Jusqu’au 3 novembre 2024, la Vieille Charité présente « Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille », une invitation à (re)découvrir et à s’approprier plus de 200 œuvres et objets sélectionnés parmi les fonds conservés par les 14 musées de la ville. Sans aucun doute un des événements majeurs de cette année à Marseille.
Comme le souligne le texte qui introduit le parcours, la diversité et la pluralité sont au cœur du projet. « Panoramas » bouscule les traditionnelles constructions chronologiques ou thématiques où époques, catégories et origines géographiques s’entremêlent rarement et toujours avec une certaine timidité. Peinture, sculpture, arts décoratifs, mode, design, création contemporaine, archéologie et histoire sont rapprochés pour édifier des croisements révélateurs et des conversations éloquentes.
Dans une scénographie sobre imaginée par Jean-Paul Camargo, les équipes scientifiques des musées ont conçu, sous le commissariat général de Nicolas Misery, un parcours exemplaire, d’une parfaite lisibilité à destination de tous les publics.
Il s’articule en huit chapitres :
• Territoire
• Trajectoires
• Regards
• Métissages
• Invention
• Talents
• Représentations
• À parts égales
« Panoramas » montre avec évidence et sans simplifications les enjeux de territoire, les trajectoires des objets, des individus et des cultures, en réévaluant l’importance des relations post-coloniales et les questions liées au genre.
Le texte d’introduction souligne ainsi cette volonté des musées de Marseille à travailler à de nouveaux récits : « Il s’agit de valoriser des personnalités longtemps rejetées aux marges de l’histoire de l’art, parmi les artistes femmes ou les créateurs du Sud global, de questionner les trajectoires des objets patrimoniaux à l’aune des réflexions post-coloniales, de déconstruire les stéréotypes et les assignations de genre, de déjouer les hiérarchies traditionnelles entre objets et styles ».
Au-delà de cette relecture des œuvres partagées aujourd’hui par de plus en plus d’institutions, « Panoramas » montre également la volonté de la direction des musées de Marseille de permettre au plus grand nombre de se réapproprier les collections.
Ainsi les textes de salle ne s’expriment pas seulement en français et en anglais, mais aussi dans certaines des langues parlées à Marseille. Parmi les commentaires audio qui jalonnent le parcours, on peut entendre les voix des enfants de l’accueil collectif de mineurs « La Savine », du centre d’animation « Les Abeilles », des publics du centre social Saint-Louis, mais également celles des agents d’accueil et de surveillance des Musées de Marseille ou encore des étudiants de l’École des Beaux-arts de Marseille, INSEAMM et de leur professeure et artiste Chourouk Hriech.
Presque toutes les œuvres sont accompagnées d’un cartel développé de 150 à 200 mots. Rédigés avec sobriété, ils expliquent ce que l’œuvre représente et les raisons pour lesquelles elle est présente. Certains reviennent sur des notions certes familières pour les amateurs d’art, mais qui méritent des éclaircissements pour le grand public. Pour prendre un exemple, il n’est pas toujours évident de comprendre qu’une Vénus callipyge signifie simplement qu’elle a de « belles fesses »…
Avec « Panoramas », les équipes des musées montrent que les collections reflètent également les récits de celles et ceux qui vivent ou qui ont vécu à Marseille et qui en font l’histoire. L’accrochage s’efforce ainsi de démontrer qu’au cœur des collections « monde du travail, et notamment destin ouvrier au féminin, histoire des migrations et du multiculturalisme en Méditerranée, lutte contre les violences portées par les artistes aux heures les plus sombres de l’histoire trouvent une place légitime ».
Si l’on retrouve plusieurs des pièces maîtresses des collections, « Panoramas » met aussi l’accent sur des œuvres rarement ou jamais exposées. Plusieurs d’entre elles sont présentées au terme d’une importante campagne de restauration. À cette sélection originale s’ajoutent des acquisitions inédites et des dépôts d’autres musées.
L’exposition revient enfin sur les récits traditionnels de l’histoire de l’art et sur « l’idée d’un progrès dans le temps, en hiérarchisant des œuvres d’art en fonction de critères qui restent ceux d’une époque ». Dans le texte qui introduit la séquence « Talents », on peut ainsi lire :
« Ce que nous jugeons beau reste un point de vue. Ce qui émeut est propre à chacun. La définition de ce que nous considérons être de l’art n’est pas la même partout, de même que ce que nous considérons “universel” est bien souvent l’expression d’un point de vue occidental sur le monde et sa pluralité ».
