Il y a quelques années, le critique d’art Georges Didi-Huberman s’interrogeait sur la tyrannie des images dans son essai Survivance des lucioles. Il entrevoyait l’ouverture d’un espace de résistance pour des images-lucioles…
L’an dernier, à la Chapelle des Pénitents blancs, dans le cadre du Festival d’Avignon, Nicolas Truong mettait en scène le Projet Luciole. Il s’interrogeait sur la pensée critique et cherchait à faire résonner, entre autres, les textes de Pasolini et l’essai de Didi-Huberman.
Depuis cet automne, l’accrochage 2013-2014 de la collection permanente de Carré d’Art à Nîmes, dont le titre est De la présence des lucioles, nous invite à regarder les œuvres comme «des points lumineux qui nous accompagnent dans une lecture poétique du monde »…
Pour son exposition estivale, du 17 mai au 25 novembre 2014, à la Prison Sainte-Anne, la Collection Lambert en Avignon fait, elle aussi référence au texte de Pasolini, La disparition des lucioles…
Dans cet article, qui fait figure de testament, Pasolini s’interrogeait sur la résistance des lueurs des contre-pouvoirs face aux lumières puissantes du pouvoir…
« Au début des années 60, à cause de la pollution atmosphérique, et surtout, à la campagne, à cause de la pollution de l’eau (fleuves d’azur et canaux limpides), les lucioles ont commencé à disparaître. Cela a été un phénomène foudroyant et fulgurant. Après quelques années, il n’y avait plus de lucioles. (Aujourd’hui, c’est un souvenir quelque peu poignant du passé : un homme de naguère qui a un tel souvenir ne peut se retrouver jeune dans les nouveaux jeunes, et ne peut donc plus avoir les beaux regrets d’autrefois.) Ce « quelque chose » qui est intervenu il y a une dizaine d’années, nous l’appellerons donc la « disparition des lucioles »…
On attendait avec curiosité, cette nouvelle « interprétation » de l’article de Pier Paolo Pasolini, publié en 1975, quelques mois avant sa mort… On espérait que la résonance des œuvres avec le bâtiment de la prison, laissé en l’état, serait, comme annoncé, « forte et productrice de sens ».
L’imposante liste des artistes annoncés et les photographies de François Halard réalisées pour le catalogue laissaient entrevoir un des événements majeurs de la saison estivale…
À l’évidence, Eric Mézil, directeur de la Collection Lambert et commissaire de La disparition des lucioles, réussit magistralement le pari complètement fou d’installer près de 280 œuvres dont une trentaine de créations dans 7000 m² de la prison Sainte Anne.
La présence du bâtiment est d’une force incroyable ! Les travaux, réalisés en un temps très bref, se sont limités à assurer une mise aux normes de l’électricité et à aménager des accès sécurisés et réglementaires pour le public. Pour le reste, les cellules, couloirs et cours de la prison sont restés dans l’état où ils étaient après le départ des derniers prisonniers, en 2003. La déambulation dans ce bâtiment ne peut laisser indifférent !
Eric Mézil a su s’entourer de nombreuses compétences (historiens, archivistes, journalistes, anciens prisonniers…) pour appréhender avec beaucoup de finesse cette prison, son histoire et son fonctionnement…
Il a ainsi réussi à exploiter avec intelligence et à-propos toutes les ressources que lui offrait le bâtiment, pour concevoir une exposition qui fera date. La disparition des lucioles marquera, sans aucun doute, la saison estivale en Avignon.
Aux œuvres de la Collection Lambert, il a ajouté une remarquable sélection de pièces de la Collection Enea Righi. Ce dernier, véritable mécène de l’exposition, a également offert le transport et l’assurance des oeuvres. À cet ensemble exceptionnel s’ajoutent des prêts de nombreux collectionneurs privés, d’institutions culturelles (musées, Fracs, archives, fondations), de galeries et d’artistes.
La liste des artistes exposés est impressionnante :
Adel Abdessemed • Francis Alÿs • William Anastasi • Kader Attia • Mirosław Bałka • Roger Ballen • Robert Barry • Yael Bartana • Massimo Bartolini • Jean-Michel Basquiat • Niel Beloufa • Joseph Beuys • Barbara Bloom • Alighiero Boetti • Christian Boltanski • Pierre Bonnard • Louise Bourgeois • Brassaï • Marcel Broodthaers • Tom Burr • Mircea Cantor • Frédéric-Auguste Cazals • Claire Fontaine • Guy de Cointet • François-Xavier Courrèges • Berlinde De Bruyckere • Jason Dodge • Trisha Donnelly • Gardar Eide Einarsson • Mounir Fatmi • Hans- Peter Feldmann • Spencer Finch • Mario Garcia Torres • Anna Gaskell • Kendell Geers • Jean Genet • Nan Goldin • Dominique Gonzalez Foerster • Douglas Gordon • Loris Gréaud • João Maria Gusmao et Pedro Paiva • Henrik Håkansson • Keith Haring • Mona Hatoum • Candida Höfer • Jenny Holzer • Roni Horn • Jonathan Horowitz • Joris Ivens • Joan Jonas • William E. Jones • Ilia Kabakov • On Kawara • Žilvinas Kempinas • Anselm Kiefer • Kimsooja • Július Koller • Jiri Kovanda • Barbara Kruger • David Lamelas • Bertrand Lavier • Zoe Leonard • Claude Lévêque • Glenn Ligon • Richard Long • Jill Magid • Anna Maria Maiolino • Christian Marclay • Gordon Matta-Clark • Allan McCollum • Adam McEwen • Ana Mendieta • Melvin Moti • Vik Muniz • Deimantas Narkevicius • Cady Noland • Roman Ondák • Roman Opalka • Jean-Michel Pancin • Philippe Parreno • Pier Paolo Pasolini • Yan Pei-Ming • Adam Pendleton • Mathieu Pernot • Walid Raad • Ugo Rondinone • Martha Rosler • Anri Sala • Markus Schinwald • Yann Sérandour • Richard Serra • Andres Serrano • Ross Sinclair • Kiki Smith • Nedko Solakov • Haim Steinbach • Jana Sterbak • Pascale Marthine Tayou • Alessandra Tesi • Miroslav Tichý • Wolfgang Tillmans • Niele Toroni • Cy Twombly • Xavier Veilhan • Paul Verlaine • Francesco Vezzoli • Franz Erhard Walther • Andy Warhol • Lawrence Weiner • Ai Weiwei • Rémy Zaugg • Chen Zhen.
Après de multiples réussites, dont les mémorables Papesses de l’an dernier, on ne peut que saluer un travail de commissariat trop rare qui sait donner toute leur place aux œuvres, favoriser leurs dialogues, leur permettre de questionner l’espace, tout en laissant la place au visiteur pour qu’il puisse « faire couture », comme l’écrivait, si justement, Michèle Moutashar, à propos de l’exposition Nuage, l’an dernier.
Il est difficile de rendre compte d’une exposition aussi dense en une seule chronique. Nous reviendrons donc dans de prochains billets plus en détail sur la scénographie et sur les différents moments qui organisent le parcours de visite.
À lire dans ce blog :
Des impressions de visite d’un premier chapitre de La disparition des lucioles : Le ciel est, par-dessus le toit, si bleu, si calme !
En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert en Avignon
Sur la page Facebook de la Collection Lambert en Avignon
Présentation du projet La disparition des lucioles (extrait du communiqué de presse) :
Ce titre devient le thème d’une exposition pour la prison désaffectée à Avignon, titre qui prend tout son sens quand on relit ce texte fondateur de la culture sociale, esthétique et politique des années 70 en Italie. P.P. Pasolini, en choisissant les lucioles comme métaphore d’une société révolue, éclairait le monde tel un veilleur de nuit avec les derniers scintillements d’une civilisation, celle d’une culture qui, partout en Europe, allait être dévorée par La société du spectacle, pour reprendre le titre du chef d’œuvre de Guy Debord, cet autre veilleur de nuit contemporain de l’auteur de Teorema, Mamma Roma ou de L’Évangile selon saint Mathieu.
L’année 2014 marque un tournant essentiel pour la Collection Lambert en Avignon. En effet, afin d’accueillir dans un écrin d’exception l’importante donation de 556 œuvres d’art contemporain d’Yvon Lambert à l’État français, la Collection Lambert doit fermer ses portes au public jusqu’à l’été 2015 pour des travaux d’extension.
L’équipe du musée a décidé de faire de cette période de fermeture imposée un moment crucial dans la vie de la Collection Lambert, un moment conjuguant art contemporain, mise en valeur du patrimoine et travail de mémoire. Ainsi est née La disparition des lucioles, projet ambitieux qui aura lieu à partir de la fin du mois de mai 2014 dans la prison Sainte-Anne. Lieux patrimonial emblématique de la ville, située derrière le Palais des Papes, cette prison maintenant désaffectée depuis 10 ans fut une des rares construites à la fin du XVIIIe siècle à des fins uniquement carcérales (et non pas un ancien couvent, un hôpital ou une caserne militaire).
La Collection Lambert en investira les cellules, les couloirs et certaines cours avec des œuvres de la prestigieuse collection privée d’Enea Righi dont les ensembles de certains artistes seront complétés par les œuvres d’autres grandes collections publiques ou privées.
Le titre qui emprunte à ce célèbre texte que Pasolini publia en 1975 dans le Corriere imprégnera le cheminement du visiteur de part en part, si bien que l’exposition se vivra comme une expérience sensible dans laquelle les lieux si chargés de mémoire et les oeuvres se combineront de manière que survivent ces lucioles chères au cinéaste Italien. Il y sera question d’enfermement bien sûr, mais aussi du temps qui passe, de la solitude et de l’amour.
Pour que le dialogue attendu entre les œuvres et le bâtiment soit fort, producteur de sens, le parti pris a été de laisser en l’état la Prison Sainte-Anne. Exposée dans sa cellule, chaque œuvre deviendra ainsi luciole, élément poétique à la douce lumière résistante, offrant au spectateur la possibilité d’un nouveau champ d’expérimentation.