Jusqu’au 3 novembre 2024, le musée Cantini présente avec « L’(Œil) objectif » une exposition remarquable. Elle s’impose comme un des événements majeurs de la programmation « Grand Arles Express » des Rencontres d’Arles.
Un accrochage particulièrement réussi permet de (re)découvrir près de 170 photographies issues des fonds du musée Cantini, du [mac]musée d’art contemporain et du Fonds communal d’art contemporain de la Ville de Marseille, depuis la période des avant-gardes du début des années 1930 jusqu’aux approches contemporaines des années 2000.
Dans leur avant-propos pour le catalogue, Claude Miglietti et Géraldine Bousquet qui assurent le commissariat général de l’exposition soulignent ce que projet « s’inscrit dans la continuité de celle proposée en février 1968, lorsque le musée Cantini présentait pour la première fois une exposition de photographies “L’Œil objectif”, qui faisait la part belle à quatre photographes français : Robert Doisneau, Denis Brihat, Lucien Clergue et Jean-Pierre Sudre. L’institution endossait alors un rôle précurseur – aux côtés de la Bibliothèque nationale et du musée Réattu à Arles – en créant une collection, sans idée directrice particulière, constituée au fil des sensibilités de l’époque en écho aux événements culturels de la région allant des Rencontres d’Arles au Festival d’Avignon ».
Catalogue de l’exposition « L’Œil objectif », musée Cantini du 26 février au 13 avril 1968 – Le Provençal 27-02-1968 – L’(Œil) objectif au Musée Cantini – Lucien Clergue – Sans titre s.d. – Jean-Pierre Sudre – Fandango, 1960 – Denis Brihat – Oignon, 1963 et Robert Doisneau – Sabordage de Maurice Baquet, s.d.
Un peu plus loin, elles affirment ainsi les intentions de « L’(Œil) objectif » : « Qu’il s’agisse de cadrage, de perspective, de jeux d’optiques, d’abstraction, de propositions documentaires ou narratives, les thèmes autour desquels s’articulent l’exposition et le catalogue invitent à rapprocher la photographie des questionnements et des productions artistiques du XXe siècle ». Puis elles poursuivent en exprimant leur volonté de mettre en avant « la diversité à la fois des collections, des regards et des approches, en dépassant la seule chronologie et les dichotomies entre “grands noms” et inconnus ».
Le parcours très bien construit propose de regarder cette sélection sous trois grands angles :
• Un nouveau langage
• Donner corps
• Esthétique du document
Chacune de ces approches s’articule en trois séquences qui jouent avec habileté des singularités et des contraintes des espaces au rez-de-chaussée de l’hôtel particulier de la rue Grignan.
Sans jamais obliger le regard des visiteur·euses, l’accrochage construit de subtils rapprochements où s’amorcent de multiples conversations souvent brillantes, fructueuses et parfois inattendues. C’est un vrai régal pour l’œil et l’esprit qui se renouvèle à chaque passage dans l’exposition…
La scénographie très sobre et élégante réutilise les cimaises en place depuis l’exposition « Ici, Là » de Gérard Traquandi. Les couleurs choisies – un vert tilleul et un beige – valorisent parfaitement les tirages majoritairement en noir et blanc et soulignent discrètement l’articulation des séquences.
Le parcours est séquencé par des textes concis (un peu plus d’une centaine de mots) qui introduisent les trois grandes parties. Aucun cartel ne vient troubler le regard. Pour chaque tirage, le nom du photographe est accompagné d’une référence qui renvoie à un livret de visite disponible à l’entrée de l’exposition. Les visiteur·euses qui le souhaitent peuvent ainsi consulter une brève présentation de chaque photographe et le cartel des tirages sélectionnés.
La réussite de cet accrochage doit sans doute beaucoup au commissariat scientifique. Anna Grumbach, historienne de l’art, doctorante à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, a sélectionné les photographies avec Claude Miglietti et Carine Mina. Elle a également imaginé l’articulation du parcours et assuré la rédaction des textes. On avait beaucoup apprécié son travail en compagnie de Michel Poivert pour « Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 » au Pavillon Populaire de Montpellier à l’hiver 2022/2023.
La scénographie et le graphisme ont été réalisés par Mothi Limbu de Flirt Studio.
Excellent catalogue aux Éditions Lienart. Essais d’Anna Grumbach et Alain Sayag. Avant-propos de Claude Miglietti et Géraldine Bousquet. Introduction de Nicolas Misery. La majorité des photographies exposées sont reproduites dans une mise en page très proche de l’accrochage. On y retrouve également les textes d’introduction aux trois parties de « L’(Œil) objectif » ainsi que les notes à propos des photographes.
Un nouveau langage
Parmi les séquences les plus brillantes, on peut citer les « Jeux de perspectives » qui ouvre le parcours autour du Pont transbordeur. Les vues, souvent en plongée, de Germaine Krull, László Moholy-Nagy, Eugen Batz ou Emeric Feher s’opposent avec celles en contre-plongée prises depuis le pont par François Kollar, Germaine Krull, Tim Gidal, Luc Dietrich.
László Moholy-Nagy – Marseille, le pont transbordeur, 1929 – Eugen Batz – Pont transbordeur, 1929 – Germaine Krull – Pont transbordeur, 1926 – L’(Œil) objectif au Musée Cantini
Ici, « L’(Œil) objectif » rappelle discrètement l’exposition « Le Pont transbordeur » en 1991-1992 qui faisait entrer dans les collections du musée Cantini d’importants ensembles du mouvement de la Nouvelle Vision.
Plus loin, l’accrochage associe deux tirages de la série Invisible (2020) de Nicolas Floc’h qui dialoguent délicatement sur leur droite avec Plages et Salines (1964) de Lucien Clergue et à gauche avec deux fascinantes Natures souples (1980) de François Delebecque.
Jean Dieuzaide (Sans titre, 1964) passe la main à un ensemble dans lequel s’associent naturellement un des Paysages minutieux d’Arnaud Claass avec trois tableaux photographiques de Denis Brihat dont son magistral Brin de chiendent (1964).
En face, c’est la ville qui est mise « À l’épreuve du cadre » avec deux superbes Constellations (1977 et 1978) d’Andreas Müller-Pohle qui précèdent un sublime Angle de mur (1978) de Ralph Gibson et les façades en couleur de Franco Fontana.
Les Volutes et les Plans angulaires d’Adrien Masui conduisent naturellement le regard vers la grande cuillière de Patrick Tosani (I, 1988) qui semble stupéfaite par sa proximité avec une des Kitchen still life de Jan Groover (Sans titre, 1978).
Dans la séquence « Abstraction de l’optique », deux des Douze paysages matériographiques de Jean-Pierre Sudre font un clin d’œil aux trois tableaux photographiques de Denis Brihat avec lequel il partageait les cimaises du musée Cantini en 1968 avec Robert Doisneau et Lucien Clergue dans « L’Œil objectif »… De mystérieux photogrammes de la série de Light Rythms de Francis Joseph Bruguière acquis en 1992 dialoguent avec plusieurs épreuves du fabuleux Portfolio Roger Vulliez de Raoul Hausmann entré dans les collections du musée Cantini en 1978.
Ces abstractions de l’optique sont rassemblées autour des vingt miniatures de Bernard Plossu (1970 – 2020) d’un portfolio de 2021 que les éditions arlésiennes Dumas. Salchli ont très récemment publiées en reprenant le titre Nettement flou.
Dans le texte qui accompagne ce Photo Zine, Plossu termine ainsi : « Ainsi, cette série de flous, ce manifeste blagueur anti-net, donc anti-perfection, anti-vie “normale”, a ainsi pris forme. Mais attention, ni message, ni art : il ne s’agit que d’un jeu qui remet en question la netteté de la vie. Et puis, dans ce format minuscule, ce qui est apparu clairement, c’est que ces photos étaient, en fait… NETTEMENT FLOUES ! ».
