Jusqu’au 12 janvier prochain, William Kentridge propose « Je n’attends plus » à la Mécanique Générale à Arles. Cette exposition foisonnante et généreuse accompagne et prolonge « The Great Yes, The Great No », sa nouvelle création mondiale présentée du 7 au 10 juillet 2024 au Parc des Ateliers dans la cadre d’un partenariat de Luma Arles avec le Festival d’Aix-en-Provence.
« Je n’attends plus » se déploie dans la moitié des espaces de la Mécanique Générale partagés avec l’exposition « Quand les images apprennent à parler » de la Fondation A pour Les Rencontres Arles 2024. Son parcours s’articule en six séquences autour d’œuvres majeures de Kentridge :
• La traversée de The Great Yes, The Great No
• More Sweetly Play the Dance et Oh To Believe in Another World
• Masques, marionnettes et Dada
• La politique des cartes
• Porteurs et processions : « Le pouvoir des pieds »
• Les utopies échouées
William Kentridge « Je n’attends plus » – Luma Arles
Sans être une rétrospective, « Je n’attends plus » montre l’extraordinaire diversité des pratiques artistiques du créateur sud-africain, son étonnante capacité à mêler toute les disciplines et la cohérence de sa démarche. Autour de l’histoire coloniale européenne, des migrations forcées et des relations asymétriques, mais aussi à partir d’une réflexion sur l’échec des utopies du XXe siècle et des rôles joués par les artistes dans ces contextes, l’exposition témoigne que les récits de Kentridge restent toujours contradictoires et jamais manichéens.
Commissariat de Vassilis Oikonomopoulos – directeur des expositions et des programmes, Flora Katz – curatrice et Lilah Rémy – curatrice assistante.
Scénographie de Sabine Theunissen – Squatelier avec l’aide de Marine Fleury – scénographe assistante.
« Je n’attends plus » marquera sans aucun doute la programmation 2024 de Luma Arles et la saison estivale dans le Midi et probablement en Europe.
La richesse de l’exposition mérite certainement plusieurs passages par la Mécanique Générale.
À lire ci-dessous quelques impressions sur le parcours de « Je n’attends plus », accompagnées des textes de salle.
En savoir plus :
Sur le site de Luma Arles
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William Kentridge sur le site de la Marian Goodman Gallery et sur celui de Hauser & Wirth
Sur le site Kentridge Studio
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« Je n’attends plus » : Regards sur le parcours de l’exposition
La traversée de The Great Yes, The Great No
L’exposition débute avec une évocation de ce nouvel opéra de chambre qui affirme l’ambition d’embarquer ses spectateurs pour une aventure artistique, politique et spirituelle dans un cargo qui a quitté Marseille pour la Martinique, en mars 1941 avec à son bord des réfugiés qui fuyaient le régime de Vichy. Parmi les passagers se trouvaient Claude Lévi-Strauss, André Breton, Jacqueline Lamba, Victor Serge, Anna Seghers, Germaine Krull, Wifredo Lam..
Dans un entretien avec Maja Hoffman et Vassilis Oikonomopoulos, William Kentridge explique longuement la genèse de « The Great Yes, The Great No ». Celui-ci est reproduit dans le huitième numéro de la revue Arles et dans une séquence vidéo consultable sur le site Luma Live. Il y indique notamment que « cette traversée historique était un point de départ intéressant, car elle souligne la question très actuelle des migrants et des réfugiés ». puis il ajoute : « Le surréalisme se présente de différentes manières, sans nécessité d’une compréhension rationaliste claire. Ainsi, nous pouvons inviter des personnages morts. Nous pouvons combiner différents aspects. Nous pouvons faire en sorte que le rêve soit intégré dans la création »…
Kentridge n’hésite pas à faire embarquer des personnages qui n’en étaient pas parmi les passagers tels que Aimé Césaire et Frantz Fanon ou encore Suzanne Césaire qui, dit-il, « avait été plus ou moins rayée de l’histoire alors qu’elle fut l’une des fondatrices du mouvement de la négritude avec Léopold Sédar Senghor, à Paris, dans les années 1920 ». Il ajoute : « Elle est devenue une figure centrale de ce voyage transatlantique… Nous avons décidé que le capitaine du navire était comme Charon, le passeur des morts dans la mythologie grecque. Donc, il peut inviter des morts à bord, par exemple Joséphine Bonaparte, la première épouse de Napoléon, elle-même originaire de Martinique ». Ce qui lui permet d’imaginer un duo avec Joséphine Baker…
Dans le vestibule de la Mécanique Générale, plusieurs œuvres font écho à la création du spectacle. Un texte d’introduction en résume l’essentiel.
The Great Yes, The Great No, est un opéra de chambre inspiré par des pratiques d’avant-garde majeures du XXe siècle. L’action se déroule en mars 1941 sur un cargo quittant Marseille en direction de la Martinique, comptant à son bord plusieurs artistes et intellectuel·le·s cherchant à fuir la France de Vichy. De nombreuses personnalités comptent parmi les passagers de cette traversée historique, dont la photographe Germaine Krull, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, le poète André Breton, l’écrivaine Anna Seghers et l’artiste Wifredo Lam. Dans l’opéra de William Kentridge, cet événement réel prend une tournure inattendue lorsque Charon, passeur des Enfers de la mythologie grecque, bouleverse l’espace et le temps pour convoquer d’autres figures illustres à se joindre à l’aventure. Figures de l’anticolonialisme, les époux Aimé et Suzanne Césaire, Frantz Fanon et les sœurs Jane et Paulette Nardal retrouvent Joséphine Bonaparte — née en Martinique — et la célèbre artiste Joséphine Baker dans un voyage allégorique à travers le temps.
Tout au long du processus de création de l’opéra, William Kentridge a produit des dessins, des peintures, des collages, des sculptures et des installations faisant écho aux problématiques artistiques, politiques et spirituelles soulevées par The Great Yes, The Great No. L’opéra condense l’imaginaire surréaliste, les voix de la négritude ainsi que de multiples allusions aux mouvements artistiques d’avant-garde de l’époque, tout restant solidement ancré dans la diversité des cultures et des styles musicaux africains et caribéens.
The Great Yes, The Great No est la troisième production que William Kentridge a créée en collaboration avec The Centre for the Less Good Idea, après The Head & The Load (2018) et Waiting for the Sibyl (2019). Développé à Johannesburg en 2016 avec Bronwyn Lace, The Centre for the Less Good Idea est un espace interdisciplinaire dédié à la mise en œuvre de productions expérimentales. The Great Yes, The Great No, résulte notamment de nombreuses années de travail avec The Centre, processus qui s’est achevé par une résidence à LUMA Arles en juin 2024.
Sur la gauche, trois grands dessins encadrent une maquette du décor de Sabine Theunissen pour The Great Yes, The Great No. Sur les trois imposantes toiles de Kentridge, on remarque plusieurs citations de Suzanne Césaire à laquelle « Je n’attends plus » emprunte son titre.
William Kentridge – Drawing for The Great Yes, The Great No (The Radios Go Silent) et Drawing for The Great Yes, The Great No (Je n’attends plus), 2024 – « Je n’attends plus » – Luma Arles
Cette série de paysages luxuriants est inspirée du jardin de William Kentridge dans sa résidence à Johannesburg. Les plantes, les arbres et les fleurs ici représentés évoquent la flore dans la région des Caraïbes et sur l’île de la Martinique. Dans ses œuvres bidimensionnelles, Kentridge intègre régulièrement des citations ou des expressions issues des ouvrages et des sources littéraires dans lesquelles il puise son inspiration. Leur sens, souvent tragique, contraste avec la beauté apparente du paysage. Ces réalisations prenant la vie quotidienne pour sujet d’étude peuvent être enrichies par la perspective des écrits de Suzanne Césaire, qui a longtemps pensé cet écart entre la splendeur du paysage caribéen et la souffrance d’un peuple ayant subi l’esclavage, la colonisation et le racisme. Selon Suzanne Césaire : « Aux faims, aux haines, à la férocité qui brûlent dans les creux des mornes. […] Si mes Antilles sont si belles, c’est qu’alors le grand jeu de cache-cache a réussi, c’est qu’il fait certes trop beau, ce jour-là, pour y voir. »
En face sont accrochés les masques des personnages qui interviennent dans « The Great Yes, The Great No ». Au-delà de celles et ceux déjà cités, on peut y reconnaître Staline, Trotsky, Lénine, Philippe Pétain, Mahatma Ghandi, Diego Rivera, Frida Kahlo, Edouard Glissant, mais aussi plusieurs cafetières, un ventilateur, un projecteur, un double mégaphone, un ananas, des poissons, des oiseaux et la mort…
Sur le devant, une curieuse table ronde évoque la traversée en Marseille et la Martinique et un ensemble de documents apporte un regard historique et littéraire sur le projet (Photographies de Germaine Krull et Vlady Serge, extraits de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, collaborations d’André Breton et du couple Césaire au sein de la revue Tropiques, préface d’André Breton au poème d’Aimé Césaire Cahier d’un retour au pays natal, livret de Kentridge…).
Deux grands dessins à l’encre de Chine et au crayon sur papier fait main Phumani (The Great Yes et I Turn onto My Most Comfortable Side, 2022) prolongent cette évocation de « The Great Yes, The Great No » sur la droite, en entrant dans le vaste espace de la Mécanique Générale.
C’est également le cas pour l’installation vidéo sur trois écrans (To Cross One More Sea, 2024) qui occupe la première salle de projection.
Cette installation vidéo prend pour point de départ l’opéra de chambre The Great Yes, The Great No, ici représenté à travers une construction spatiale évoquant le bateau où se déroule son récit. Sur fond d’une création sonore créée par Nhlanhla Mahlangu accompagnée d’un chœur de sept femmes, les principaux thèmes se succèdent, dont une roue animée composée des personnages principaux en découpes, des images d’archives et des dessins de flore tropicale. Les écrits de Frantz Fanon, Aimé et Suzanne Césaire, ainsi que de Léon Gontran-Damas forment ensemble le cœur du script, développant une narration autour des thèmes de l’exil et de la migration. La migration est un thème caractéristique de la pratique de William Kentridge car il est constitutif de l’histoire de l’Afrique du Sud, dont la population comportait en partie des esclaves acheminé·es en bateau par des colons européens au début du XVIIe siècle, et une main d’œuvre immigrée exploitée par l’industrie minière. La dimension temporelle de la traversée vers une terre inconnue est explorée au sein de l’œuvre, qui interroge les peurs et les espoirs pouvant surgir lors de telles migrations, que soient transportés des colons, des esclaves ou des réfugié·es. Les émotions, les sensations ou encore l’angoisse face à l’incertitude définissent ici une caractéristique puissante et durable de la psyché humaine.
More Sweetly Play the Dance et Oh To Believe in Another World
Nombreux·ses sont celles et ceux qui se souviennent de la découverte de More Sweetly Play the Dance, à l’été 2016 dans une chaleur accablante, au premier étage du bâtiment La Formation. C’est avec beaucoup de plaisir et d’intérêt que l’on retrouve cette œuvre majeure créée en 2015 et qui fait partie de la collection Maja Hoffmann/LUMA Foundation. Cette installation vidéo et ses mégaphones sont au cœur de « Je n’attends plus » où elle partage les écrans de projection qui couvrent le fond de l’espace avec Oh To Believe in Another World (2022), également acquise par LUMA Foundation. Cette dernière habille le centre de la Mécanique Générale avec un ensemble de tapis, des chaises pivotantes des années 1950 et des sièges d’école empilables que complètent des bans de bois.
Ces deux installation de Kentridge fonctionnent à merveille. Leur dispositif technique assez imposant et complexe sait se faire oublier et les spectateurs sont complètement captivés par les 15 minutes de la projection de More Sweetly Play the Dance et la dizaine de minute de Oh To Believe in Another World.
Le texte de salle résume ainsi le propos des deux œuvres :
More Sweetly Play the Dance enveloppe les publics dans ce qui apparaît comme une parade sans fin. Accompagnée d’une bande sonore créée par l’African Immanuel Essemblies Brass Band et présentant une procession dansante composée de dessins animés et de vidéos, la frise monumentale constituée de sons et d’images mouvantes convie les visiteur·ses à prendre part à une danse macabre, tout en les amenant à adopter une posture réflexive sur l’injustice et l’inhumanité, thèmes constitutifs de la pratique de Kentridge. Sur fond d’un paysage animé dessiné au fusain, des personnages marchent en portant des drapeaux, des effigies ou en transportant des chars. Des squelettes humains apparaissent aux côtés de représentations de figures officielles en train de discourir. Multipliant les références telles que la Longue Marche de l’Armée rouge chinoise, les rassemblements politiques officiels, les convois funéraires de La Nouvelle-Orléans, le virus Ebola, ou la célébration du jour des Morts au Mexique, l’œuvre joue sur l’ambiguïté de cette marche dont la destination demeure inconnue. L’installation propose un voyage humain immersif, reflet des contradictions entre la vie et la mort et symbole d’une marche vers la vie elle-même.
Oh To Believe in Another World est issu du film éponyme créé pour un orchestre jouant la Symphonie n° 10 du compositeur russe Dmitri Chostakovitch. Marqué par la vivacité des cuivres et un dramatisme exacerbé, il explore les rêves et les peurs sous le régime soviétique en suivant quatre décennies. Ponctuant l’histoire par des figures et des événements clés – les années 1920 avec Lénine, les années 1930 où se suicide le poète Vladimir Maïakovski, les années 1940 où est assassiné Léon Trotski, jusqu’aux années 1950 avec la mort de Staline –, l’installation filmique explore la relation complexe qu’a entretenue Dmitri Chostakovitch avec l’Empire soviétique. Traversant toutes ces époques de son vivant, celui-ci fut tantôt mis au ban, tantôt encensé par le régime. Elmira Nazirova, étudiante, amante supposée du compositeur, et l’actrice russe Lili Brik, amante de Maïakovski, sont également mises en scène. Dans un musée imaginaire russe réalisé en maquette, la caméra circule entre des images d’archives de l’époque soviétique, des œuvres miniatures de l’artiste, et des personnages incrustés portants des costumes et des masques inspirés de Dada et du constructivisme russe. Dans cette histoire en forme de collage, Kentridge questionne les idéologies politiques, le rôle des artistes et la possibilité de l’utopie dans un monde où tant ont échoué.
Masques, marionnettes et Dada
Un riche ensemble de marionnettes, figurines, masques et décors permettent d’imaginer les coulisses de la création essentiellement de Oh To Believe in Another World. On y remarque la collaboration de Kentridge avec Sabine Theunissen pour les décors et avec avec Greta Goiris pour les costumes. Une vidéo de plus de deux heures évoque le making de The Great Yes, The Great No.
William Kentridge avec Greta Goiris – Five Figures for Mayakovsky, 2022 et Puppet for Shostakovich, 2022 – Masques, marionnettes et Dada – « Je n’attends plus » – Luma Arles
William Kentridge – Sister Box – Sister Cone – Sister Fan, 2016 – Masques, marionnettes et Dada – « Je n’attends plus » – Luma Arles
William Kentridge en collaboration avec Sabine Theunissen – Model for Oh To Believe in Another World, 2022 – Masques, marionnettes et Dada – « Je n’attends plus » – Luma Arles
Les cinq tables de cette section sont accompagnées par un texte qui revient notamment sur l’importance du dadaïsme dans la production de William Kentridge.
William Kentridge intègre régulièrement dans ses installations des éléments issus du théâtre et de la performance : marionnettes, figurines, masques, pancartes sont fabriqués à l’atelier à partir de matériaux divers puis incrustés dans ses films. L’intérêt pour l’espace, le mouvement et la construction est exploré dans ses découpes et ses collages, souvent fragmentés, à l’image des masques en papier interchangeables présentés dans Oh To Believe in Another World et The Great Yes, The Great No. Son usage innovant des images, des sources et des matériaux n’est pas sans rappeler les techniques de dessin et de sculptures expérimentales façonnées par les artistes du mouvement Dada au XXe siècle.
Né à Berlin et Zurich pendant la Première Guerre mondiale, le dadaïsme développe des procédés affirmant un refus des conventions esthétiques de l’époque. Contre le récit linéaire, Dada disloque le langage et les formes en ayant volontairement recours aux mécanismes du hasard. Les poésies performées de Tristan Tzara et Hugo Ball, les costumes aux motifs géométriques de Sophie Taeuber-Arp, font partie des modèles de référence au sein de l’univers de William Kentridge. Des mots glanés au gré de ses lectures viennent régulièrement déstabiliser la structure narrative, tandis que le flux des images juxtapose continuellement le dessin, l’animation, la poésie et les techniques théâtrales.
Se livrant à l’expérimentation à partir de matériaux humbles et usant d’un vocabulaire formel non orthodoxe, Kentridge a élaboré une pratique singulière qui réfléchit l’histoire et l’actualité politico-sociale, ainsi que les circonstances qui ont transformé le monde et son propre pays, l’Afrique du Sud.
William Kentridge en collaboration avec Greta Goiris – Costume Maquette pour Oh To Believe in Another World et Cut-out pour Head for Shostakovich, 2022-2024 – Masques, marionnettes et Dada – « Je n’attends plus » – Luma Arles
La politique des cartes
Au fond de l’espace d’exposition, sur la droite, quatre tapisseries de la série Porter montrent des silhouettes sombres tissées sur des cartes scolaires françaises des années 1800. Elles évoquent évidement l’histoire coloniale européenne et témoignent des migrations forcées et des relations de pouvoirs asymétriques…
William Kentridge – Afrique, 2001 et France divisée en ses 86 départements (Dancing Lady), 2001-2003 – La politique des cartes – « Je n’attends plus » – Luma Arles
William Kentridge – Norvège, Suède et Danemark (Porter with Chairs), 2005 et Asie Mineure (Tree Man), 2001-2003 – La politique des cartes – « Je n’attends plus » – Luma Arles
En Afrique du Sud, la cartographie des territoires est intrinsèquement liée à l’histoire sociale et politique du colonialisme et de l’apartheid. L’exploitation coloniale établie par les Hollandais au XVIIe siècle transforma le territoire, créant des paysages façonnés par une vision européenne, tout en développant une industrie minière leur permettant d’extraire les ressources naturelles du pays. Pendant le régime de l’apartheid, qui s’est étendu de 1948 à 1994, le territoire était divisé selon des règles de ségrégation entre les populations noires, « de couleur » (métisses), indiennes et blanches. Sous la législation du Group Areas Act (loi sur les zones réservées, 1950), les communautés non blanches étaient forcées de quitter leurs habitations pour des townships, des quartiers désignés en fonction de l’appartenance raciale des habitants. Ces zones étaient généralement très appauvries et souvent éloignées des lieux de travail.
Dès ses premiers travaux, Kentridge a utilisé le territoire et la cartographie pour examiner l’histoire du colonialisme et de l’apartheid, notamment avec la série emblématique de films Drawings for Projection (1989-2020). Depuis 2001, il conçoit des tapisseries qui reprennent des cartes existantes. La série Porter en est le premier ensemble, où des silhouettes sombres sont tissées sur des cartes scolaires françaises des années 1800. Les figures de ces tapisseries, toujours en mouvement, sont représentées en train de transporter de lourdes charges sur leurs épaules. Silhouettes, cartes et marchandises se confondent ici par un jeu d’ombres. Dans le contexte de l’histoire coloniale européenne et des réalités concrètes de la vie sur le continent africain, ces oeuvres témoignent des migrations forcées et des relations de pouvoirs asymétriques qui continuent, encore à ce jour, de peser sur les communautés sud-africaines.
Cette section est naturellement prolongée par le suivante.
Porteurs et processions : « Le pouvoir des pieds »
Au cœur de cette séquence, KABOOM! une installation issue de la performance The Head & The Load (2018) qui rend hommage aux centaines de milliers de porteurs africains enrôlés dans les armées anglaise, française et allemande entre 1914 et 1918.
KABOOM! est une installation issue de la performance The Head & The Load (2018) qui rend hommage aux centaines de milliers de porteurs africains enrôlés dans les armées anglaise, française et allemande entre 1914 et 1918. Sur fond d’une musique orchestrale vibrante, la vidéo à trois canaux est projetée sur une maquette issue des décors scéniques de la performance, commanditée à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. Caractéristique de l’approche pluridisciplinaire de Kentridge et de son recours récurrent au motif de la procession, KABOOM! combine plusieurs strates de dessins, d’images et d’éléments textuels en leur conférant une intensité dramatique. Le titre, issu du proverbe ghanéen « The head and the load are the troubles of the neck » (« La tête et la charge sont les maux du cou »), se réfère au poids, à la fois réel et symbolique, de la guerre et de l’héritage colonial. Parmi les fragments qui accompagnent l’œuvre se trouvent les écrits du philosophe Frantz Fanon, du pasteur John Chilembwe et de l’artiste Tristan Tzara. Cette mise en scène sous forme de collage propose une « contre-archive » à l’histoire établie et confronte les nations occidentales aux fantômes d’un passé occulté.
Un ensemble de caisses et trois silhouettes accompagnent cette vidéo (Prop for More Sweetly Play the Dance (Leaves), 2015 ; Silhouette for The Head & The Load (Ship), 2015 et Head (Miner), 2016.
Les utopies échouées
À gauche de l’entrée, deux ensembles The Nose (2009-2010)et O Sentimental Machine (2015) illustrent ces utopies échouées auxquelles se rattache également Oh To Believe in Another World (2022). Dans ces trois ensembles, la figure de Dmitri Chostakovitch et celles de Léon Trotski sont essentielles.
Plutôt que de les paraphraser, on choisit de reproduire ici les textes qui introduisent cette section, l’ensemble The Nose et l’installation O Sentimental Machine.
Les pays de l’ancien bloc communiste de l’Est comme l’URSS et la Chine furent historiquement des alliés de l’Afrique du Sud durant la lutte contre l’apartheid. Intéressé par l’énergie créatrice qui a caractérisé les grands projets utopiques du XXe siècle, William Kentridge s’interroge sur leurs valeurs politiques parfois contradictoires. Selon lui : « Un étrange paradoxe apparaissait très clairement : toutes les meilleures intentions et les espoirs les plus utopiques peuvent se transformer en désastre. » Ses réflexions autours des idéologies trotskiste, staliniste et marxiste sont explorées dans plusieurs oeuvres, dressant des parallèles avec le paysage politique et culturel de l’Afrique du Sud de l’époque. Dans ses interprétations, Kentridge s’efforce de maintenir un espace où peuvent continuer d’exister les espoirs, les rêves et les pensées utopiques, tout en gardant une perspective critique à l’égard de leurs développements dans l’histoire.
Une question importante pour William Kentridge demeure celle du rôle de l’artiste dans ces différents contextes historiques. La révolution culturelle en Chine ainsi que la doctrine soviétique du réalisme socialiste ont été accompagnées par des innovations artistiques majeures. Toutefois, elles ont également été marquées par des pratiques répressives et totalitaires, menaçant tout particulièrement la vie des artistes en les condamnant à l’emprisonnement ou l’exil. The Nose, O Sentimental Machine et Oh To Believe in Another World sont intimement liés à ces tentatives d’utopies échouées et incarnent ces préoccupations politiques, que William Kentridge exprime à travers l’exploration du grotesque, du chaos et de l’absurde.
The Nose
En 2010, William Kentridge réalise The Nose [Le Nez], un opéra conçu en 1930 par le compositeur russe Dmitri Chostakovitch à partir d’une nouvelle du romancier russe Nikolaï Gogol. Elle raconte les mésaventures d’un fonctionnaire de Saint-Pétersbourg, Kovalyov, à la recherche de son nez subitement disparu. S’imprégnant de l’absurdité de la nouvelle, Kentridge développe un ensemble de figurines et d’œuvres sur papier s’inspirant des mouvements d’avant-garde Dada et du constructivisme russe qui ont marqué les années 1920. Délibérément grotesque, la série de collages sur le journal The Illustrated London News ainsi que la série de gravures The Nose montrent le nez dans un panel de situations ubuesques, incrusté sur les portraits de personnages officiels et sur d’autres compositions artistiques. En perturbant ainsi l’ordre établi, Kentridge s’empare avec humour de la critique du régime soviétique, auparavant énoncée par Gogol et Chostakovitch. (Texte de salle)
William Kentridge avec Greta Goiris – Nose Ensemble (Small), 2009 – Je n’attends plus, 2024, La Mécanique Générale, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. © Victor&Simon – Joana Luz
William Kentridge – Shostakovich, 2009 – Je n’attends plus, 2024, La Mécanique Générale, Parc des Ateliers, LUMA Arles, France. © Victor&Simon – Joana Luz
O Sentimental Machine
Installation vidéo HD à cinq canaux, noir et blanc, son, quatre projecteurs sur trépieds et scénographie. 9 min 55 sec
L’installation O Sentimental Machine fait référence à l’exil de Léon Trotski sur l’île turque de Büyükada de 1929 à 1933. Dans une recomposition de sa chambre d’hôtel au Splendid Palace, cinq vidéos projetées de part et d’autre de l’installation montrent ce dernier en train de prononcer un discours politique. Jamais diffusée, cette allocution ne fut retrouvée que bien plus tard dans les archives. Alternant avec des images du régime soviétique et du Bosphore, la vidéo principale s’éloigne progressivement du contexte politique du discours pour composer une fable humoristique inspirée du cinéma muet des années 1930. Evgenia Shelepina, secrétaire du révolutionnaire russe, est mise en scène dans des situations burlesques et surréalistes, en binôme avec un mégaphone animé. Trotski, qui avait écrit que les humains étaient des « machines sentimentales mais programmables », pensait aussi que réciproquement, les machines pouvaient être perfectionnées pour effectuer des activités humaines complexes et remarquablement délicates. Il soutenait également que l’humain, au même titre que la machine, devenait peu fiable et dangereusement dysfonctionnel lorsqu’il tombait amoureux. (Texte de salle)