Il faut saluer cet engagement formidable des équipes des musées de Marseille dans l’interrogation, la valorisation et le partage avec le plus grand nombre des richesses de leurs collections. « Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille » à la Vieille Charité est avec « L’(Œil) objectif » au Musée Cantini une proposition remarquable que l’on aimerait voir ailleurs. Ce recentrage sur leurs collections est une démarche nécessaire pour les institutions et pas seulement pour des raisons budgétaires. Avec ces expositions, les musées de Marseille réussissent parfaitement l’exercice là où le Mucem a un peu plus de mal à convaincre avec « Populaire ? ».
À noter que l’accès aux collections des musées de Marseille est gratuit. Il est donc possible de voir et de revoir « Panoramas » à loisir…
Commissariat général : Nicolas Misery, Directeur des Musées de Marseille.
Avec le concours de : Stéphane Abellon, Médiateur du patrimoine. Musée d’Archéologie Méditerranéenne – Stéphanie Airaud, Conservatrice en chef du patrimoine. Directrice du [mac] musée d’art contemporain – Laurence Amsalem. Chargée de collections Musée d’Histoire de Marseille – Ann Blanchet. Conservatrice en chef du patrimoine. Responsable de la mission gestion scientifique des collections – Gilles Deckert. Chargé de collections. Musée d’Archéologie Méditerranéenne – Fabrice Denise. Conservateur en chef du patrimoine. Directeur du musée d’Histoire de Marseille – Muriel Garsson. Conservatrice du patrimoine. Directrice du musée d’Archéologie Méditerranéenne – Luc Georget. Conservateur en chef du patrimoine. Directeur du musée des Beaux-arts de Marseille – Floriane Hardy. Chargée de collections. Musée d’Arts Africains, Océaniens. et Amérindiens – Marie-Josée Linou. Conservatrice en chef du patrimoine Directrice du Château Borély – Musée des Arts décoratifs, de la Faïence et de la Mode Directrice du musée Grobet-Labadie – Nadine Lopez. Régisseuse des collections Musée Grobet-Labadié – Valérie Luquet. Responsable des réserves des Musées de Marseille et de la conservation préventive Mission gestion scientifique des collections – Anne-Sophie Mary. Chargée de projets culturels auprès de la direction des Musées de Marseille – Claude Miglietti. Conservatrice en chef du patrimoine. Directrice du musée Cantini – Laetitia Olivier. Responsable des expositions des Musées de Marseille – Nancy Racine. Chargée de collections. [mac] musée d’art contemporain – Karine Rodriguez. Chargée de collections. Musée d’Histoire de Marseille – Claire Valageas. Régisseuse des collections. Fonds communal d’art contemporain – Marie Villajos. Régisseuse des collections. Mission gestion scientifique des collections.
Scénographie : Jean-Paul Camargo pour Camargo A&D
Graphisme et signalétique : Emmanuelle Ancona assistée de Inès Fonta
Cartels sonores : Fanny Leroy, Emmanuelle Farey et Sophie Gosse
Habillage sonore : Opixido
Compositions musicales : Andrea Perugini
Mise en lumière : Jean-Claude Rosa et Frédéric Porte
Exposition incontournable !!!
À lire, ci-dessous, les textes qui introduisent chaque section de « Panoramas ». Les photos des œuvres sont accompagnées par les cartels enrichis de l’exposition.
En savoir plus :
Sur le site des Musées de Marseille
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« Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille » – Parcours de l’exposition
Deuxième ville de France, centre névralgique d’une des plus importantes métropoles en Europe et capitale méditerranéenne majeure, Marseille est riche d’un patrimoine exceptionnel, fruit de ses vingt-six siècles d’histoire comme des trajectoires de celles et de ceux qui la font vivre. Les Musées de Marseille sont les témoins de cet héritage partagé. Rassemblant 19 sites patrimoniaux, 7 monuments historiques, 14 musées, ce réseau préserve une collection de près de 120 000 objets et œuvres d’art de toutes les périodes historiques, venus de l’ensemble du globe.
L’exposition « Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille » est une invitation à découvrir plus de 200 d’entre eux, parmi les plus remarquables. Certains, aimés des publics et prisés par les institutions, signalent l’importance des Musées de Marseille sur la scène internationale. D’autres sont présentés pour la première fois, au terme d’une vaste campagne de restauration. Des acquisitions récentes et jusqu’alors inédites ainsi que des œuvres déposées à Marseille par d’autres musées signalent la vitalité du patrimoine municipal, largement enrichi depuis 2021. La diversité est ici le mot d’ordre au gré du parcours, des peintures de Jean-Michel Basquiat, Baya, Laure Garcin, Eugène Delacroix ou Jean-Honoré Fragonard côtoient des vêtements imaginés par Yves Saint Laurent, Jeanne Lanvin et Azzedine Alaïa. Des photographies de Man Ray, Mimmo Jodice et Julia Pirotte dialoguent avec des objets créés en Afrique ou en Océanie depuis le XIXe siècle, par des artistes aujourd’hui anonymes. Des vases réalisés en Grèce au IVe siècle avant notre ère voisinent des sculptures d’Henri Laurens et des œuvres lumineuses réalisées par Alfredo Jaar ou Ann Veronica Janssens il y a quelques années à peine. Pablo Picasso, Wifredo Lam et les surréalistes européens regardent les faïences marseillaises du XVIII siècle.
L’exposition « Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille » propose un voyage sensible. Son parcours célèbre la pluralité, en privilégiant des croisements, des rapprochements formels ou des parentés thématiques qui, sans nier les spécificités de chaque objet, dressent des horizons partagés. Apparaît le fort ancrage territorial des collections des Musées de Marseille, reflet de l’histoire méditerranéenne et internationale, et le rôle déterminant des échanges portuaires dans la constitution de ce patrimoine commun auquel de grands donateurs ont concouru dans le temps long. Se manifestent également l’inépuisable force d’expérimentation des artistes et la pluralité de leurs savoir-faire, à la recherche de nouveaux territoires de création et qui trouvent dans les musées marseillais un espace d’expression privilégié. La polyphonie des inspirations et des expériences individuelles ou collectives marque les collections municipales, et rappelle le rôle déterminant de Marseille dans l’histoire artistique, culturelle, sociétale et plus généralement humaine.
Les Musées de Marseille travaillent à de nouveaux récits. Il s’agit de valoriser des personnalités longtemps rejetées aux marges de l’histoire de l’art, parmi les artistes femmes ou les créateurs du Sud global, de questionner les trajectoires des objets patrimoniaux à l’aune des réflexions post-coloniales, de déconstruire les stéréotypes et les assignations de genre, de déjouer les hiérarchies traditionnelles entre objets et styles. Il faut aussi revendiquer la participation des publics pour faire des musées des lieux de concertation.
« Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille » invite a mieux appréhender ces questionnements et à faire connaissance, pour la réappropriation des collections municipales par le plus grand nombre. La voix des visiteurs jalonne le parcours et démultiplie les points de vue.
Certaines des langues parlées à Marseille s’expriment dans les salles, comme un appel à prendre part au débat. L’opportunité d’en redéployer les contours et de prolonger, au loin, l’imaginaire.
Territoire
La fondation de Marseille est l’objet d’un récit poétique daté de près de vingt-six siècles, relaté par le philosophe Aristote, qui célèbre une histoire d’amour entre Gyptis, princesse gauloise, et Protis, navigateur grec parvenu jusqu’à ses rivages. Si l’archéologie a battu la légende en brêche, l’essentiel demeure : profondément méditerranéenne, Marseille regarde vers la mer. Elle est une ville monde, un territoire d’accueil et de métissage entre de nombreuses cultures où la notion de frontière se dérobe. Vases antiques, réinvention contemporaine de Gyptis et Protis par Yohanne Lamoulère, bercés par Orphée, rappellent ces racines et les propulsent dans notre présent.