Donner corps
À travers le portrait, la mise en scène et la nature morte, « Donner corps » – seconde partie de l’exposition – affirme l’ambition de montrer que « la photographie détient le pouvoir de capturer, de fixer et de façonner » et de « donner corps aux sujets présents devant l’objectif »…
Linda Benedict-Jones – Autoportrait, 1976 et Lucien Clergue – Nu de la mer, 1965- L’(Œil) objectif au Musée Cantini
La section « Portraits modelés » débute avec le rapprochement d’un Autoportrait (1976) de Linda Benedict-Jones avec le Nu de la mer (1965) de Lucien Clergue. Pouvait-on trouver meilleure illustration du regard masculin ou male gaze ?
L’émotion est toujours intense devant Amanda on my fortuny (Berlin, 1993) de Nan Goldin dont le voisinage avec les nus de Raoul Hausmann (Sans titre (Mer Baltique), 1931) peut surprendre…
Man Ray – Antonin Artaud, [1926-1927] et Linda Ann Wolf – Portrait d’enfant, 1975 – L’(Œil) objectif au Musée Cantini
Curieux, mais très réussi la proximité du Portrait d’enfant (1975) de Linda Ann Wolf avec celui d’Antonin Artaud (vers 1926-1927) par Man Ray…
Man Ray que l’on retrouve dans « Portraits modelés » et dans « Corps en scène » avec une série de tirages acquis en 2019 à l’occasion de l’exposition « Man Ray, photographe de mode ».
Le grand Torso Front (1984) de John Coplans opportunément encadré avec du verre antireflets est enfin visible ! Il assure très naturellement la transition entre les deux séquences…
Parmi ces « corps mis en scène », l’attention se porte naturellement vers les Bijoux de M. Baudelaire I & II (vers 1970) de Jaroslav Vávra, les Séquences (vers 1974) d’Haruno Utsumi et les deux tirages Fresson de Bernard Faucon (Le Télescope, 1977 et Les Papiers qui volent, 1980). Toutefois, cette séquence est sans doute la moins riche en conversations subtiles…
La séquence « Objets singuliers » débute avec trois superbes natures mortes d’Albert Giordan (Le torchon sur la corde, 1978, Cintre et Verre, 1980).
Elle se poursuit sur la grande cimaise peinte en vert avec de magnifiques et énigmatiques tirages de Jean Dieuzaide (La Troisième tasse du potier, 1969 ; La Poêle aux moules, 1975 ; Poires blettes, 1976 ; Le Tiroir 13, 1974). Au-delà de la force de ces images, l’exposition fait sans doute ici un clin d’œil à celui qui fut le fondateur de la galerie municipale Le Château d’eau à Toulouse en 1974.
Deux photographies de Raoul Hausmann (Ombre, 1931 et Sillas de Can Mostre Benimusa, 1933) où il se fait « l’interprète des énergies qui mettent en forme le monde » prolongent cet ensemble.
La séquence se termine avec quatre des Paysages de sol d’Alain Fleischer qui pourraient « répondre » aux interrogations posées par la série des Moving sticks (vers 1970) de Michel Szulc-Kryzanowski…
Esthétique du document
À lire le texte qui l’accompagne, cette dernière partie souhaite soulever quelques ambiguïtés de la « photographie documentaire » au travers d’exemples issus des collections où elle « suscite un dialogue perpétuel entre la nature du réel et la véracité des images qui en émanent »… Trois séquences articulent le propos.
« Le documentaire support de la docufiction » débute avec une vue de Marseille en 1933 d’Henri Cartier-Bresson, une de ses compositions que l’on n’imagine pas avoir été recadrée au tirage…
Suit un grand collage d’Antoine d’Agata (Sans titre, 2003), large de presque deux mètres qui montrent un panorama urbain, sans doute marseillais, où se côtoient immeubles neufs et vétustes parfois en ruine…
Deux cibachromes de Valérie Jouve de sa série « Les Ponts Schulh » nous « obligent » à voir ces paysages aux abords de l’autoroute Nord à Marseille que personne ne regarde…
Avec un humour décapant, l’accrochage présente ensuite l’étonnante vision de Joachim Mogarra sur les sites emblématiques de la ville, objets de tous les clichés stéréotypés. C’est une des plus belles surprises de « L’(Œil) objectif ». Ces huit photographies justifient à elle seule un passage par le musée Cantini !
