et s’observent.

Antonio Dominguez, Antonio Pedro, Fernando de Azevedo, Marcelino Vespeira, Moniz Pereira - Cadavre Exquis ou Quadro Colectivo, 1948 - Amitiés, créativité collective au Mucem

Antonio Dominguez, Antonio Pedro, Fernando de Azevedo, Marcelino Vespeira, Moniz PereiraCadavre Exquis ou Quadro Colectivo, 1948. Huile sur toile. Centro de Arte Moderna, Fondation Calouste Gulbenkian, Lisbonne

La première réunion des jeunes artistes et écrivains qui, âgés d’une vingtaine d’années, formeront le Grupo Surrealista de Lisboa se tient fin octobre 1947 à Lisbonne. Deux artistes plus mûrs se joignent à eux: António Pedro, et, plus brièvement, Cândido Costa Pinto.
La seule exposition organisée par le groupe aura lieu entre le 19 et le 31 janvier 1949, dans l’ancien atelier d’António Pedro, rassemblant 51 euvres. Quadro Colectivo (tableau divisé en 5 parties), alors exposé, n’est pas un cadavre exquis mais bien une œuvre collective.

Les visées politiques et manifestes artistiques

Les œuvres présentées dans cette section soulignent l’importance de l’engagement des artistes tant politique, au sens large du terme, qu’artistique.

Au cœur de cette section, le Grand Tableau antifasciste collectif, réalisé en 1960 à l’initiative de Lebel en collaboration avec Baj, Crippa, Dova, Erró, Recalcati, dénonce les atrocités commises par les colonialistes pendant la Guerre d’Algérie, tout particulièrement le viol et les tortures infligés à Djamila Boupacha.
Le mur de Berlin et la fin du bloc communiste sont évoqués par Baselitz et Schoenbeeck qui signent un manifeste témoignant d’un tiraillement entre des idéologies adverses.

L’imaginaire surréaliste, exprimé avec vigueur par Buñuel et Dali ou bien Bryen, puis l’esthétique de l’objet trouvé élaboré par Hains et Villeglé dans leurs premières affiches décollées et recollées ont exploré l’automatisme psychique.

Le Groupe de Recherche des Arts visuels (GRAV) réalise en 1963 un labyrinthe où les visiteurs sont invités à jouer avec la lumière, le mouvement et la couleur.

Enfin, les Guerillas Girls prônent la défense et l’illustration des artistes femmes.

Le large espace ouvert de cette seconde section est dominé au fond par l’immense toile de 4 mètres sur 9 de Luciano Castelli, Rainer Fetting (Room Full of Mirrors, 1982), en lieu et place du très attendu Grand Tableau antifasciste collectif, réalisé en 1960 à l’initiative de Lebel en collaboration avec Baj, Crippa, Dova, Erró, Recalcati… On reste très perplexe sur les raisons structurelles liées au Mucem qui ont empêché l’exposition de cette œuvre à Marseille. Ses dimensions (5 mètres de hauteur, sur 4 en largeur) sont-elles réellement incompatibles avec une présentation au J4 ? L’intervalle entre le sommet de Room Full of Mirrors et le plafond semble pouvoir laisser la place pour le mètre supplémentaire du Grand Tableau antifasciste collectif…

Une évocation du Grand Tableau antifasciste collectif, et de l’exposition « Anti-procès 3 » à la Galleria Brera de Milan en 1961

Il faut donc, à regret, se satisfaire de la projection d’un extrait du film tourné il y a plusieurs années à Marseille par Hamid Bousmah dans les réserves du musée Cantini (Les Traces de l’épreuve, 1997).

Hamid Bousmah, Les Traces de l’Épreuve, 1997 - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

Hamid Bousmah, Les Traces de l’Épreuve, 1997 – Les visées politiques et manifestes artistiques – Amitiés, créativité collective au Mucem.

Le Grand Tableau antifasciste collectif (de 5 mètres par 4 mètres) a été peint à l’initiative de Jean-Jacques Lebel pour dénoncer les crimes du colonialisme et de la Guerre d’Algérie, et le viol et la torture de Djamila Boupacha. Ce tableau est réalisé par Baj, Crippa, Dova, Erró, Recalcati et Jean-Jacques Lebel lui-même, en 1960 et exposé à Milan en 1961 à la manifestation Anti-Procès III (où il fut saisi et séquestré pour des raisons politiques pendant 26 ans).
En raison de ses trop grandes dimensions, il est évoqué au Mucem par le documentaire d’Hamid Bousmah réalisé en 1995 et par le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie qui s’attaquait frontalement à la légitimité du vote des « pouvoirs spéciaux » et à la légalisation de la torture, par un appel à la désertion et à la désobéissance civile.

Sur une étroite cimaise, tel un totem au centre de l’espace, cette séquence vidéo est flanquée sur la gauche par un tirage sur papier peint où l’on découvre Erró et Jean-Jacques Lebel retouchant le Grand Tableau Antifasciste Collectif, la veille du vernissage de « Anti-procès 3 » à la Galleria Brera de Milan en 1961. Sur la droite, une reproduction agrandie d’une affichette de l’exposition évoque le même événement.

Dans une vitrine sont rassemblés : le livre de Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi, Pour Djamila, paru aux éditions Gallimard en 1962, une photographie de Gisèle Halimi et Djamila Boupacha lors du procès de Rennes en 1962, le Manifeste des 121 pour le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie publié en 1960 et deux ouvrages de Henri Alleg (La question) et de Pierre Vidal Nquet (L’affaire Audin).

Autour de ce pivot, l’accrochage de cette section s’organise en trois temps.

Sur la gauche, un espace est aménagé pour assurer la projection de Un chien andalou (1929) de Luis Buñuel et Salvador Dali. Le texte d’introduction de la section Les visées politiques et manifestes artistiques est précédé du Pandämonisches Manifest, (1962) de Georg Baselitz et Eugen Schönebeck qui évoque le Mur de Berlin. La première affiche lacérée (Ach Alma Manetro, 1949) arrachée par Raymond Hains et Jacques Villeglé semble avoir trouvé ici la place qui lui manquait dans la section Les preuves d’amitiés !

Luis Buñuel et Salvador DaliUn chien andalou, 1929. Film cinématographique 35 mm noir et blanc, muet, 15 min 31. Collection privée Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem.

Ce chef-d’œuvre incontesté de l’histoire du cinéma est le résultat d’une très fertile collaboration entre deux Espagnols surréalistes, Salvador Dali et Luis Buñuel. En 1929, date de la sortie de leur film, ils sont, l’un comme l’autre, anarchistes, ce qui leur inspire des images subversives d’une renversante beauté. Un chien andalou reste le film anarcho-surréaliste par excellence, littéralement inénarrable, et unique en son genre.

Georg Baselitz et Eugen Schönebeck - Pandämonisches Manifest, 1962 - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

Raymond Hains et Jacques VillegléAch Alma Manetro, Février 1949. Peinture, collage, affiches lacérées collées sur papier marouflé sur toile. Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

Piétons de Paris, flâneurs le nez au vent, Raymond Hains et Jacques Villeglé arrachent en 1949 leur première affiche lacérée : Ach Alma Manetro, dont le titre se lit dans les fragments de mots subsistant comme une poésie spontanée, « naturelle ». L’œuvre a été prélevée en morceaux et réassemblée dans le logement des deux amis rue Delambre, si bien qu’on peut observer une différence entre la partie gauche, restaurée par Villeglé, et celle de droite, due à Hains.