Source d’une inspiration potentiellement infinie pour les artistes, le territoire marseillais est le sujet d’innombrables représentations parmi les collections des Musées de Marseille, notamment conservées par le musée des Beaux-Arts. La minéralité de son arrière-pays, les traditions pastorales, l’exploitation du calcaire et les fours à chaux dans le quartier des Riaux et jusqu’au cœur des calanques traversent ainsi l’œuvre du peintre marseillais François Simon, à la fin du XIXe siècle. Semblant convoquer jusqu’au passé celto-ligure de la région plus de 500 ans avant notre ère, elle célèbre aussi la vitalité de la culture provençale dont Marseille est aujourd’hui encore témoin.
Lumière éclatante, reflets changeants de la mer, azur du ciel, chaleur du soleil… De Paul Signac à Geneviève Asse mais aussi pour Llano Florez et Jean Prouvé, Marseille offre une matière propice à redéfinir les règles de la création. Pour certains créateurs, la ville est synonyme d’une félicité insouciante qui irradie les plages photographiées par Julia Pirotte. Elle est la promesse d’un ailleurs que suggèrent autant les dessins de Pierre Puget, architecte de la Vieille Charité au XVII° siècle, que les affiches publicitaires des compagnies maritimes des années 1930. D’autres, tels Adolphe Terris ou Raoul Dufy, ont été fascinés par les formes singulières de ses rues, les transformations de son tissu urbain et par les franges industrielles de l’Estaque, l’un des cent-onze quartiers de Marseille et berceau du cubisme.
Trajectoires
L’un des plus importants ports de Méditerranée, tourné aussi bien vers le Nord européen que vers le Sud global, Marseille est le théâtre d’innombrables échanges commerciaux. Lieu d’accueil pour des individus venus du monde entier, elle est aussi une porte d’entrée pour les marchandises les plus diverses. Le Débarquement des arachides de Joseph Inguimberty rend compte de flux qui unissent aussi bien les deux rives du bassin méditerranéen que l’Asie, le Moyen-Orient ou le continent américain.
De nombreux amateurs marseillais ont profité de ces réseaux pour constituer des collections parmi les plus extraordinaires de leur temps. Au XIXe puis au XXe siècle, Antoine Clot, dit Clot-Bey (1793-1868), Alexandre Labadié (1814-1892), Jules Cantini (1826-1916), Marie Grobet-Labadié (1852-1944), Nicolas Zarifi (1885-1941), Pierre Guerre (1910-1978), Henri Gastaut (1915-1995) ou François Reichenbach (1921-1993), Marseillais pour la plupart d’entre eux, ont rassemblé des œuvres et des objets d’art venus de Chine, du Japon, d’Égypte, du Gabon, du Mali, d’Iran, du Vanuatu, du Brésil ou de Papouasie-Nouvelle-Guinée mais aussi des tableaux, des dessins et des sculptures de l’Antiquité du Moyen-âge, de la Renaissance ou des périodes modernes et contemporaines en Europe. Leur générosité, ou celles de leurs proches après eux, a permis que ces objets intègrent les collections des Musées de Marseille.
Grâce à eux, les collections des Musées de Marseille font aujourd’hui référence à l’international pour la connaissance de nombreuses civilisations. Le Musée d’Arts Africains, Océaniens, Amérindiens est ainsi le seul musée spécifiquement dédié aux arts extra-occidentaux en France avec le musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris. Le Musée d’Archéologie Méditerranéenne préserve quant à lui la plus importante collection d’objets égyptiens antiques après le musée du Louvre. Ce sont autant de fenêtres ouvertes sur d’autres cultures qui incitent à décentrer le regard pour envisager le monde à travers leur point de vue, en déconstruisant les hiérarchisations entre civilisations qui ont longtemps prévalu au profit d’une histoire « globale » de l’art. Cette approche transforme notre rapport aux objets de musées. Elle nécessite d’insister sur l’instabilité de leur statut. La préciosité que nous leur attribuons aujourd’hui n’allait pas toujours de soi au moment où ils ont été créés. D’autres valeurs matérielles, symboliques ou spirituelles, doivent être employées pour mieux les comprendre.