On retrouve ensuite Antoine d’Agata avec quatre de ses douze Psychogéographies (2002). Des personnages solitaires sont numériquement incrustés dans des métamorphoses paysagères d’Euroméditerranée…
Quatre photographies de sa série De Mala Muerte font la césure avec la séquence suivante intitulée « Visions du reportage » introduite par une terrifiante image de Martine Franck (Palais des sports, réunion de personnes âgées, 1976).
L’accrochage superpose habilement une image de Patrick Box (Changement d’arbre d’hélice, la réparation navale, Marseille 1984) avec une vue du vieux port de László Moholy-Nagy (Marseille, filets de pêche, 1929) qui pourrait être un autoportrait caché de l’artiste…
Sur la gauche, on retrouve le pont transbordeur avec les regards d’André Steiner et de Marcel Bovis.
La séquence se termine avec une composition de Martine Franck (Le Brusc, 1976) écrasée sous le soleil qui précède le célèbre et hivernal Jardin du Luxembourg (1958) d’Édouard Boubat. Retour à l’été pour un moment figé de recueillement avec Vélosolex au passage du corbillard tiré par un cheval qui emportait Fernand Léger vers le cimetière de Gif-sur-Yvette immortalisé par Marc Riboud en 1955.
La dernière séquence « Trouble de l’ordinaire » offre peu de rapprochements très significatifs.
On y retrouve l’œil incomparable de Bernard Plossu avec deux superbes tirages Fresson couleur (Sans titre, 1976) et deux magistrales images en noir et blanc (Téléviseur dans un intérieur avec lampe, vers 1982 et Sans titre, 1973).
Sur leur gauche, on découvre deux photographies énigmatiques de Leland Rice (La Porte, 1968 et L’Ampoule, 1969).
À droite, l’Enfant regardant la mer (1973) de Plossu partage-t-il quelque chose avec le paysage maritime de Marie Brume (la Marée basse, 11 juin 1975) ?
En face, les six images de Duane Michals (Chance Meeting, 1970) laissent toujours le/la regardeur·euse dans l’expectative…
Deux photographies de Bruno Réquillart encadrent celles de Bernard Descamps et partagent sans doute quelques éléments de composition…
Malheureusement de terribles reflets et effets de miroir empêchent d’apprécier une très belle image de Suzanne Lafont (Sans titre (paysage), 1987), comme c’était le cas aussi pour son flou du « bougé » qui accompagnait la série « Nettement flou » de Bernard Plossu au fond de la grande galerie.
Toutefois, cette critique mérite d’être modérée. En effet, de nombreux tirages exposés dans « L’(Œil) objectif » ont fait l’objet de nouveaux encadrements avec du verre antireflet. On peut comprendre qu’un tel chantier ne puisse se faire en une seule étape. Cette initiative associée à une remarquable mise en lumière permet d’offrir d’excellentes conditions de visite qu’on aimerait rencontrer plus fréquemment…
Dans son introduction pour le catalogue, Nicolas Misery, directeur des Musées de Marseille, commence par rappeller que « la collection photographique des Musées de Marseille compte plusieurs milliers de tirages, auxquels il faut encore ajouter des photographies anciennes préservées par les bibliothèques et les archives municipales ainsi que les productions plus récentes issues du Fonds communal d’art contemporain (FCAC) ». Nul doute que nombre de marseillais et de marseillaises ignore qu’il s’agit d’un des ensembles les plus importants en France et en Méditerranée.
Il faut ici saluer le choix de la direction des Musées de Marseille, de mettre en avant leurs exceptionnelles collections et d’en rendre l’accès gratuit !
« L’(Œil) objectif » au musée Cantini est accompagné par un remarquable nouvel accrochage des collections qui met en autre l’accent sur la donation Léna Vandrey, sur un ensemble de Claude Garache et une sélection d’œuvres de Louis Pons récemment entrées dans les collections.
À noter également l’exposition « Panoramas. Revoir les collections des Musées de Marseille » à la Vieille Charité qui propose un passionnant regard sur les fonds de 14 musées de la Ville de Marseille auquel on consacrera une prochaine chronique.
En savoir plus :
Sur le site des Musées de Marseille
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