Raymond Hains et Jacques Villeglé - Ach Alma Manetro, Février 1949 - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

Georg Baselitz et Eugen Schönebeck Pandämonisches Manifest, 1962. Encre sur papier, fac-similé. Berlinische Galerie Museum for Modern Art – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

Pandämonium désignant une capitale imaginaire de l’enfer où les esprits démoniaques se rassemblent autour de Satan, il s’agit d’une vision imagée du contexte politique des deux Allemagnes séparées par le mur de Berlin. Les artistes pratiquent alors un art iconoclaste et développent une imagerie obsédée par la mutilation, la maladie et la décadence.

Sur la droite, un ensemble très mal documenté fait se succéder l’installation Live in Your Head When Attitudes Become Form (avril 1970) de Markus Raetz, Harald Szeemann, Balthasar Burkhard et Jean-Frédéric Schnyder puis trois toiles du groupe CoBrA.

Pour celles et ceux qui ne sont pas historien·ne·s de l’art du XXe siècle et qui ne sont pas familiers des mouvements artistiques des années 1950 et 1970, le recours au catalogue est indispensable pour comprendre la place de ces œuvres.

Markus Raetz, Harald Szeemann, Balthasar Burkhardet Jean-Frédéric SchnyderLive in Your Head When Attitudes Become Form, avril 1970. Bois, néon, plots et chaîne en métal, appareillage électrique, tirage argentique – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

La première pièce évoque l’exposition collective « Live in Your Head / When Attitudes Becomes Form », organisée par Harald Szeemann en 1969 à la Kunsthalle de Berne, restée dans les mémoires comme un événément majeur qui marque durablement l’histoire de l’exposition et de l’art contemporain. Markus Raetz, qui en avait signé l’affiche, rend un hommage un an plus tard à Harald Szeemann avec cette installation inspirée de l’affiche de When Attitudes Becomes Form. À la photo de Balthasar Burkhard flanquée d’un néon d’Alfred Wey, s’ajoute une cordelette de sécurité soutenue par deux plots de Jean-Frédéric Schnyder.

De droite à gauche : Christian Dotremont et Asger JornLes poèmes ne lisent jamais rien / Ô doux manteau à poche de chair / Dentelles de foudre, 1948 – Pinot Gallizio, Asger Jorn, Jan Kotik, Piero Simondo et Gallizio JrSans titre (Untitled), 1956 – Karel Appel, Constant, Corneille, Asger Jorn, Erik NyholmUntitled, 1949

Les trois tableaux du mouvement CoBrA évoquent les multiples œuvres collectives produites par le mouvement international CoBrA (Copenhague, Bruxelles, Amsterdam) fondé en 1948 comme « une collaboration organique expérimentale ». « Nous travaillons ensemble, nous travaillerons ensemble », annoncent dans le tract La Cause était entendue les Belges Christian Dotremont et Joseph Noiret, le Danois Asger Jorn, et les Néerlandais Karel Appel, Constant et Corneille.

Au centre de l’espace, une vitrine regroupe une curieuse pièce de César et Martial Raysse (Conserve Expansion, 1969) et plusieurs documents autour du Labyrinthe, première œuvre commune en 1960-1961 du Groupe de recherche d’art visuel (GRAV) avec les français Jean-Pierre Vasarely, dit Yvaral, François Morellet et Joël Stein, les argentins Julio Le Parc et Horacio Garcia Rossi et l’espagnol Francisco Sobrino. Un important cartel développé accompagne cet ensemble.

Succession pleine de surprises de sept « cellules » où l’on entrait par un boyau plongé dans le noir, le Labyrinthe (21 mètres de long et 3,5 mètres de large) fut la première œuvre commune du Groupe de recherche d’art visuel (GRAV), amicale internationale de six jeunes gens français (Jean-Pierre Vasarely, dit Yvaral, François Morellet, Joël Stein), argentins (Julio Le Parc, Horacio Garcia Rossi) et espagnol (Francisco Sobrino) cristallisée en 1960-1961 en France.

Groupe de recherche d’art visuel (GRAV)Labyrinthe, plan pour l’exposition au musée d’Arts décoratifs de Paris, 1964

Le Labyrinthe s’inscrit dans une archéologie qui convoquerait les espace Proun d’El Lissitzky, la Salle néoplastique de Władysław Strzemiński, ou encore le Merzbau de Kurt Schwitters. À leur différence, c’est une réalisation concertée collectivement dans les prémisses de Mai 68, qui mêle différentes expérimentations optiques et cinétiques dans une sorte de chambre d’écho aux aspirations révolutionnaires des temps.

Groupe de recherche d’art visuel (GRAV)Tract, Assez de mystifications, 1960

« On a beau crier les cris que les autres ne crient pas […], le circuit de l’art actuel continue à être bouclé. […] Dans les limites de nos possibilités, nous voulons sortir le spectateur de sa dépendance apathique qui lui fait accepter d’une façon passive non seulement ce qu’on lui impose comme art, mais tout un système de vie. […] Notre labyrinthe n’est qu’une première expérience délibérément dirigée vers l’élimination de la distance qu’il y a entre le spectateur et l’oeuvre. […] Nous voulons le faire participer. Nous voulons qu’il soit conscient de sa participation », lit-on dans le tract que le GRAV distribue à proximité du Labyrinthe.

Ian Sommerville - Cut-up, Double portrait de William S. Burroughs et Brion Gysin, 1962 - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem 01

Ian SommervilleCut-up, Double portrait de William S. Burroughs et Brion Gysin, 1962. Photomontage. – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

Autour d’un double portrait de William S. Burroughs et Brion Gysin, un petit photmontage de Ian Sommerville, la technique du Cut-Up que Burroughs découvre auprès de Gysin est évoquée par le film The Cut Ups (1966), court-métrage réalisé par Anthony Balch, et par plusieurs ouvrages (Œuvre croisée, 1976 ; The Third Mind, 1978 ; Scrapbook 3, 1979).

William Burroughs, Brion Gysin, Antony BalchThe Cut Ups, 1966. Film cinématographique 16 mm noir et blanc, sonore. Galerie de France, Paris droits réservés Paris Centre Pompidou, Musée national d’Art moderne, Paris – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

Ici aussi, la documentation en salle est notoirement insuffisante, sauf a être familier avec l’histoire des acteurs de la Beat Generation et de leurs multiples créations collectives à New York, à Tanger, en Espagne et au Beat Hôtel de la rue Gît-le-Cœur à Paris où William Burroughs, Brion Gysin, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky, ou Gregory Corso croisent Jean-Jacques Lebel, Teeny et Marcel Duchamp, Juliet et Man Ray, Benjamin Péret et Ghérasim Luca

Publication William Burroughs, Brion Gysin et Kerouac, William Burroughs - lLes visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, céativité collective au Mucem


William Burroughs et Jack Kerouac, And the Hippos were boiled in their tanksWilliam Burroughs, Brion Gysin – The Third Mind, 1978 et – William Burroughs, Brion GysinŒuvre croisée, 1976 Éditions Flammarion – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

Au début des années 1960, Burroughs s’approprie la technique du Cut-Up découverte par Gysin, familière au cinéma, à la littérature et au collage. The Third Mind (le 3ème esprit) est un livre composé de combinaison d’écrits de Burroughs et Gysin. Les découpages impliquent le fait de mêler des textes, d’en couper des pages, d’en réorganiser et d’en combiner des ensembles.

Allen Ginsberg, Jack Kerouac et Neal CassadyCollected Poems, 1947-1980, 1987 – Les visées politiques et manifestes artistiquesAmitiés, créativité collective au Mucem

En pendant à Pull My Daisy, un poème d’Allen Ginsberg, Jack Kerouac et Neal Cassady écrit à la fin des années 1940 sur le principe du cadavre exquis, l’accroche présente Affichez vos poèmes. Affichez vos images, un tract composé par Henri Baranger, Camille Bryen et Raoul Ubac qui fut placardé sur les murs de Paris en 1936.

Henri Baranger, Camille Bryen et Raoul Michelet (Ubac, dit) - Affichez vos poèmes. Affichez - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

Henri Baranger, Camille Bryen et Raoul Michelet (Ubac, dit) – Affichez vos poèmes. Affichez vos images, 1936

La nuit du 13 février 1936, jour de la sortie d’Actuation poétique, Baranger, Bryen et Ubac placardent sur les murs de Paris le tract Affichez vos poèmes, Affichez vos images, qui comprend un texte de Camille Bryen, une image irrationnelle de Raoul Michelet/Ubac et un poème d’Henri Baranger, « La tête de mort aux pieds sales ». Cette oeuvre collective est le témoignage de l’engagement de trois artistes qui prônent des actions communes de désappropriation : « Nous nous promenions dans la forêt et abandonnions quelques-unes de nos oeuvres çà et là dans les broussailles, sur les arbres. Nous imaginions les réactions des gens qui les découvriraient. Qui a fait cela ? diraient-ils, la nature ? Les oiseaux ? »

Une vitrine rassemble plusieurs ouvrages de Gilles Deleuze et Félix Guattari.

Deux volumes de Capitalisme et schizophrénie ( L’anti-Œdipe, 1972 et Mille plateaux, 1980) encadrent Rhizome (1975) auquel le catalogue emprunte cette citation :

Ne soyez pas un ni multiple, soyez des multiplicités !

Cette section se termine avec la superbe toile Untitled (Don´t Shoot Civilians) peinte par Jenny Holzer et Lady Pink en 1984 et la célèbre affiche des Guerilla Girls, Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Metropolitan Museum ? de 1989.

Jenny Holzer, Lady Pink (Sandra Fabara, dite) - Untitled (Don´t Shoot Civilians), 1984 - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

Jenny Holzer, Lady Pink (Sandra Fabara, dite)Untitled (Don´t Shoot Civilians), 1984.Spray, émail sur toile. Ludwig Museum – Museum of Contemporary Art, Budapest

Au début des années 1980, Jenny Holzer et Lady Pink comptaient parmi les rares artistes féminines travaillant dans l’espace public de New York. Holzer couvrait l’environnement urbain depuis la fin des années 1970 d’aphorismes et de slogans alors qu’au même moment, Sandra Fabara, taguait sous le pseudonyme de « Lady Pink ».
Le point de départ essentiel de leur collaboration est leur intérêt pour les thèmes sociopolitiques et féministes. Ensemble, elles réalisent treize toiles de grand format, comportant des éléments typographiques sous forme d’aphorismes et des tags sur des photographies de Meiselas se rapportant directement à la guerre civile au Nicaragua.
Le message typographique percutant « Don’t Shoot Civilians » reflète l’état d’esprit qui animait alors les deux artistes.

Guerilla Girls - Est-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Metropolitan Museum, 1989 - Les visées politiques et manifestes artistiques - Amitiés, créativité collective au Mucem

Guerilla GirlsEst-ce que les femmes doivent être nues pour entrer au Metropolitan Museum ?, 1989. Encre sur papier Affiche

L’exposition An International Survey of Painting and Sculpture, au MoMA à New York en 1984, était censée dresser un panorama de la production artistique de l’époque mais ne présentait que 13 femmes pour 169 artistes. Kathe Kollwitz et Frida Kahlo s’associèrent alors pour fonder les Guerrilla Girls, un collectif incluant au fil du temps différents membres et développant différentes branches à la manière d’une franchise, afin de procéder à la défense et à l’illustration des artistes femmes.

Les preuves d’amitiés

Dessin collectif : Jeu qui consiste à intervenir à plusieurs sur une même feuille avec parfois des collages ou des dessins, comme le Jeu de Marseille, réalisé en 1941, par des artistes et des écrivains en attente d’un bateau pour s’exiler hors de la France occupée par les nazis.

Parmi les artistes qui seront réunis par Pierre Restany autour du manifeste des Nouveaux Réalistes, certains sont des amis de longue date : ainsi Hains et Villeglé ou Tinguely et Klein, Dufresne et Spoerri.

Bernard Heidsieck, quant à lui, regroupe, autour de la poésie sonore, des amis dont les parcours artistiques sont très différents : Paul Armand Gette et son goût pour les sciences de la nature, Jean Dupuy et son goût pour les nouvelles technologies ou encore, l’artiste portugaise Lourdes Castro et son travail sur les matières plastiques colorées.

Cette section occupe la première partie du long couloir qui relie les deux grands espaces du plateau de 800 m² au deuxième niveau du J4. Elle sans doute la plus immédiatement lisible de l’exposition. Son accrochage s’articule autour de l’immense tableau de Luciano Castelli, Rainer Fetting (Room Full of Mirrors, 1982).

Sur la droite, le mur du fond présente un ensemble de Dessins collectifs qui font pendant aux Cadavres exquis exposés au début du parcours. Au côté d’une incontournable sélection de ceux réalisés à Marseille, à la Villa Air Bel par des surréalistes en attente de départ en 1941, on découvre quelques feuilles plus rares issues de collections particulières.

Victor Brauner, André Breton, Oscar Dominguez, Wifredo Lam, Jacques Hérold, Jacqueline Lamba, Auteur anonymeCouverture du recueil de dix-neuf dessins collectifs surrealistes, Marseille, 1940-1941 – Victor Brauner, André Breton, Oscar Dominguez, Wifredo Lam, Jacques Hérold, Jacqueline Lamba et un artiste non identifiéDessin collectif surréaliste, 1940-1941 – Victor Brauner, André Breton, Jacques Hérold, Wifredo Lam, Jacqueline Lamba, Óscar Domínguez et un artiste non identifiéDessins collectifs, 1940-1941

Marseille, en 1940-1941, réunit artistes, intellectuels, anarchistes, communistes anti-staliniens, juifs ou non, autour de la villa Air- Bel, où siège le Centre américain de secours avant la dispersion et l’exil. La pratique du jeu collectif, éminemment surréaliste, devient un dérivatif puissant à la morosité générale. La juxtaposition quadrillée des différentes contributions, comme autant de cartes à jouer (dont certaines exécutées à l’aveugle), présente un caractère composite et disparate : alternent dessins aux crayons de couleur, encres, peintures, collages de reproductions imprimées, montages d’éléments hétérogènes.

Au centre, une Excavatrice de l’espace (1958) témoigne de la collaboration entre Jean Tinguely et Yves Klein pour une exposition à la Galerie Iris Clert.

Jean Tinguely, Yves Klein - Excavatrice de l’espace, 1958 - Les preuves d’amitiés - Amitiés, créativité collective au Mucem

Jean Tinguely, Yves KleinExcavatrice de l’espace, 1958

En novembre 1958, s’ouvre à Paris, à la Galerie Iris Clert « Vitesse pure et stabilité monochrome par Yves Klein et Tinguely », leur première exposition commune. L’Excavatrice de l’Espace portait un disque de 27 cm de diamètre, tournant à 4 800 tours. Cette vitesse de rotation élevée était le point central de l’oeuvre : le disque devait tourner si vite que le spectateur n’ait plus la possibilité de percevoir sa surface, au point que ces disques bleus, blancs ou rouges, n’apparaissaient plus que comme des zones de couleur dématérialisées ou comme des nuages de couleur.

Cette superbe installation, que l’on aurait aimé voir en mouvement, dialogue avec une colonne stéréoscopique récupérée et bricolée par Martial Raysse, Arman (Hygiène de la vision, 1960).

Martial Raysse, ArmanHygiène de la vision, 1960.

En 1960, Arman n’est déjà plus un débutant. Il va entraîner Raysse dans la mouvance des Nouveaux Réalistes et lui proposer de porter un regard neuf sur le monde des objets qui les entoure. C’est dans une brocante qu’ils récupèrent cette colonne stéréoscopique destinée à lire des photographies sur plaque de verre, avant de la détourner en créant 22 nouvelles plaques de verre.

Probablement réalisée après la consommation de champignons hallucinogènes ou de quelques « pétards » Lotta di Liberazione, témoigne des expériences graphiques de Daniel Pommereulle et Jean-Jacques Lebel dans l’atelier de ce dernier, un après-midi de 1963…

Daniel Pommereulle, Jean-Jacques Lebel - Lotta di Liberazione, 1963 - Les preuves d’amitiés - Amitiés, créativité collective au Mucem

Daniel Pommereulle, Jean-Jacques LebelLotta di Liberazione, 1963

Le dessin à la gouache, encre de Chine et cire griffée Fait par Bill Copley, Roberto Matta, Victor Brauner, le 16 décembre 1953 tente de faire oublier l’absence des deux tableaux peints de concert par Matta et Victor Brauner (Intervisions et Innervisions, 1955-1956) évoqués dans le catalogue.

Bill Copley, Roberto Matta, Victor Brauner - Fait par Bill Copley, Roberto Matta, Victor Brauner, 16 décembre 1953 - Les preuves d’amitiés - Amitiés, créativité collective au Mucem

Bill Copley, Roberto Matta, Victor Brauner Fait par Bill Copley, Roberto Matta, Victor Brauner, 16 décembre 1953.

Amis depuis leur rencontre au milieu des années 1930, Brauner et Matta développent tous deux dans leur peinture des formes de mythologies nouvelles, usant chacun de signes plastiques originaux. Leur exclusion du groupe surréaliste en 1948 va les rapprocher. C’est lors d’un passage à Paris de Bill Copley, artiste et collectionneur américain, ami et défenseur des surréalistes, que fut réalisée cette oeuvre où se mélangent les interventions des trois artistes.

Peu de chose à dire sur l’imposante toile de Luciano Castelli, Rainer Fetting qui « écrase » un peu trop « Amitiés, créativité collective ».

Luciano Castelli, Rainer Fetting - Room Full of Mirrors, 1982 - Les preuves d’amitiés - Amitiés, créativité collective au Mucem

Luciano Castelli, Rainer Fetting Room Full of Mirrors, 1982.

À partir de la fin des années 1970, un nouveau courant artistique, les « Nouveaux Sauvages », apparaît dans plusieurs grandes villes d’Allemagne : Hambourg, Cologne et surtout Berlin. Rainer Fetting, Luciano Castelli ou encore Salomé réalisent de grands formats accompagnés de performances filmées. Il s’agit toujours d’assurer et de protéger mutuellement la position des uns et des autres, de manifester une force commune face au milieu artistique et au marché de l’art, au système socio-économique, dans son ensemble.

Luciano Castelli, Rainer Fetting Extrait de A Room Full of Mirrors, 1982. Film Super-8 couleur, 45’.

Sur la gauche du couloir, « Amitiés, créativité collective » présente plusieurs œuvres collectives dont Bernard Heidsieck est un des principaux instigateurs.

Françoise Janicot - Photographies de l'action Coléoptères and Co, 1965 - Les preuves d’amitiés - Amitiés, créativité collective au Mucem
Françoise Janicot – Photographies de l’action Coléoptères and Co, 1965 – Les preuves d’amitiés – Amitiés, créativité collective au Mucem

La plus intéressante est sans doute l’installation qui évoque Coléoptères & Co, un texte, un dessin et une performance réalisée avec Paul-Armand Gette. Une douche sonore diffuse la lecture du poème sur les coléoptères écrit par Heidsieck pour son ami en 1964.

Une série de photographies Françoise Janicot rend compte de leur action lors de la Biennale de Paris en 1965 avec deux pompiers de la Ville de Paris. Le dessin réalisé par Paul-Armand Gette pour cette performance complète cet ensemble.

Le dessin réalisé par Paul-Armand Gette pour cette performance complète cet ensemble.

Françoise JanicotPhotographies de l’action Coléoptères and Co, 1965.

Bernard Heidsieck, un des principaux initiateurs de la poésie sonore, décide d’écrire en 1964 pour son ami Paul-Armand Gette un poème sur les coléoptères, un de ses sujets de prédilection. Dès avril 1965, Coléoptères & Co est écrit. Lors de la IV Biennale de Paris en 1965, pendant que Bernard Heidsieck dit le poème Coléoptères & Co, Paul-Armand Gette réalise un dessin anatomique de coléoptères et deux pompiers de la Ville de Paris (appartenant à l’amicale Aélys) font un numéro de mains à mains.

Juste à côté, on découvre une œuvre qui réunit la touche de Niele Toroni à celle de Bertrand Lavier sur un Tableau blanc, (1982-1991). Dans le catalogue, le galeriste Jean Brolly évoque ainsi la réalisation de cette peinture.

« Les deux artistes, comme les personnages du célèbre tableau de Gustave Courbet, ôtant leurs chapeaux, se saluent très courtoisement – “Bonjour Monsieur Lavier” et “Bonjour Monsieur Toroni” – avant d’entreprendre leur tâche. Celle-ci est la même pour chacun d’eux : comment s’approprier la partie attribuée ? Il ne s’agit plus de “couleurs en un certain ordre assemblées” (selon la célèbre formule de Maurice Denis) pour former une figure, mais plus fondamentalement de mettre la peinture à l’épreuve sur la “surface
plane”. Chacun va donc y expérimenter sa méthode : Bertrand Lavier par mimétisme à la couleur que son pinceau rencontre, Niele Toroni par le marquage du support au moyen des empreintes laissées par son pinceau. De la juxtaposition sobre des pratiques est née une œuvre claire et inédite
. »

Un peu plus loin, Beuys Vox (1961-1986) de Nam June Paik est sans aucun doute une des œuvres maitresses de « Amitiés, créativité collective ».

Nam June Paik face à Joseph Beuys - (portrait d’une amitié) - Beuys Vox, 1961-1986 - Les preuves d’amitiés - Amitiés, créativité collective au Mucem

Nam June Paik face à Joseph Beuys – (portrait d’une amitié) – Beuys Vox, 1961-1986

Beuys et Paik se sont rencontrés à Düsseldorf en 1961, liant une amitié qui les amena à collaborer à de nombreuses reprises. Beuys Vox (1961/1986) se regarde comme un album souvenir et couvre toute la durée de leur amitié. On y trouve treize oeuvres signées par Paik, quatre par Beuys et une par John Cage. Certaines oeuvres de Paik évoquent explicitement la personne de Beuys (comme le chapeau en ciment, reprise du célèbre couvre-chef porté en permanence par ce dernier) ; d’autres traduisent plus directement l’esprit Fluxus, mouvement auquel chacun des deux amis était lié.

Les vingt-deux pièces de cette installation (photographies, sérigraphies, mobilier, vidéo, sculptures) témoignent des différentes étapes et de l’évolution de l’amitié entre Beuys et Paik, depuis un vernissage du groupe Zero en 1961 jusqu’à leur dernière action commune en 1985, à l’occasion de la Biennale de la paix de Hambourg.
Dans le catalogue, Elena Engelbrechter retrace dans une notice très fournie leurs multiples collaborations et la place des divers éléments de Beuys Vox.

La courte cimaise qui sépare Room Full of Mirrorset son documentaire vidéo de la suite de l’exposition est utilisée pour présenter, sous la forme d’un papier peintn une photographie du travail de Elisabeth Ballet et Véronique Joumard (Un, Deux, Trois, Soleil, 2015) qui se sont associées pour créer un parterre de fleurs au pied du Cyclop, chef-d’œuvre récemment restauré, résultat d’une folle aventure collective autour de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle.


Elisabeth Ballet, Véronique JoumardUn, Deux, Trois, Soleil, 2015.

Fruit d’une aventure collective remarquable, tissée de liens d’amitié, Le Cyclop est avant tout une utopie, réalisée entre 1969 et 1994, par « une équipe de sculpteurs fous » réunie autour des personnalités de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle. Rien ne peut plus être ajouté au Cyclop. Mais à ses pieds, une discrète intervention pouvait être envisagée. Véronique Joumard s’est associée à Élisabeth Ballet, renouant ainsi avec le mode collaboratif de construction du Cyclop, pour créer un parterre fleuri qui ne tienne plus compte des limites circulaires de la grille d’enceinte sécuritaire, en plantant des espèces indigènes de bulbes et graminées qui refleurissent chaque année.

Face au Beuys Vox de Nam June Paik, les quatre tableaux interchangeables de Camilla Adami, Erró, Jean-Jacques Lebel, Peter Saul (Tableau collectif, 2006) précèdent l’Œuvre collective (1972-1973) de Daniel Spoerri, Erik Dietman, Ugo Dossi, Robert Filliou, Dorothy Iannone, Joan Rabascall et Dieter Roth.

A gauche : Camilla Adami , Erró, Jean-Jacques Lebel, Peter SaulTableau collectif, 2006

Les quatre comparses, une Italo-Parisienne, un Islando-Parisien, un Américain et un Parisien elle n’ayant jamais rencontré l’Américain, mais les trois autres se connaissant de longue date, ont décidé en 2001 de remettre en jeu l’acte coopératif même. Chaque intervenant a contribué à un module peint de même dimension pouvant être permuté à volonté par rapport aux autres. La plasticité de cette oeuvre collective sans titre est donc délibérée. Les quatre éléments étant interchangeables, l’agencement de l’ensemble est éminemment variable, soit en carré (300 x 300 cm), soit verticalement (600 x 150 cm), soit horizontalement (150 x 600 cm), ou bien en forme d’équerre ouverte (comme la lettre L à l’endroit ou à l’envers). La permutabilité des éléments modifie, à chaque montage, le rapport du signifiant au signifié.

A droite : Daniel Spoerri, Erik Dietman, Ugo Dossi, Robert Filliou, Dorothy Iannone, Joan Rabascall, Dieter RothŒuvre collective, 1972-1973.

« Le meilleur de moi-même, ce sont mes amis », a coutume de dire Daniel Spoerri, dont l’activité est marquée d’un bout à l’autre par la chaleur des rencontres et la liberté des collaborations. Composé de 42 euvres de même format carré dues à autant d’artistes, l’une comportant le tampon « Attention oeuvre d’art », l’ensemble appartient à l’époque où Spoerri laisse peu à peu le restaurant. Les artistes réunis dessinent le nomadisme des êtres et des rencontres que Spoerri aura su susciter dans son restaurant de Düsseldorf à l’aube des années 1970.

Au-delà de l’installation Nam June Paik face à Joseph Beuys, aux frontières de la section suivante, l’exposition évoque les collaborations de Christian Boltanski, Jean Le Gac et Gina Pane (La Concession à perpétuité, Écos, 1969), de Paul Armand Gette et Niele Toroni (Empreintes sur photostats, 2008) et un peu plus loin celle de Bernard Heidsieck avec Jean Dupuy (À tire d’aile, 1965) et avec Lourdes Castro (Disque, 1968)…

A gauche : Christian Boltanski, Jean Le Gac, Gina PaneLa Concession à perpétuité, Écos (Eure), 1969.

Invités en 1969 à participer à la 6ème Biennale de Paris, ces trois artistes décident de réaliser une intervention commune. Ils réalisent une installation, inspirée par une promenade réalisée à Ecos, dans l’Eure, où ils s’étaient appropriés de façon arbitraire un arpent de terre, qu’ils avaient baptisé Concession à perpétuité. Pour l’installation, Gina Pane borne avec des mats un espace de terre dans lequel Boltanski enterre un mannequin et sur lequel Jean Le Gac pend des photographies sur bâche.
Des photocopies de planches contacts annotées étaient distribuées aux visiteurs : «Comment expliquer alors la fascination qu’exerçait ces quelques arpents d’une terre anonyme, oubliée, usée, pourrie et toute prête à servir encore. Il fallait sans plus attendre jalonner, marquer ses limites, surveiller la terre inquiète mise à nue et se presser d’enfouir ses émergences alarmantes ».

A droite ; Paul Armand Gette, Niele ToroniEmpreintes sur photostats, 2008

En 2008, les deux amis mettent en regard leurs euvres au Tritonkabinet du Gemeentemuseum de La Haye. C’est à cette occasion qu’est créée l’Aphrodite revisitée pour le carton d’invitation. L’image a été conçue par Paul Armand Gette à partir d’un moulage de l’Aphrodite de Cnide, modifié par l’artiste, qui a ajouté sur le sexe une grappe de fruits du frêne puant, puis a recouvert ses épaules d’une veste Strelli sur laquelle Niele Toroni avait mis cinq empreintes de pinceau n° 50.

A gauche : Jean Dupuy, Bernard HeidsieckÀ tire d’aile, 1965.
A droite : Lourdes Castro, Bernard HeidsieckDisque, 1968

Les évènements : Dada, les happenings et Fluxus

Réalisé par Francis Picabia et ses amis en 1921, L’Œil cacodylate porte témoignage du bouleversement culturel et social de l’après-guerre. On y lit les noms d’artistes, de musiciens, d’écrivains et de comédiens de passage dans le salon de Picabia où la toile montée sur un chevalet à côté d’un pot de peinture, attendait leurs signatures.

Les happenings sont des moments privilégiés de créativité collective. C’est à partir de 1957 que le mot est employé par l’artiste américain Allan Kaprow. Le caractère spontané et la participation active du public sont les deux composantes essentielles du happening, en général à l’initiative d’un ou plusieurs artistes, et qui ne laisse comme traces que des photographies, des films et des témoignages de sensations vécues. En Europe, les happenings prirent souvent un ton plus délibérément politique.

Par la suite, les évènements liés au mouvement Fluxus, se croisent musiciens, performers, plasticiens, vidéastes, originaires de tous les continents.

Cette section est la plus décevante de « Amitiés, créativité collective ». Elle semble survoler un sujet qui aurait sans doute mérité un développement plus conséquent. Elle débute avec l’incontournable Œil cacodylate (1921) de Francis Picabia et se termine avec l’extraordinaire film Entr’acte réalisé en 1924 par René Clair et Francis Picabia.

Picabia Francis (1879-1953). Paris, Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. AM4408P.

Francis PicabiaL’Œil cacodylate, 1921. Paraphes de Marcel Duchamp, Tristan Tzara, Gabrielle Buffet, Georges Ribemont-Dessaignes, Marthe Chenal, Benjamin Péret et de nombreux autres.

Œuvre collective initiée par le peintre et poète Francis Picabia, L’Œil cacodylate est né en 1921. Suite à un zona ophtalmologique, Picabia, reclus dans son appartement, sollicite ses visiteurs en leur demandant d’apposer leur signature. Ce jeu artistique collectif est exemplaire d’un changement de paradigme, accessible à tous, signatures et collages dialoguant librement. Un siècle plus tard, cette toile est revêtue de 54 signatures de membres éminents du monde de la peinture, de la littérature et du spectacle d’alors.

Allan Kaprow, Nam June Paik, Otto Piene, James Seawright, Thomas Tadlock, Aldo Tambellini, Fred BarzykThe Medium is The Medium, 1969

Allan Kaprow, l’un des inventeurs et le premier théoricien du happening, sollicite cinq artistes pour la création d’oeuvres originales avec des techniciens de la télévision explorant toutes les possibilités du traitement de l’image et de l’interactivité entre les différentes disciplines: danse, sculpture, vidéo.

Yoko Ono & CoYoko Ono & Dance Co, 1969

George Brecht et Robert FilliouLa Cédille qui sourit, 1965-1966

En 1965, Brecht et Filliou ouvrent La Cédille qui sourit 12, rue de May, à Villefranche-sur-Mer. Cet atelier boutique est conçu comme un « Centre international de création permanente » dans lequel on peut trouver des jeux (jeu utile, jeu mystérieux, jeu des objets, jeu des inventions), des poèmes (poème rêve, puzzle pour les rêveurs), une anthologie des malentendus, des scénarios d’une minute («  un général fait du ski nautique, la caméra dans l’eau se déplace le long d’une corde : un soldat en nageant tire la corde avec ses dents »).

Mark Brusse et de nombreux amis - Double relief in 18 colors, New-York, 1966-1967 - Dada, les happenings et Fluxus - Amitiés, créativité collective au Mucem

Mark Brusse et de nombreux amisDouble relief in 18 colors, New-York, 1966-1967.

La couleur étant très présente dans son travail, Mark Brusse à la toute fin de 1966, a l’idée d’associer des couleurs (« mentales ») en écrivant simplement leur nom sur des planchettes. Il réalise alors Relief en 18 couleurs. Puis, pour conserver en mémoire l’ambiance new-yorkaise si particulière, il demande à des amis du mouvement Fluxus de lui donner leur couleur préférée qu’il associe à ces planchettes.

Alain Fleischer, Jean-Jacques Lebel, Danielle Schirman - Auto-Insurection-PolyphoniK-Trinitaire, 2014 - Dada, les happenings et Fluxus - Amitiés, créativité collective au Mucem

Alain Fleischer, Jean-Jacques Lebel, Danielle SchirmanAuto-Insurection-PolyphoniK-Trinitaire, 2014.

Les trois artistes, dont l’amitié remontait à plusieurs décennies, eurent l’idée de réaliser Auto-Insurection-PolyphoniK-Trinitaire à l’occasion de l’exposition L’irreprésentable organisée par Blandine Chavanne à Nantes. Chacun des artistes a choisi des extraits sonores qui se mêlent dans un collage sonore magmatique, d’où l’on peut choisir ce que l’on souhaite entendre. On y reconnait au passage les chœurs de l’Armée rouge chantant avec grande éloquence L’Internationale, des psalmodies de moines bouddhistes tibétains, la voix d’Antonin Artaud, et toutes sortes de surprises hétéroclites.

René Clair, Francis PicabiaEntr’acte, 1924.

Entr’acte est l’une des plus pétaradantes réussites du cinéma expérimental des années 1920. Il est le résultat d’une collaboration exceptionnelle entre de nombreux amis. Le scénario « instantanéiste » signé de Picabia est traduit par un tumulte visuel et auditif inspiré directement, voire suggéré par Picabia : pirouettes optiques, surimpressions, délires visuels à la fois picturaux et mécanomorphiques, montage court, cadrages obliques, tournage en accéléré ou au ralenti ; tout cela crève l’écran comme le personnage ressuscité après la fin du film.

Le rire et l’obscénité

Né avec Dada, l’humour subversif est une autre caractéristique forte de certaines amitiés. Rire jaune ou rire aux éclats, les deux sont souvent associés dans des relations affectives souvent orageuses.

Si les séances de dessin entre Dieter Roth et Arnulf Reiner ont commencé dans l’euphorie, elles se sont terminées par des disputes parfois violentes. Les oeuvres collectives peuvent ainsi se conclure par des différents considérables ou bien des moments de haut délire comme dans le Bouquet de Ginsberg, Corso, Orlowsky et Luca.

Raconter une histoire, se travestir, parodier le monde enfantin ont permis à McCarthy et Mike Kelley de brosser un portrait forcément ironique et parfois cynique de l’obscénité de la société américaine contemporaine et des horreurs du capitalisme en général.

Construite autour d’un gigantesque tampon d’Étienne Bossut et Taroop & Glabel (Le Temps des cerises, 2002), cette dernière section commence avec deux tableaux « jeux de mots » de Charles Dreyfus et Ben Vautier qui prolonge ceux de Filliou et Brecht évoqués précédemment.

Charles Dreyfus, Ben VautierUn canular, 2012 et « Barbiturique », 2012.

Ces peintures, réalisées à l’occasion d’une exposition en 2012, manifestent le goût des deux artistes pour les jeux de mots : pour Ben Vautier, plasticien, c’est l’appropriation et l’énonciation; pour Charles Dreyfus, poète, c’est le calembour et le double sens. À travers ces œuvres collectives, ils rejoignent les jeux provoqués par Filliou et Brecht dans le cadre de La Cédille qui sourit.

Une reproduction démesurée du Réveil Matin (1919) dessiné par Francis Picabia, Jean Arp, Tristan Tzara et Gabrielle Buffet fait écho au Temps des cerises de Bossut et Taroop & Glabel. Pour ces deux œuvres, les informations en salle sont inexistantes et le recours aux notices rédigées par Cécile Bargues et Blandine Chavanne pour le catalogue est indispensable…

Le rire et l’obscénité - Amitiés, créativité collective au Mucem

Étienne Bossut et Taroop & GlabelLe Temps des cerises, 2002

Sur la gauche, une huile sur papier témoigne, selon Jean-Jacques Lebel, d’une improvisation avec les tubes de couleur, après avoir fumé quelques joints, de Allen Ginsberg, Gregory Corso, Peter Orlovsky, invités par Gherasim Luca. Le cartel oublie de signaler que madame Ali « nous fournissait des cubes de haschich à trois francs l’unité », si l’on en croit la notice de Lebel… Ce détail explique-t-il le caractère anecdotique de l’œuvre exposée ?

Allen Ginsberg, Gregory Corso, Peter Orlovsky, Gherasim Luca - Bouquet, 1957 - Le rire et l’obscénité - Amitiés, créativité collective au Mucem

Allen Ginsberg, Gregory Corso, Peter Orlovsky, Gherasim LucaBouquet, 1957.

C’est à l’automne 1957, dans un petit café arabe du passage Thiéré, derrière la Bastille, dont la tenancière était Mme Ali une Auvergnate mariée à un militant indépendantiste algérien -, que le grand poète franco-roumain Gherasim Luca, Allen Ginsberg, Peter Orlovsky et Gregory Corso (en exil au 9, rue Git-le-Ceur, le futur Beat Hôtel) ont fait connaissance. Luca a invité les jeunes Américains chez lui, à Levallois-Perret, où ils ont improvisé ensemble cette tempêtueuse peinture sur papier avec les tubes de couleur fournis par la compagne de Luca, l’artiste Micheline Catti.

Les autres œuvres accrochées dans cet espace évoquent la collaboration prolifique et tumultueuse de Dieter Roth et Arnulf Rainer… L’ensemble est complété par une installation « votive » de Dieter Roth avec Richard Hamilton.

Dieter Roth, Arnulf RainerSérie de dessins, 1972-1983 ; Stiller Krug, 1977 ; Hin Zweit allein, 1979 ; 3 Pyramiden, o.J., 1975 ; Ohne Titel, 7.11.74, 1974.

La collaboration « Rainer & Roth » s’étend sur une douzaine d’années, de 1972 à 1983, et forme un ensemble d’environ 700 pièces. Les artistes furent mus par une seule pulsion, détruire ce que l’autre venait de faire, pour ensuite recoller les morceaux autrement. Ceci afin de proposer quelque chose de différent, et en fin de compte, pour s’accorder sur le résultat final : « C’est pas mal. » Chacun savait qu’il ne serait jamais arrivé à ce résultat tout seul.

Richard Hamilton et Dieter RothInterfaces 13.14, 1977-1978

Les « obscénités » qui sont supposées accompagner le rire dans cette section sont discrètement présentées derrière un lourd rideau de velours noir… Une affiche du 3e Festival de la libre expression annonçant les deux séances du happening 120 minutes dédiées au Divin Marquis de 1966 accompagne Heidi, une vidéo de Paul McCarthy et Mike Kelley.

McCarthy, Mike KelleyHeidi, 1992.

En 1992, Paul McCarthy et Mike Kelley sont invités pour une exposition d’artistes californiens en Autriche. Ils mettent en scène les personnages de la célèbre série Heidi, racontant l’enfance d’une orpheline, qui vit dans le décor idyllique des Alpes en compagnie de son ami Peter et de son grand-père.
Dans la version de Kelley et McCarthy, la jeune fille est entourée d’un grand-père pervers et d’un jeune garçon attardé mental, détournement critique de 1’innocence présumée de ces histoires d’enfants.

Le parcours se termine avec la diffusion de Free Jazz. À Collective Improvisation, album-manifeste, enregistré en 1960 et sorti en 1961. À l’initiative d’Ornette Coleman, il réunit un double quartet avec d’un côté Ornette Coleman au saxophone alto, Don Cherry à la trompette de poche, Scott LaFaro à la contrebasse et Billy Higgins à la batterie et de l’autre, Eric Dolphy à la clarinette basse, Freddie Hubbard à la trompette, Charlie Haden à la contrebasse et Ed Blackwell à la batterie…

La reproduction de la pochette de l’album original avec une partie des notes (en anglais) de Martin Williams n’est certainement pas suffisante pour aborder l’écoute de l’œuvre pour celles et ceux qui en ignorent l’existence et l’histoire… Il faut donc une fois de plus se retourner vers le catalogue et lire le superbe article qu’y signe Francis Marmande !

Entretien avec Blandine Chavanne et Jean-Jacques Lebel, commissaires de l’exposition

Quel est le propos de cette exposition ?

Blandine Chavanne : Notre point de départ découle d’une observation : les œuvres importantes sont souvent le fruit d’une rencontre fortuite ou non, liée à un événement historique disruptif particulier ou à un moment fort d’amitié entre des artistes. Ces œuvres collaboratives nous enseignent souvent que 1 + 1 font 3 : car l’alliance et la confrontation de deux personnalités vont créer une troisième entité, et cette dynamique va donc nous permettre de renouveler notre regard sur des œuvres d’artistes que l’on croyait connaître mais qu’on ne percevait qu’avec difficulté. Ce projet a vu le jour il y a plus de trente ans dans l’imagination de Jean-Jacques Lebel – l’initiateur et l’incitateur en 1960 du Grand Tableau antifasciste collectif

Jean-Jacques Lebel : Depuis les années 1950, je me confronte au processus à la fois énigmatique et jouissif de la création. En fait, la créativité est un processus. Et je me suis toujours intéressé au fait que ce processus pouvait être individuel ou bien collectif. J’ai même pu remarquer que c’est dans le processus collectif que, paradoxalement, l’individu se retrouve le plus libre d’inventer des perspectives nouvelles et différentes hors des normes industrielles de la culture. On pourrait pourtant croire que le collectif empêcherait l’individu d’explorer à fond son imaginaire mais c’est tout le contraire, le collectif suscite des embardées, des schizes et des désirs imprévisibles auxquels l’individu seul n’a que très difficilement accès.

Ainsi, dès les années 1960, je me suis efforcé d’inspirer à des amis artistes l’envie de participer à une mise en œuvre collective en opposition radicale à la culture dominante. Telle est ma pratique depuis toujours. En m’intéressant à l’histoire de l’art et à celle de notre époque, je me suis rendu compte que je n’étais pas seul à rêver d’un mode de production non plus individualiste mais intersubjectif. Ainsi a surgi l’idée d’auto-organiser une manifestation qui permette aux artistes et aux regardeurs dissidents de comparer les différentes formes de créativité collective dans tous les arts. Ainsi naquirent les Anti-Procès I, II et III (en 1960-1961) et, plus tard, le Festival de la libre expression (de 1964 à 1968) et, enfin, Polyphonix (à partir de 1979).

Blandine Chavanne : Nous avons fait le choix d’écarter de notre sélection les groupes constitués, ainsi que les couples et les fratries. L’exposition s’intéresse donc aux collaborations spontanées, aux œuvres créées lors de rencontres fortuites, nées d’une opportunité inédite lors de ces moments un peu particuliers où s’exprime une énergie collective. Elle présente des travaux de nature très différente – peinture, sculpture, installation, dessin, cinéma, musique, danse, poésie, photographie – couvrant tout le XXe siècle et le début du XXIe siècle jusqu’à l’époque actuelle.

Cette exposition est riche en découvertes et en trouvailles méconnues…

Blandine Chavanne : Le marché de l’art a tendance à reconnaître et accepter, non pas les œuvres, mais les noms et les étiquettes de prix, comme au supermarché. En ce qui concerne cette exposition, nous avons préféré retenir les œuvres pour ce qu’elles sont, et pour les démarches artistiques qu’elles expriment. Par exemple, Ben et Dreyfus, ce qui nous intéresse, chez eux, c’est qu’ils aient marié leurs identités pour faire des tableaux écrits. Germaine Richier et Hans Hartung n’avaient a priori aucune raison de travailler ensemble, mais ils se sont rencontrés lors de la Biennale de Sao Paulo et ce qu’ils ont produit à cette occasion s’est révélé tout à fait inattendu. Roth et Rainer ont travaillé ensemble pendant de longues années tout en se bagarrant. Quant à Matta et Brauner, ils ont chacun fait le portrait de l’autre dans un même tableau, suite à l’exclusion de Matta par Breton du groupe surréaliste. Ce qui est une belle preuve d’amitié et de solidarité. Burroughs et Gysin ont innové eux aussi.

Il est vrai que certaines collaborations que nous avons retrouvées n’étaient pas évidentes à imaginer. D’autres ont été complètement effacées de l’histoire de l’art, comme la collaboration entre René Clair et Francis Picabia, en 1924, pour l’extraordinaire film Entracte. Au fil du temps, le nom du peintre a été gommé pour ne laisser la place qu’au seul cinéaste, alors que les inventions visuelles bricolées par Picabia au tournage et au montage constituent l’essentiel du film.

Parmi les œuvres qui me tiennent le plus à cœur dans cette exposition, il y a une petite affiche de Bryen et Ubac : « Affichez vos poèmes, affichez vos images », placardée en 1935 à Paris. Cela résume bien notre projet : à plusieurs on fait mieux et plus fort !

L’exposition revient aussi sur le fameux Grand Tableau antifasciste collectif, qui ne pourra malheureusement pas être présenté dans les salles du Mucem en raison de ses dimensions, mais qui tient une place centrale dans ce projet…

Jean-Jacques Lebel : Le Grand Tableau antifasciste collectif est une toile de 4 mètres de long sur 5 mètres de large qui a été peinte à Milan en 1960-1961 par six auteurs : moi-même, quatre Italiens et un Islandais. J’étais alors réfugié à Milan pour des raisons politiques car j’ai refusé de faire mon service militaire ; c’était la guerre d’Algérie ou, plus précisément, la guerre d’indépendance des Algériens contre le colonialisme et l’occupation militaire de leur pays. L’étincelle a été un choc profond qui s’est produit en moi lorsque j’ai appris qu’à Alger, une jeune militante du FLN, musulmane et vierge, de 23 ans, Djamila Boupacha, avait été arrêtée, violée, et torturée à l’électricité par des militaires français. Cas, hélas, très banal mais qui m’a révolté et me révolte encore. Ce crime ignoble m’a profondément traumatisé. D’autant que l’Assemblée nationale venait de voter les « pouvoirs spéciaux » qui donnaient à l’armée l’autorisation de torturer impunément. Selon moi, lorsqu’une société légalise ainsi la torture, elle est en voie de fascisation : d’où le Grand Tableau antifasciste collectif sur lequel j’ai collé un exemplaire du Manifeste des 121 qui était, en l’espèce, un appel à la désertion.

Il a été peint en 1960 et exposé en 1961, dans la manifestation internationale l’Anti-Procès III, où figuraient une soixantaine d’artistes de grande envergure comme Matta, Brauner, Tinguely, Rauschenberg, Twombly, Meret Oppenheim, Hains… C’était une exposition unique en son genre, car plutôt que de promouvoir une tendance esthétique particulière, son but était de proclamer un refus collectif du colonialisme et de la torture : primat de l’éthique sur l’esthétique. Une quinzaine de jours après le vernissage, les carabinieri ont arraché le tableau de son châssis, l’ont plié comme un mouchoir et l’ont emporté à la préfecture de Milan où il a été séquestré pendant 26 ans.

Une fois libéré, et restauré par mes soins, le Grand Tableau antifasciste collectif a été montré dans plusieurs grands musées européens et même à Alger. Il a suscité beaucoup de débats, d’articles, et un bouquin spécifique. Finalement, cela nous a amenés, Blandine et moi, à réfléchir à d’autres œuvres dues à des artistes ayant entrepris de dire quelque chose de différent suite à un travail choral. Cela exige un certain effort, un regard, une écoute rénovés. Cela peut transformer radicalement non seulement la mise en œuvre mais la pratique même de l’exposition, du montage. Nous avons ainsi constitué une première liste d’œuvres idéales en piochant dans l’histoire des arts du monde entier. À commencer par l’Album zutique, réalisé au moment de la Commune par entre autres Verlaine et Rimbaud, et qui peut se lire comme un manifeste pour un esprit nouveau, un changement de paradigme socioculturel. Il nous a semblé, en effet, que l’Album zutique rendait compte de l’irruption en Europe d’une idée tout à fait subversive : la démocratie directe. Chacun et chacune, citoyen ou citoyenne, pouvait exercer des choix concernant sa propre vie sociale, productive, sexuelle. Bref, une démocratie réelle et effective deviendrait possible grâce à un processus collectif. Il s’agirait, en somme, de proposer de passer de l’autogestion artistique à une autogestion généralisée à tous les domaines de l’existence.

L’expérimentation serait donc une des façons de nous engager dans la voie d’une participation directe aux choix essentiels impliquant notre propre vie. Ce processus créatif collectif peut s’appliquer à l’art, comme au domaine de la production culturelle. Il est question d’étendre cette méthode à la société tout entière, c’est-à-dire, en clair, de disloquer le système capitaliste de l’intérieur, afin d’inventer autre chose, surtout pas un autre système d’oppression et d’exploitation. L’utopie artistique pourrait peut-être servir d’étincelle de déclenchement à une utopie sociale. L’utopie artistique est-elle transposable ? Je n’en sais rien, mais en tout cas, elle devrait permettre de sortir du trou noir capitaliste qui a réduit l’art au statut de simple produit de consommation ou de spéculation financière.

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