Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 au Pavillon Populaire – Montpellier


Jusqu’au 15 janvier 2023, le Pavillon Populaire présente « Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 », une exposition d’envergure au moins nationale.

Entre deux moments historiques, Mai 68 et la chute du mur de Berlin, « Métamorphose » montre comment la photographie française s’est profondément transformée. Au cours de ces deux décennies, on assiste au passage de l’« opérateur » à l’« auteur » et à la création de nouvelles agences (Gama, Viva, Sygma, Sipa, VU,etc.) puis de collectifs. La création photographique se déplace du « journal à la cimaise » et opte pour la forme « tableau ».

Métamorphose au Pavillon Populaire
Métamorphose au Pavillon Populaire

Peu à peu, elle s’intègre à l’art contemporain. Cette période est traversée par de nombreuses réflexions et débats souvent passionnés. Elle est marquée par la parution, entre autres, des ouvrages de Susan Sontag (Sur la photographie, 1977) de Roland Barthes (La Chambre claire. Note sur la photographie, 1980) ou encore de Philippe Dubois (L’acte photographique, 1983). Le Centre Pompidou met en place son département photographique en 1981 (40 ans après le MoMA). L’année suivante le Centre national de la photographie est créé à l’initiative de Jack Lang, avec Robert Delpire comme premier directeur.

Quand Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire, imagine le projet de cette exposition, il sait qu’il ne pourra pas en être le commissaire. Fondateur en 1981 des Cahiers de la photographie avec Claude Nori, Bernard Plossu, Jean-Claude Lemagny, Arnaud Claass et Denis Roche, il participe comme acteur à ces métamorphoses. Lors de la visite de presse, il confie : « J’ai vécu cela de trop près, parfois avec emportement. Cette période, on l’oublie trop souvent, a été extrêmement violente. Je n’ai pas assez de distance pour assurer sereinement le commissariat de cette exposition».

Gilles Mora, Michel Poivert et Anna Grumbach - Métamorphose au Pavillon Populaire
Gilles Mora, Michel Poivert et Anna Grumbach – Métamorphose au Pavillon Populaire

Il décide donc de faire appel à Michel Poivert, historien et théoricien de la photographie, professeur d’histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Auteur de nombreux ouvrages, il vient de publier 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours chezTextuel en 2019. Celui-ci demande à Anna Grumbach de les rejoindre. Doctorante à Paris 1, ses recherches portent sur la photographie française des années 1950-1970. L’équipe réunit alors trois générations. Comme le souligne Michel Poivert, l’élaboration de « Métamorphose » a sans cesse été marquée par le croisement de trois regards sur les récits et les histoires de la photographie en France entre 1968 et 1989.

Métamorphose au Pavillon Populaire
Métamorphose au Pavillon Populaire

Avec le soutien de Gilles Mora, Michel Poivert et Anna Grumbach ont rassemblé 240 images de73 photographes. Cette imposante sélection qui n’est pas exhaustive, ce qui est impossible, témoigne d’une richesse dans la production (photos, expos, livres) que l’on n’imagine pas. Pour Michel Poivert, « Le défi était de donner à voir cette richesse, en donnant le sentiment de prolifération et de diversité, sans restreindre cette scène à deux ou trois grandes figures ou deux ou trois grandes esthétiques ». Bien qu’ils/elles soient toujours actifs à cette époque, les acteurs de la photographie humaniste, ne sont pas ou très peu présents.

« Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 » propose un parcours thématique en six séquences qui abordent les questionnements et les esthétiques de cette génération :

  • Nouvelles écritures : autres formes de l’information
  • Corps en liberté : au-delà des stéréotypes
  • Présence des choses : exploration du quotidien
  • Viv[r]e la crise : documentaire engagé
  • Paysages contemporains : entre utopie et dystopies
  • Espace de l’image : au-delà du regard

L’approche historique des commissaires conduit l’exposition à poser des questions telles que « Que regardait-on à ce moment-là ? Qu’est-ce qui intéressait ? ». Cependant, Michel Poivert et Anna Grumbach n’ignorent pas que « le regard contemporain sur la scène des années 70-80 la réactualise ». On découvre ainsi que les questions de genre, d’identité et d’écologie étaient déjà présentes dans certaines photographies et que d’une certaine manière « elles montrent d’où l’on vient »…

Celles et ceux qui ont lu ou consulté 50 ans de photographie française, de 1970 à nos jours ne manqueront pas de remarquer quelques analogies entre les séquences de « Métamorphose » et certains chapitres de l’ouvrage édité par Textuel. L’accrochage reprend en partie l’esprit des portfolios qui entrecoupent les chapitres de la publication. Un même engagement a été investi pour « produire des récits où les œuvres se parlent entre-elles et, d’une certaine manière, se racontent elles-mêmes, dans les dialogues thématiques et formels », pour reprendre la formulation de Michel Poivert lors d’un entretien avec Christophe Asso pour le site Photorama Marseille.

Selon l’âge des visiteur·euse·s, « Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 » procure aussi divers moments d’émotion et d’étonnement. Si certaines images restent dans les mémoires, les (re)découvertes sont nombreuses.

Comme pour les chapitres de l’ouvrage, l’enchainement des différentes sections n’est pas obligatoire à l’exception de la première séquence qui introduit le propos. Il est donc possible et même souhaitable, si on le peut, de multiplier les passages par le Pavillon Populaire pour renouveler et enrichir l’expérience sur une ou sur quelques thématiques selon l’humeur et l’intérêt. À chaque fois, ce sera l’occasion de nouvelles découvertes.

Coups de cœur et (re)découvertes parmi les 240 tirages de « Métamorphose »

Il est naturellement impossible de rendre compte dans les détails de cette imposante exposition. On se limitera donc à évoquer quelques moments qui nous ont personnellement marqués.

Les trois tirages d’Alain Dister font remonter le souvenir des pages de Rock’n Folk et de ses photos à Haight Ashbury ou à Washington square ou encore ses portraits de Hendrix, des Mothers of Invention ou du Grateful Dead…

Un peu plus loin, les regards croisés de Sophie Ristelhueber et de Depardon sur Beyrouth et le Liban évoquent les débats enfiévrés autour des pages de Libé. Les quelques épreuves de Bernard Plossu rappellent « Couleurs Plossu », la belle expo que le Pavillon Populaire lui avait consacrée en 2013

Bernard Plossu - Françoise et Joaqim, 1987 - Nouvelles écritures - Métamorphose au Pavillon Populaire
Bernard Plossu – Françoise et Joaqim, 1987 – Nouvelles écritures – Métamorphose au Pavillon Populaire

Dans Corps en Liberté, la redécouverte du travail de Florence Chevallier au travers de ses Corps autoportraits est un vrai choc. Sur le site de l’artiste, on en retrouve cette description de ces photos sculptées :

« (…) Corps magnifié, tronqué, décapité, anonyme où le visage est toujours absent, comme si a priori ce corps devait être ou bien générique, universel ou bien corps prostitué par excellence (…). Corps généreux sculpté par l’ombre qui jamais ne le barre ou le biffe mais bien plutôt l’épouse, l’enrichit, l’enrobe, offrant une multitude de volumes, de distorsions, très sensuels. Le corps est toujours dynamique, comme saisi en mouvement, dans une chorégraphie monumentale, un jaillissement. » Jean-Claude Bélégou, Florence Chevallier, l’identité en échec, in « Limites du photographique… », thèse, 1995.

Florence Chevallier - Métamorphose au Pavillon Populaire
Florence Chevallier – Métamorphose au Pavillon Populaire

À l’étage, on retrouve quelques tirages de la série « Corps à corps » (1987) réalisée par le groupe Noir Limite qui réunissait Florence Chevallier, Yves Trémorin et Jean-Claude Bélégou. Les performances du groupe au tournant des années 80/90 ont marqué quelques esprits. L’exposition de cette série jugée scandaleuse fut dans les premier temps censurée. Dans La recherche photographique, Dominique Baqué en parlait ainsi :

« Le groupe Noir Limite met en scène une imagerie paroxystique de la sexualité, détruisant ainsi une autre mythologie : celle de la fusion amoureuse. Ni tendresse, ni caresse : l’acte sexuel est violence, choc des corps, duel à mort des amants (…). Plus brutal encore est le corps à corps dans les photographies de Florence Chevallier : à travers l’écran brumeux de vitres pluvieuses, les corps s’enlacent pour mieux s’attaquer, se prennent et se désarticulent. Ici point de visages : des torses crispés, arc-boutés, des chairs emboîtées, des sexes érigés (…) ».

Les trois épreuves de Si quelque chose noir d’Alix-Cléo Roubaud imposent la (re) lecture des mots de Jacques Roubaud…

Alix-Cléo Roubaud - Corps en liberté - Métamorphose au Pavillon Populaire
Alix-Cléo Roubaud – Corps en liberté – Métamorphose au Pavillon Populaire

Les petites épreuves de Claude Nori dans sa Géométrie du flirt et celles de Sarah Moon résistent avec une force étonnante aux grandes tirages des Modern Lovers de Bettina Rheims.

Bettina Rheims - Métamorphose au Pavillon Populaire
Bettina Rheims – Métamorphose au Pavillon Populaire

En majesté, ORLAN tente-t-elle d’arbitrer un débat entre les grandes photos couleur de Guy Bourdin et les quelques épreuves en noir et blanc de la série « 24 heures de la vie d’une femme ordinaire » de Michel Journiac ?

À côté des portraits de Hervé Guibert, les « têtes » de Patrick Faigenbaum et Suzanne Lafont souffrent malheureusement de terribles reflets.

Dans la Présence des choses, on retient les superbes photographies de Claude Batho et Paysages miniatures d’Arnaud Claass.

Claude Batho - