Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence


Pour l’été 2024, l’Hôtel de Caumont présente « Bonnard et le Japon » un projet très attendu après l’exposition « Vuillard et l’art du Japon » présentée l’été dernier par la Fondation de l’Hermitage à Lausanne. En effet, Isabelle Cahn commissaire de « Bonnard et le Japon » affirme l’ambition de « montrer comment Bonnard — celui que l’on surnommait autrefois le “Nabi très Japonard” — a intégré dans son traitement de l’espace, du temps et du mouvement, l’esthétique de l’art japonais, pour créer des œuvres en rupture avec le naturalisme et l’impressionnisme ».

La démonstration est particulièrement réussie et convaincante dans les salles au premier étage. L’accrochage met en évidence avec subtilité ce que Bonnard doit aux estampes japonaises dans ses cadrages et ses points de vue, en évitant toutefois les rapprochement trop didactiques. Cependant, le propos parait un peu moins manifeste en fin de parcours dans les deux dernières salles.

« Bonnard et le Japon » est une occasion exceptionnelle de découvrir des œuvres de Bonnard rarement montrées, issues de collections privées et d’admirer une très belle sélection d’estampes japonaises de la collection Georges Leskowicz qui ponctuent le parcours de l’exposition. Celui-ci s’articule en sept séquences :

La révolution du regard
Penser comme un Japonais
Les estampes japonaises
L’estampe par Bonnard
Cinétisme
Scènes de vie familières
Un arrêt du temps
L’heure du tigre
Hanami

Le commissariat de l’exposition et la direction scientifique du catalogue sont assurés par Isabelle Cahn, conservatrice générale honoraire des peintures du musée d’Orsay et spécialiste de l’art de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle. On trouvera, ci-dessous, un entretien avec Isabelle Cahn, extrait du dossier de presse.

Pierre Bonnard, Terrasse dans le Midi, vers 1925
Pierre Bonnard, Terrasse dans le Midi, vers 1925, Huile sur toile, 68 x 73 cm, Fondation Glénat, Grenoble, Photo : akg-images / Fine Art Images / Heritage Images


Scénographie remarquable d’Hubert le Gall.
« Bonnard et le Japon » bénéficie de prêts de la collection Georges Leskowicz, de musées français et étrangers et notamment du Musée Bonnard, Le Cannet ainsi que de collectionneurs particuliers.

À lire, ci-dessous, une présentation du parcours de l’exposition.
Chronique à suivre après ces premières impressions.

En savoir plus :
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« Bonnard et le Japon » – Parcours de l‘exposition

La révolution du regard

L’influence du Japon sur les artistes occidentaux est à l’origine d’innovations fondamentales dans l’art au tournant du XXe siècle. En 1867, l’année de la naissance de Pierre Bonnard, se tient à Paris la septième Exposition universelle qui présente pour la première fois des œuvres et des produits en provenance du Pays du Soleil-Levant. Si cet événement contribue au lancement de la vogue du japonisme en France, c’est à la fin des années 1880 que Bonnard tombe sous le charme des estampes japonaises, et commence une collection comprenant plus d’une centaine de gravures. Au fil du temps, celles-ci constituent une source d’inspiration et de références pour son travail.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - La révolution du regard
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – La révolution du regard

Ces images, venues d’un pays lointain, enseignent à Bonnard de nouveaux principes esthétiques qui bouleversent sa pratique artistique. Loin d’être sous l’influence d’un engouement passager et d’une fascination purement formelle, Bonnard intègre également dans son art certains principes de la philosophie nippone inspirés par le bouddhisme, comme la méditation sur l’impermanence du monde, la contemplation de la nature, le goût pour l’hédonisme ou encore l’attention aux détails de l’existence quotidienne.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - La révolution du regard
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – La révolution du regard

Les estampes japonaises, dont il tombe amoureux très jeune sans jamais se rendre au Japon, mènent « le plus japonais de tous les peintres français », comme le qualifiait le critique d’art Charles Saunier, sur la voie d’une révolution du regard qu’il accomplit depuis les années 1890 jusqu’à la fin de sa vie en 1947.

Penser comme un Japonais

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Les estampes japonaises « Un Nabi très Japonard »
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Les estampes japonaises « Un Nabi très Japonard »

À une époque où il cherche à s’émanciper de la pratique enseignée à l’École des beaux-arts, Bonnard considère les estampes japonaises comme un modèle essentiel pour son engagement sur la voie de la modernité. Il s’inspire de leur dessin libre, de leurs couleurs vives et de leur perspective sans profondeur pour créer des œuvres dans un style simplifié, dynamique et plein de gaieté.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Les estampes japonaises « Un Nabi très Japonard »
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Les estampes japonaises « Un Nabi très Japonard »

En 1888, avec Paul Sérusier, Édouard Vuillard, Maurice Denis et Paul-Élie Ranson, il forme le premier noyau du groupe des Nabis, un mot dérivé de Neviim, « prophètes » en hébreu. Les Nabis contribuent à inventer un nouveau langage plastique stylisé avec une juxtaposition de plans colorés. Pierre Bonnard, surnommé le « Nabi très Japonard » par le critique d’art Félix Fénéon, est fasciné par la puissance des couleurs posées en aplats, sans relief ni ombre, des estampes japonaises. Il se met dès lors à utiliser des taches colorées avec des voisinages chromatiques audacieux laissant passer une lumière venue du motif lui-même, et non plus d’une source extérieure.

En outre, l’art de l’estampe affranchit Bonnard des recettes de la perspective linéaire occidentale, basée sur l’illusion de la profondeur, et lui enseigne une nouvelle façon de représenter l’espace. Influencé également par le style calligraphique et ses lignes fluides en arabesque, Bonnard emprunte aux japonais une stylisation décorative qui sera l’une des grandes caractéristiques de sa peinture.

Pierre Bonnard, Femmes au jardin : Femme à la robe à pois blancs ; Femme assise au chat ; Femme à la pèlerine ; Femme à la robe quadrillée, 1890-1891, Détrempe à la colle sur toile, panneaux décoratifs, 160,5 x 48 cm (chaque panneau), Paris, musée d’Orsay, Photo © RMN-Grand Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

En mars 1891 l’artiste fait des débuts remarqués au Salon des indépendants avec ce chef-d’œuvre de jeunesse qui était à l’origine conçu comme un paravent. Bonnard accroche finalement chaque panneau séparément, car comme il l’indique dans une lettre à sa mère, ils vont bien mieux contre un mur. C’était trop tableau pour un paravent. Le caractère élancé des silhouettes est accentué par les lignes en arabesque et par le format allongé inspiré des kakémonos japonais. Le thème de la femme entourée de végétation, récurrente dans les estampes japonaises est ici stylisé à l’extrême dans un espace sans profondeur. Ces panneaux peuvent être regardés comme un ensemble ou chaque composition se répond ou bien s’oppose, mais ils peuvent aussi bien se regarder de manière séparée. Les femmes au jardin ont parfois été interprétées comme une représentation des saisons de l’année à l’exclusion de l’hiver. (Texte du cartel)

Les estampes japonaises

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Les estampes japonaises
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Les estampes japonaises

Nombreux sont les artistes occidentaux à être fascinés par les gravures japonaises aux couleurs séduisantes. Dans les années 60, suite à l’ouverture commerciale du Japon avec la France, les gravures de type ukiyo-e servent à caler les produits manufacturés dans les caisses d’expédition. À la base de la production se tient l’éditeur qui choisit son peintre en fonction du sujet qu’il veut réaliser. Le dessin passe ensuite entre les mains du graveur puis de l’imprimeur qui applique chaque couleur les unes après les autres en posant le papier sur les planches gravées.

Bonnard va être marqué par des caractéristiques esthétiques que l’on trouve dans les estampes japonaises comme la vivacité des couleurs, la planéité de la composition, l’absence de plan médian et l’utilisation des vides et des pleins.

Le terme de ukiyo-e-composé de ukiyo traduit par monde flottant, et e qui signifie image, estampe ou peinture désigne un mouvement artistique de l’époque Edo (1603 à 1868). Le monde flottant fait référence au principe bouddhiste de l’impermanence du temps qui évoque le caractère éphémère des phénomènes, la beauté mystérieuse de la nature et des êtres ainsi que le charme subtil des choses.

L’estampe par Bonnard

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - L'estampe par Bonnard
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – L’estampe par Bonnard

La technique de l’estampe japonaise permet de reproduire une même image en de multiples exemplaires. Fasciné par l’idée d’un art populaire accessible au plus grand nombre, Bonnard décide de se lancer dans l’édition d’affiches. Il utilise une autre technique d’impression alors entièrement nouvelle, la lithographie en couleurs, bientôt reprise par l’artiste Toulouse-Lautrec pour ses affiches sur les spectacles parisiens. Son premier succès survient en 1891 avec France-Champagne, une affiche au style incisif placardée dans les rues de Paris. À la suite de cette réussite, Bonnard abandonne définitivement le projet d’une carrière juridique pour se consacrer entièrement à son art.

Katsushika Hokusai, Sous la vague au large de Kanagawa, vers 1830
Katsushika Hokusai, Sous la vague au large de Kanagawa, série « Les Trente-six vues du Mont Fuji ». Signé: Hokusai aratame Iitsu hitsu Editeur: Nishimuraya Yohachi (Eijudô) vers 1830, oban yoko-e, 25,5 x 37,7 cm Collection Georges Leskowicz, © photo Thierry Ollivier / © Fundacja Jerzego Leskowicza
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - L'estampe par Bonnard

France-Champagne, 1891. Affiche lithographiée en trois couleurs sur vélin. Le Cannet, Musée Bonnard – Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – L’estampe par Bonnard

Dans cette affiche éditée en 1891, Bonnard réalise de nombreux emprunts aux graveurs de l’ukiyo-e pour dessiner sa buveuse de champagne. La mousse abondante qui s’échappe de sa coupe est traitée à la manière de l’écume de La Grande Vague, chef d’œuvre de Hokusai. En effet, pour évoquer les bulles en expansion autour de la jeune femme, Bonnard laisse en réserve le blanc de la feuille de papier comme l’avait fait le grand maître Katsushika Hokusai (1760-1849) pour évoquer le bouillonnement de cette vague monumentale de tsunami. (Texte du cartel)

Cinétisme

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Cinétisme
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Cinétisme

Bonnard veut saisir la fugacité de la vie, la labilité des gestes et des expressions. En 1889, il s’installe dans le quartier des Batignolles à Paris où il loue son premier atelier. Il aime l’animation des rues et des boulevards parisiens, qu’il arpente de jour comme de nuit. Il fréquente les cabarets de Montmartre, les cirques et le théâtre d’avant-garde. Le pouls rapide de la capitale stimule sa créativité et lui donne l’occasion d’expérimenter de nouvelles manières de représenter le mouvement.

Pierre Bonnard, Les Grands Boulevards, Vers 1895
Pierre Bonnard, Les Grands Boulevards, Vers 1895. Encre de Chine avec rehauts de gouache, 32,3 x 49,2 cm Le Cannet, musée Bonnard © Musée Bonnard/Jean-Michel Drouet

Comme les artistes japonais, Bonnard utilise toutes sortes de subterfuges pour traduire le mouvement et le déplacement dans l’espace. Sa manière de saisir la marche des passants dans les rues, ou le pas des patineurs sur la glace, repose sur la décomposition du mouvement. Il utilise non seulement des gros plans, mais joue également de l’enchaînement des vides et des pleins et de l’absence de plan médian, qui nécessite dès lors que l’œil du spectateur reconstitue la narration.

Le procédé du motif coupé au bord de la toile ou de la feuille quand il s’agit d’une gravure, largement utilisé dans les estampes, est par ailleurs très apprécié de Bonnard car il suggère un mouvement qui s’étend hors-champ.

Les cadrages insolites peuvent être également rapprochés d’instantanés photographiques, une technique pratiquée par l’artiste avec son appareil Pocket Kodak. Bonnard, en tant que contemporain de la naissance du cinématographe, est fasciné par l’image en mouvement et fera de sa représentation un élément essentiel de son art.

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Pierre Bonnard – Le jardin de paris, 1896-1902. Huile sur toile. Collection particulière, avec l’aimable concours de Duhamel Finearts, Paris – Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Cinétisme

La ville-lumière ne dort jamais. Chaque soir, après le travail dans son atelier, Bonnard assiste à toutes sortes de spectacles. Il apprécie autant la musique classique que les romances des cafés-concerts, les sérénades des musiciens de rue, les danses et les attractions du cirque. Ici, Bonnard représente l’élégante assemblée qui fréquentait le Jardin. de Paris, un café-concert réputé installé sur les Champs-Elysées. Il se passionne également dans sa jeunesse pour le théâtre d’avant-garde, et collabore notamment avec Vuillard, Sérusier, Toulouse- Lautrec et Ranson pour la création de décors et de costumes. (Texte du cartel)

Scènes de la vie familière

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Scènes de vie familière
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Scènes de vie familière

Les estampes japonaises illustrent avec charme des scènes affectueuses ayant pour protagonistes des enfants ou des animaux. Des scènes de maternité, gravées par Utamaro ou Kuniyoshi, ont été regardées par Bonnard qui, n’ayant pas eu d’enfant, s’était passionné pour la représentation de ses neveux et nièces, enfants de sa sœur Andrée et du compositeur Claude Terrasse. L’artiste dessine, peint ou photographie les joies de l’âge tendre dans des scènes intimes et familiales, marquées par la présence d’animaux dont la bonhomie facétieuse ajoute une tendresse toute innocente à la composition.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Scènes de vie familière
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Scènes de vie familière
Pierre Bonnard Scène de famille, 1892
Pierre Bonnard Scène de famille, 1892. Gravure, lithographie en trois couleurs, 28,2 x 37,8 cm Le Cannet, musée Bonnard © Frédéric Aubert

Les maîtres de l’ukiyo-e représentent également la complicité avec les animaux qui illustrent souvent des contes ou des légendes. Dans ses œuvres, Bonnard travaille l’attitude de sesc ompagnons à quatre pattes et se plait à opposer, ou au contraire confondre, les expressions humaines et animales. Bonnard, homme timide, a avoué combien il souffrait de ne pouvoir confier ses émotions et ses humeurs, si ce n’est à son chien ou à son chat, car les animaux, disait-il, ne jugent pas. Dans sa peinture, les chats et les chiens semblent souverains, et la complicité entre humains et animaux se reflète par des regards et des gestes éloquents, témoins d’une affection profonde.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Scènes de vie familière
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Scènes de vie familière
Pierre Bonnard, Femme tenant un chien sur ses genoux, 1914
Pierre Bonnard, Femme tenant un chien sur ses genoux, 1914. sur toile, 68 x 50,2 cm, FNAC 5170 Centre national des arts plastiques, Dépôt au musée de Grenoble, Domaine public / CnapCrédi photo : Ville de Grenoble / Musée de Grenoble – J.L. Lacroix
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Scènes de vie familière
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Scènes de vie familière
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Scènes de vie familière
Pierre Bonnard – Jeunes filles au chien (Deux des filles d’Alexandre Natanson), 1910. Huile sur toile. Courtesy Robilant+Voena- Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Scènes de vie familière

Bonnard a un rapport particulier aux chiens et notamment aux teckels qui partagent sa vie comme Fachol, Ravageau ou Poucette. De tous les animaux qui peuplent son bestiaire affectif, c’est assurément le chien qui apparaît le plus souvent dans ses œuvres. Ici, l’animal occupe la place principale du tableau, permettant un doux moment de jeu aux filles de son ami et mécène Alexandre Natanson. Le caractère instantané de l’œuvre, qui semble être prise sur le vif, n’est pas sans lien avec la pratique de la photographie que Bonnard affectionne. (Texte du cartel)

Un arrêt du temps

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Un arrêt du temps
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Un arrêt du temps

À partir de 1900, il loue successivement plusieurs villas avec jardins dans les environs de Paris, avant d’acheter une maison à Vernon, en Normandie. En 1909, il découvre le sud de la France qui l’inspirera jusqu’à la fin de sa vie. Alors que sa palette normande est dominée par toutes sortes de verts, celle-ci se transforme dans le Midi en jaunes lumineux et en bleus profonds, relevés de touches de rose et d’orangé. Les couleurs-lumières de sa palette expriment la plénitude d’un temps suspendu.

Pierre Bonnard, Conversation provençale, retravaillé en 1927
Pierre Bonnard, Conversation provençale, retravaillé en 1927Huile sur toile, 129 × 201cm, 153 x 229 cm (avec cadre), Prague, National Gallery Photo © National Gallery Prague 2024

Les deux personnages au premier plan servent de faire-valoir à un décor méditerranéen vu des hauteurs de Grasse. A gauche se tient le peintre Josef Pankiewicz (1866-1940), un artiste d’origine polonaise que Bonnard a rencontré en 1908. Derrière une table de style chinois en laque rouge, se trouve une jeune femme blonde, Marthe probablement, à demi étendue sur le sol. Le duo mystérieux ne se regarde pas et tourne le dos à la vue sur la mer. Ici la juxtaposition entre la terre et l’eau est composée à la manière japonaise à l’aide d’un étagement de plans sous la forme de bandes horizontales colorées. En regardant longuement les œuvres de Bonnard, des surprises se révèlent comme les petits chats à la gauche de la scène. (Texte du cartel)

La question de la représentation du temps qui s’écoule et des variations incessantes du spectacle du monde et des êtres, est centrale chez Bonnard. Le peintre partage avec les artistes Japonais une sensibilité à la succession des saisons et aux variations climatiques. Chaque jour, il note dans ses petits agendas de poche, le temps qu’il fait de manière à se remémorer l’impact de la lumière sur les couleurs de la nature.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Un arrêt du temps
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Un arrêt du temps
Pierre Bonnard, Baigneurs à la fin du jour, vers 1945
Pierre Bonnard, Baigneurs à la fin du jour, vers 1945

Ce tableau célèbre le plaisir de l’eau après une chaude journée d’été. La composition s’organise en bandes horizontales de couleurs fondues ou contrastées où la mer occupe la majeure partie de la toile. Eclairés par les derniers feux du couchant, les baigneurs sont réduits à des taches lumineuses jaune et rouge orangé. Dans le cercle chromatique. ces teintes s’opposent au bleu outremer et au vert émeraude. Placées côte à côte, elles se renforcent mutuellement donnant une luminosité intense à cette composition qui a appartenu au célèbre critique et éditeur d’ouvrages d’art Tériade. (Texte du cartel)

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Un arrêt du temps
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Un arrêt du temps

En 1936, Bonnard écrit pour lui-même dans un de ses carnets, « L’œuvre d’art : un arrêt du temps », une réflexion qui témoigne de son désir de suspendre l’instant présent. Cette apologie de la beauté de l’éphémère s’applique notamment à la contemplation de la nature ou à des scènes d’intérieur. Ces dernières montrent ses proches dans un décor ordinaire avec une attention particulière portée aux objets du quotidien, s’apparentant à la célébration des choses subtiles et évanescentes du concept japonais de wabi sabi.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Un arrêt du temps
Pierre Bonnard – Le dessert, 1940. Huile sur toile. Riehen/Bale Fondation Beyeler, Beyeler Collection – Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Un arrêt du temps

Bonnard peint des natures mortes aux formes autonomes qui se combinent et se répondent selon leurs couleurs. L’objet s’émancipe de sa fonction utilitaire pour devenir un signe graphique et chromatique. Dans ce chef-d’œuvre de la fin de sa vie, les desserts de Bonnard se détachent sur un fond doré tandis que la nappe rouge qui recouvrait habituellement la table de la salle à manger de sa maison du Cannet figure à l’arrière-plan. Le cadrage en surplomb et l’intensité de la lumière dissolvent le contour et les détails, donnant un caractère presque abstrait aux motifs. Une force joyeuse émane des natures mortes de Bonnard où la lumière rayonne à partir des objets mêmes. (Texte du cartel)

Pierre Bonnard, La nappe blanche, 1925
Pierre Bonnard, La nappe blanche, 1925. Huile sur toile, 100 x 112 cm, Von der Heydt-Museum Wuppertal, Foto: Medienzentrum Wuppertal

L’heure du tigre

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - L’heure du tigre
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – L’heure du tigre

Le Japon ancien distinguait les heures du jour en les associant aux douze animaux du zodiaque chinois. De trois à cinq heures du matin, c’est l’Heure du tigre, l’heure où les clients des maisons closes quittent les courtisanes. Adulées comme les plus belles femmes de leur époque, les geishas étaient recherchées comme modèles par les peintres. Le nu féminin était également traité par les maîtres Japonais à travers la représentation de courtisanes du célèbre quartier des plaisirs qui s’ouvrit en 1617, dans la capitale Edo, sous le nom de Yoshiwara.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - L’heure du tigre
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – L’heure du tigre

Cette apologie du dévoilement du corps nu est partagée par Bonnard qui est notamment fasciné par la toilette féminine, prétexte à de somptueux nus féminins peints en pleine lumière. Il exécute un nombre impressionnant de dessins, d’aquarelles et de toiles sur le sujet. Les premiers représentent presque exclusivement sa compagne Marthe, ou son corps imaginaire. D’autres modèles ne tardent pas à apparaitre, comme ses amies, ses amantes, ou même des poseuses professionnelles.

Pierre Bonnard, Nu à la lumière, 1908, Huile sur toile, 115,5 x 63,2 cm, MAH Musée d’art et d’histoire, Ville de Genève. Legs Vassily Photiadès, Lausanne, 1977© Musée d‘art et d‘histoire, Ville de Genève, photographe : Bettina Jacot – Descombes
Pierre Bonnard – Nu debout vu de dos devant la cheminée, 1913. Huile sur toile. Collection particulière. Prété par l’intermédiaire de G-P.F. Dauberville & archives Bernheim-jeune – Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – L’heure du tigre

Bonnard considère le sujet du nu comme l’un des plus exigeants, non seulement en raison de la fascination érotique que ce dernier provoque, mais aussi de l’interaction du modèle vivant avec son environnement. Pour rompre avec une formule classique du nu installé au centre de la composition, les modèles de Bonnard évoluent dans des espaces complexes, traités de manière décorative et abstraite, où le corps se mêle au carrelage vibrant de mille nuances de la salle de bains.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - L’heure du tigre
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – L’heure du tigre
Pierre Bonnard, Nu gris de profil, vers 1933
Pierre Bonnard, Nu gris de profil, vers 1933, Huile sur toile, 114 x 61 cm, Musée Albertina, Vienne, La collection Batliner, ALBERTINA, Wien – Sammlung Batliner

En 1893, à Paris, Bonnard rencontre sa future compagne à la descente d’un tramway. Celle-ci se présente sous le nom de Marthe de Méligny un patronyme à la sonorité aristocratique qui ressemble à un pseudonyme d’actrice ou de cocotte Marthe, de son vrai nom Maria Boursin, est ici représentée dans l’espace de la salle de bain du Cannet, traite comme un assemblage de formes géométriques imbriquées. Alors que le nu est vu strictement de profil, le décor semble basculer verticalement dans une perspective aplatie. La couleur ambrée du corps s’oppose au blanc bleuté des éléments en céramique et à l’outremer du carrelage de la pièce. Mais l’élément principal du tableau est la lumière qui dissout l’espace et zèbre le corps de Marthe d’ombres bleutées. (Texte du cartel)

Hanami

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Hanami
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Hanami

Au Japon, la coutume du hanami, c’est-à-dire de la contemplation de la floraison des cerisiers et des pruniers, célèbre le renouveau de la nature après l’hiver. Bonnard est particulièrement sensible à ce thème sur lequel il a réalisé un nombre important d’oeuvres représentant des fleurs, des arbres en fleurs ou des bouquets. Fasciné par la beauté des fleurs coupées, il exalte l’éclat éphémère de leurs corolles assemblées en bouquets. Ses compositions réalisées sur le motif, et pour la plupart dans la salle à manger de sa villa du Cannet, exaltent la beauté de la nature. Une méditation qui n’est pas exempte d’une certaine mélancolie à la manière des vanités.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Hanami
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Hanami

Quant à ses jardins fleuris débordants de couleurs contrastées, ils se rattachent à la tradition du sublime avec des compositions montrant la nature à son zénith. Chaque année, comme les Japonais au moment de sakura (la célébration des cerisiers en fleurs), Bonnard guette l’éclosion des fleurs blanches de son amandier. Au-delà de cette contemplation de la beauté passagère des éléments, se cache une méditation plus profonde proche du concept esthétique de yūgen qui met l’accent sur le charme subtil des choses. Les tableaux de Bonnard ne décrivent pas une réalité concrète mais permettent de pénétrer la profondeur des phénomènes.

Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Hanami
Pierre Bonnard – La petite fenêtre, 1946. Huile sur toile. Collection belge LGR – Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Hanami

Après avoir acquis en 1912 un tableau de son ami Matisse représentant un paysage vu à travers une fenêtre ouverte. Bonnard se lance à son tour dans des compositions où la fenêtre, un élément géométrique et stable, sert de cadre à des vues foisonnantes. Il met ici en scène la vue qu’il contemple quotidiennement depuis la chambre à coucher de sa maison du Cannet. Le jardin, résumé à deux plans contrastés dominés par des jaunes et des bleutés, est traité de manière synthétique comme une expansion de couleurs en fusion, de lumière et d’ombre sous un ciel pommelé de petites touches de nuances nacrées. (Texte du cartel)

Pierre Bonnard, Le jardin au Cannet 1945
Pierre Bonnard, Le jardin au Cannet 1945. Huile sur toile 63,5 x 53 cm Musée de l’Abbaye / donation Guy Bardone – René Genis, Saint-Claude © musée de l’Abbaye / crédit photo : Jean-Marc Baudet
Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont - Aix en Provence - Hanami

Pierre Bonnard – L’amandier en fleurs, vers 1930. Huile sur toile Le Cannet, Musée Bonnard, Don de la Fondation Meyer – Bonnard et le Japon à l’Hôtel de Caumont – Aix en Provence – Hanami

Bonnard confie que l’amandier de son jardin, qui est le premier arbre à fleurir à la sortie de l’hiver, lui donne la force de le peindre chaque année». Planté au fond du jardin du Cannet, où il se trouve encore aujourd’hui, l’amandier en fleurs est la sentinelle du retour du printemps. La mousse blanche des fleurs, qui occupe toute la hauteur du tableau témoigne de la vitalité de la nature. L’arbre se détache sur un ciel d’azur, où l’air circule entre les branches, apportant un sentiment de paix et d’harmonie. En 1930, l’année de l’exécution de cette toile, la peinture de Bonnard atteint sa plénitude. (Texte du cartel)

« Bonnard et le Japon » – Entretien avec la commissaire de l’exposition

Comment est né le projet de cette exposition ?

Il n’y a jamais eu d’exposition Bonnard à Aix-en-Provence; aussi l’idée de présenter l’œuvre du maître de la couleur et de la lumière dans cette ville du Midi s’est imposée comme une évidence. Quant au thème plus précis du rapport de Bonnard avec le Japon, il s’agit d’un angle d’analyse tout à fait nouveau pour une exposition. L’amour de Bonnard pour le Japon qui le saisit dès sa jeunesse, avait déjà fait l’objet d’analyses, mais limitées à sa production des années 1890-1900. Mon hypothèse est que celle-ci se prolonge bien au-delà, jusqu’à la fin de sa vie.

Qu’est-ce qui caractérise le lien de Pierre Bonnard avec les estampes japonaises ?

Nous ne connaissons pas exactement la date du premier contact de Bonnard avec les estampes japonaises. Il semble que cette rencontre se soit produite très tôt, avant sa visite à la grande exposition sur la gravure japonaise organisée au printemps 1890 à l’École des Beaux-Arts de Paris où étaient présentés des tirages anciens de graveurs du XVIIe au XIXe siècle. Bonnard s’intéresse d’abord à des tirages bon marché aux couleurs vives. « Je me suis emballé dans ma jeunesse sur le bariolage magnifique des papiers japonais », confie-t-il à Hedy Hahnloser en janvier 1936. Il achète ses gravures dans des boutiques spécialisées et dans les grands magasins parisiens. Le caractère « fruste et naïf » de ces images le fascine. Bonnard commence ainsi une importante collection qui s’enrichit progressivement de planches de bonne qualité. Nous ne connaissons malheureusement pas son étendue, car celle-ci a été dispersée après sa mort, mais Bonnard avait sous les yeux des estampes punaisées au mur de son atelier.

Parmi les œuvres présentées dans l’exposition, quelles sont celles les plus remarquables ou rarement exposées ? Pourriez-vous nous présenter une œuvre en particulier ?

Grâce à la générosité des musées français et étrangers et à celle de collectionneurs particuliers, l’exposition présente de nombreuses œuvres exceptionnelles de Bonnard, jamais ou rarement vues en France comme Les deux caniches, Le Bar, L’Omnibus, La Place Clichy, Le Jardin de Paris, Conversation provençale, La Nappe blanche, Le Dessert, Le Nu gris de profil et beaucoup d’autres encore. Toutes participent à la pertinence du sujet tout en permettant de montrer les multiples facettes du talent de Bonnard, peintre de scènes intimistes, de paysages, de portraits, de décors, mais aussi dessinateur hors-pair et graveur de talent. L’exposition comprend également de nombreuses estampes japonaises provenant de la collection de Georges Leskowicz, qui sont des chefs-d’œuvre comme La grande vague d’Hokusai ainsi que de nombreuses feuilles signées Hiroshige, Utamaro, Kuniyoshi, Eisen.

Au nombre des œuvres majeures de l’exposition se trouve Les femmes au jardin de la collection du musée d’Orsay, un ensemble décoratif composé de quatre panneaux que Bonnard avait conçu à l’origine comme un paravent destiné au Salon des indépendants de 1891. Il s’appuie ici sur les formules esthétiques japonaises pour peindre son paravent : allongement des silhouettes féminines, lignes en arabesque, perspective sans profondeur, traitement décoratif des motifs. Ses modèles sont sa cousine Berthe Schaedlin, dont il est secrètement amoureux, et sa sœur Andrée Terrasse. Elles figurent ici comme des personnages japonisants sur fond de plantes stylisées évoquant les saisons de l’année à l’exception de l’hiver. On remarque aussi la présence d’animaux familiers avec un chien bondissant et un chat noir couché aux pieds de sa maîtresse Quelques jours avant l’ouverture du Salon, Bonnard démonte le paravent pour le présenter sous la forme. d’un ensemble de panneaux séparés, accrochés au mur et non posés en zigzag sur le sol, comme il l’explique à sa mère dans une lettre : « Ils font bien mieux contre le mur. C’était trop tableau pour un paravent. »

En plus des principes artistiques des estampes qui ont influencé Bonnard, est-ce que vous diriez que la philosophie japonaise a également eu un impact sur sa pratique ?

En effet, il s’agit d’un sujet très important qui est au cœur de l’exposition. Bonnard a non seulement été séduit par l’esthétique japonaise, mais également par le mode de penser des artistes de l’ukiyo-e. Le terme japonais ukiyo désigne un monde flottant en accord avec le principe bouddhiste de l’impermanence, ukiyo-e signifiant images du monde flottant. Sa peinture exprime le caractère éphémère des phénomènes, la beauté mystérieuse de la nature et des êtres, le charme subtil des choses. Cette approche sensible est en parfaite résonance avec le terme japonais wabi-sabi appliqué à la codification de la cérémonie du thé au XVe siècle, qui désigne un idéal esthétique et un principe philosophique consistant à porter une attention aux détails de l’existence quotidienne.

Comme les artistes japonais, Bonnard utilise toutes sortes de subterfuges pour traduire le mouvement et le déplacement dans l’espace. Sa manière de saisir la marche des passants dans les rues, le pas des patineurs sur la glace ou encore les acrobaties d’un cheval de cirque peut être rapprochée des dessins de la manga d’Hokusaï représentant la décomposition de mouvements de danse ou de lutte. Bonnard est aussi Japonais dans l’esprit lorsqu’il peint la nature à son zénith, au printemps avec la floraison des amandiers et des mimosas et en été lorsque la lumière transcende le paysage.

À titre personnel, quelle fut votre principale découverte en travaillant sur cette exposition ?

Mon hypothèse de départ, à savoir que l’influence du Japon sur Bonnard ne se limitait pas aux correspondances formelles des années 1890, mais s’ancrait plus profondément dans sa pensée et son travail jusqu’à la fin de sa vie, s’est trouvée confirmée par la découverte d’un document dans les archives du musée Bonnard signalé par Véronique Serrano, sa directrice. Il s’agit d’une note dans un carnet de comptes de l’artiste concernant l’acquisition en 1946 de rouleaux d’estampes japonaises. Cette exposition a été également l’occasion de rencontres passionnantes avec de nombreux collectionneurs, chercheurs et amoureux de l’œuvre de Bonnard qui ont très généreusement soutenu le projet.

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