Regards
Empreintes des systèmes de pensée propres au temps qui ont vu leur création, les œuvres d’art portent les signes de phénomènes culturels, sociaux ou politiques qui nécessitent des relectures critiques. Les provenances géographiques de certains objets préservés par les Musées de Marseille et les différentes étapes de leurs trajectoires jusqu’à nous induisent notamment d’aborder les processus de colonisation qui ont fortement impacté la ville, son histoire et ses populations. Il faut leur associer des images issues d’un même contexte.
La polyphonie des civilisations de Méditerranée n’a jamais échappé aux artistes de Marseille. Passé par Rome à la fin des années 1830, le Marseillais Dominique Papety a porté son regard sur les communautés italiennes. Né dans la proche Roquevaire, Benjamin Roubaud séjourne en Algérie dès 1840. Passionné par ce pays, il étudie les vêtements des habitants d’Alger qu’il restitue avec une précision qui rappelle l’ethnographie. D’autres regards sont plus ambigus. Ils trahissent une fascination empreinte de stéréotypes. Une tasse issue des ateliers du faïencier marseillais Gaspard Robert au XVIIIe siècle semble restituer un dialogue entre deux individus, l’un Occidental et l’autre Levantin. Présenté aux côtés d’une chocolatière et d’une théière, cet objet rappelle la poursuite de matières premières et de richesses qui motiva l’Europe à conquérir les pays d’Afrique, d’Amérique ou d’Asie. Ce contexte nourrit l’imaginaire exotique diffusé par les faïences marseillaises des années 1750, préservées aujourd’hui par le Château Borély, et jusqu à certaines photographies de Man Ray, plus proches de nous.
Si le tableau semble saluer un personnage empli de dignité, Aux écoutes, souvenirs des environs de Tlemcen de Gaston Casimir Saint-Pierre déploie un regard fortement érotisé, caractéristique du courant orientaliste. Cinquante ans après la colonisation de l’Algérie par la France, l’œuvre paraît annoncer les expositions coloniales : Marseille en accueillera deux, en 1906 puis en 1922. Mise en spectacle de l’État français d’outre-mer, de ses ressources comme de ses populations, ces événements sont aussi l’occasion de présenter des objets venus d’Afrique, d’Asie ou d’Océanie rassemblés par le musée colonial marseillais. Seules de rares pièces issues de ses collections sont conservées aujourd’hui. Déposées au sein des Musées de Marseille, elles font l’objet de recherches relatives à leurs provenances et aux conditions de leur entrée dans les propriétés publiques. L’enquête vise l’élaboration de biographies d’objets, selon un vœu de transparence souvent compromis par la rareté des sources documentaires.
Métissages
La Vénitienne peinte par Mathilde Robert vers 1873 suggère d’innombrables échanges interculturels en Méditerranée : de la main d’une artiste française, ce tableau montre une Italienne tenant entre ses mains un plat d’inspiration hispano-mauresque hérité de transferts de techniques entre l’Afrique, le Proche- Orient et l’Europe, du temps de l’Espagne Al Andalus. Il symbolise presqu’à lui seul les innombrables interconnexions de styles, les histoires enchevêtrées, les métissages de formes qui abondent dans les collections des Musées de Marseille et invitent à repenser des dialogues artistiques, dans un respect du divers, source de nouvelles mondialités.
Une jeune femme anonyme, Vénitienne d’après le titre de ce tableau, tient dans ses mains un grand plat de faïence lustrée hispano-mauresque au motif d’oiseau, caractéristique de la production d’Al-Andalus aux XVIe et XVIIe siècles. Elle arbore des boucles d’oreille et un grand manteau de velours vert au col brodé d’inspiration orientale qui rappelle le banyan, large vêtement porté en Occident dès le XVIIIe siècle, à l’imitation de parures indiennes et de kimonos japonais. Considérés ensemble, ces détails rendent compte d’une histoire connectée des arts et des cultures, au gré de circulations d’objets. Portraitiste reconnue par ses contemporains, Mathilde Robert exposa régulièrement au Salon, à Paris, de 1869 à 1895. Ce tableau, acquis par l’État en 1873, constitue la seule œuvre de sa main en collection publique. Sa restauration par les Musées de Marseille en 2024 dénote leur travail de redécouverte et de mise à l’honneur des femmes artistes, longtemps invisibilisées dans l’histoire, et auxquelles le musée Cantini, le Centre de la Vieille Charité, le [mac] musée d’art contemporain et le Préau des Accoules Musée des enfants ont consacré plusieurs expositions depuis 2021.
Œuvre restaurée par les Musées de Marseille en 2024 (Texte du cartel)
L’étude des circulations d’objets dans le temps long identifie des échanges commerciaux mondialisés dès le XVIIe siècle, propices à des hybridations. Une assiette en porcelaine de Chine, produite sous la dynastie Ming à destination de l’exportation vers le marché hollandais, entremêle ainsi des motifs européens et l’usage du « blanc et bleu » chinois. Bientôt imités par les ateliers de faïenciers occidentaux, ce type d’artefact inspire d’abord les artisans de la ville de Delft, aux Pays-Bas, rapidement rejoints par les créateurs installés dans le quartier de Saint-Jean-du-Désert à Marseille. Souhaitant répondre à une demande exponentielle au sein des cours princières internationales, ceux-ci produisirent d’abord des pastiches d’assiettes chinoises. Mais d’autres objets trahissent une intégration achevée des traditions artistiques asiatiques par les amateurs européens, jusqu’à faire figurer une scène chrétienne, caractéristique de l’art occidental, sur un vase blanc et bleu, inspiré de l’Orient. En 2009, un bijou conçu par l’artiste Gésine Hackenberg célèbre cette histoire, à mi-chemin entre traditions séculaires et réinventions multiples.
La mode est un autre champ privilégié du métissage. Coupes, textures et motifs empruntés à l’Orient, à l’Europe de l’Est ou au Japon s’entremêlent sous le dessin d’Azzedine Alaïa ou de Jeanne Lanvin mais aussi devant l’objectif des photographes. Inspirations, influences ou imitations, caractérisent également des pièces de mobiliers anglais marqués par l’artisanat indien et jusqu’aux productions du céramiste Théodore Deck imaginées d’après des céramiques iraniennes. Comme autant d’hommages à l’art africain, des œuvres de Pablo Picasso, Victor Brauner, Wifredo Lam, Julio González ou Roger Bissière montrent combien ces jeux d’emprunts sont sources d’invention et de renouvellements des traditions artistiques. Elles disent, comme le fait également Jean-Michel Basquiat, l’importance des apports de l’art extra-occidental et des artistes afro-descendants à une histoire mondiale de la création, trop souvent oubliés.
Invention
Les collections des Musées de Marseille célèbrent la force d’expérimentation de nombreux artistes dans le monde. Certaines de leurs œuvres ont ouvert des perspectives et redéfini les territoires de la création. Elles constituent des marqueurs culturels, à la fois jalons de l’histoire de l’art et icônes au cœur de nos imaginaires collectifs. Rouvert au public en 2023 le [mac] musée d’art contemporain de Marseille est un lieu privilégié de leur rencontre avec tous les publics.
Cet esprit d’invention bouleverse les catégories traditionnelles employées par les musées. Il invite à dépasser les frontières entre peinture, dessin, mode ou sculpture pour imaginer des formes hybrides. Il s’agit de redéfinir les codes. Semant le trouble dans le vestiaire des années 1960, Yves Saint Laurent promeut la libération du corps féminin, jusque dans la rue. Pierre Soulages abandonne la figuration pour faire du noir le sujet privilégié de son travail. À ses côtés, une œuvre de Yasuo Sumi rappelle que cette réflexion transcende les frontières culturelles. Chez Alfredo Jaar, le néon matériau industriel, se voit érigé en matière artistique pour appeler à une révolution créative. Et pour Ann Veronica Janssens, c’est le statut même de l’œuvre qui se voit déstabilisé : elle ne semble pleinement achevée que lorsque nous l’occupons, en plongeant dans un brouillard coloré. Pour l’artiste, le regard n’est pas suffisant : l’expérience de la création implique tous les sens.
Ces audaces ne sont pas le seul fait des artistes contemporains. Leurs prédécesseurs démontrent une même force d’imagination, invitant à des croisements trans-chronologiques. Territoire d’expérimentation depuis l’Antiquité, Marseille a abrité nombre d’entre eux, à la fois artistes internationaux sollicités pour réaliser de grandes commandes artistiques au XVII° siècle, inventeurs faïenciers à la recherche de formes singulières propres à notre territoire ou surréalistes réfugiés à Marseille au cœur du second conflit mondial. Associant plusieurs artistes, leurs dessins collectifs proclament une approche ludique du geste créateur, dans laquelle la singularité du génie à l’action cède la place au jeu de la coopération. Référence internationale pour la connaissance des avant-gardes, et en particulier de l’histoire du surréalisme dans le monde, le musée Cantini préserve un grand nombre de leurs productions.
Talents
Un élève dépasse son maître, un courant artistique succède à un autre, une nouvelle tendance démode une habitude. À l’image d’un roman égrenant son intrigue jusqu’à son dénouement, les récits traditionnels de l’histoire de l’art décrivent d’innombrables temps successifs qui concourent, l’un après l’autre, au triomphe de la modernité. Cette approche distingue ses héros : elle identifie des artistes auxquels elle attribue le mérite d’avoir bouleversé le cours de la culture universelle. Michel-Ange, Claude Monet, Pablo Picasso, Andy Warhol…
Les musées remettent en cause cette lecture aujourd’hui, car elle suggère l’idée d’un progrès dans le temps, en hiérarchisant des œuvres d’art en fonction de critères qui restent ceux d’une époque. Ce que nous jugeons beau reste un point de vue. Ce qui émeut est propre à chacun. La définition de ce que nous considérons être de l’art n’est pas la même partout, de même que ce que nous considérons « universel » est bien souvent l’expression d’un point de vue occidental sur le monde et sa pluralité. Les collections des Musées de Marseille préservent un grand nombre d’objets et d’œuvres d’art, issus de contextes culturels qui peuvent dialoguer d’égal à égal et dans leurs spécificités, déterminer des horizons communs.
En 2014, Arnaud Vasseux entre en résidence dans la tuilerie Monier, dernière tuilerie de Marseille encore en activité. Intéressé par la relation à la fois concrète et symbolique entre l’ouvrier et son matériau, il porte son attention sur le tri des galettes d’argile crues dans la chaîne de production et s’attarde plus particulièrement sur celles qui, présentant un défaut de fabrication, sont sorties de l’extrudeur par les tuiliers pour être mises au rebut. Lors de cette procédure, les tuiles saisies manuellement s’imprègnent des marques de leur manipulation fugace. S’y mêlent d’autres traces qui, elles, sont le signe des contacts avec les machines, les tapis roulants, les éléments de structure, les angles des bennes. Pour l’artiste, ces signes incarnent concrètement la mémoire de gestes et de savoir-faire traditionnels aujourd’hui menacés de disparition, matérialisant en creux l’histoire méconnue des tuileries du bassin de Séon, dans les quartiers nord de Marseille. Au croisement de la sculpture, de l’installation et du design, l’œuvre d’Arnaud Vasseux entremêle une grande beauté formelle et une forte dimension mélancolique. (Texte du cartel)
Approcher ce patrimoine par matériaux, par techniques ou par les savoir-faire qui ont permis leur élaboration est une opportunité de créer des histoires comparées et d’imaginer des réciprocités, par-delà des divisions traditionnelles. Ce choix rassemble l’artiste Giuseppe Penone, un créateur abelam anonyme de Papouasie-Nouvelle-Guinée, la modiste Jeannette Mezger et un peintre sur écorce du Congo autour de créations en fibres végétales. Il rapproche des couturiers et des céramistes, des plumassiers et des peintres, en dépassant les limites entre artisanat, art et industrie. En s’inspirant de la production de tuiles à Marseille, Arnaud Vasseux montre combien ces catégories peuvent être transcendées et insuffler de nouvelles inspirations.
Représentations
Les œuvres d’art reflètent les valeurs des sociétés qui les ont vues naître. Beauté, puissance, féminité, fragilité, laideur, virilité, désirabilité… Les visages et les corps dans les collections des Musées de Marseille inspirent des relectures critiques qui déjouent les stéréotypes de genre, en écho aux mouvements qui animent le débat public. Les œuvres d’art nous regardent autant que nous les regardons : marquées par le féminisme, les combats anti-racistes ou les luttes pour les droits des personnes LGBTQIA+, ces approches mettent en tension nos inconscients collectifs et battent en brèche les inégalités.
L’Antiquité a érigé la déesse Vénus en un canon de la beauté féminine. Son image offerte au regard a conditionné des siècles de création. Puvis de Chavannes, lorsqu’il esquisse une femme allongée, suggère l’idée d’une caresse : l’œuvre retrace peut-être le désir de l’artiste pour son modèle. Le corps féminin ne serait-il alors qu’un objet soumis à la possession du regard des hommes ? D’autres images existent pourtant qui proclament la puissance de la féminité, éradiquant un monstre chez Henri Pinta ou défiant l’ennemi de son peuple chez Henri Regnault. Ces héroïnes mythiques résonnent, pour beaucoup, comme les symboles d’un monde post-patriarcal.
Regard impérieux, anatomie en tension : les photographies de Mimmo Jodice disent l’influence de l’héroïsme gréco-romain sur nos perceptions du corps masculin. Modèle privilégié des artistes, cet archétype apparaît sur de nombreux dessins d’étude, dits « académies », par Carle Van Loo et d’innombrables peintres, sculpteurs et architectes du XVIIIe et du XIXe siècles qui, avec lui, en ont fait une norme. Youssef Nabil et Rainer Fetting ouvrent quant à eux cet horizon à la fois esthétique et social pour célébrer d’autres corps, afro-descendants ou orientaux par exemple, dans des images où la revendication de la virilité cède la place à la sensualité.
À parts égales
Interroger les œuvres d’art dessine d’autres récits. À l’appui de leurs collections, les Musées de Marseille proposent une vision ouverte, diverse et plus équitable de nos histoires collectives intégrant des trajectoires, des sensibilités ou des courants encore peu représentés par les institutions. En présentant aux publics des œuvres d’artiste huichols, algériens ou australiens aux côtés de personnalités occidentales plus représentées par l’histoire de l’art, ils revendiquent une histoire décentrée de la création, inspirés des élans décoloniaux dans le monde.
Exposer des œuvres de Baya, Jacqueline Bordes, Christine Boumeester ou Laure Garcin affirme aussi l’apport trop longtemps invisibilisé des femmes au développement de l’art moderne. Les Musées de Marseille les mettent aujourd’hui à l’honneur, au travers d’expositions temporaires mais aussi d’acquisitions qui, depuis 2021, ont consacré Maria Helena Vieira da Silva, Ghada Amer, Geneviève Asse ou Monique Degeribus. Le Préau des Accoules, musée des enfants, les a mises à l’honneur en 2023-2024, suscitant un dialogue sur l’égalité des droits et la liberté de créer avec le jeune public.
Promouvoir le musée comme le lieu du débat signifie aussi mobiliser d’autres sujets, constitutifs de l’histoire de Marseille mais aussi, plus largement, de l’histoire du monde. Au cœur des collections marseillaises, monde du travail, et notamment destin ouvrier au féminin, histoire des migrations et du multiculturalisme en Méditerranée, lutte contre les violences portées par les artistes aux heures les plus sombres de l’histoire trouvent une place légitime. Leur partage avec tous les publics fait l’identité des Musées de Marseille, et de la ville elle- même. Il dessine un avenir partagé, à inventer collectivement.
Avant de se consacrer pleinement à l’activité de sculpteur, Richard Baquié eut un parcours atypique, exerçant les professions de soudeur, chauffeur de poids lourds, monteur de grues ou moniteur d’auto-école. Diplômé de l’École des Beaux-Arts de Marseille en 1981, il élabore des installations et des assemblages d’objets et d’engins récupérés dans les décharges marseillaises. Pour l’artiste, la récupération détient une portée mélancolique liée à la notion de finitude et d’obsolescence de l’activité humaine. Le remploi se pare à l’inverse d’une vision d’espoir, appel à l’ouverture de nouvelles possibilités. Les mots détiennent une place centrale dans ce travail. Porteurs de sens et de poésie, ils soutiennent la vision du spectateur et invitent, dans le cas de cette œuvre, à dessiner de nouveaux horizons, par-delà les territoires connus. Écho subtil aux collections des Musées de Marseille, sa position à l’issue du parcours de cette exposition redit combien l’histoire des musées demeure celle d’un dynamisme constant, à la recherche de nouvelles perspectives. (Texte du cartel)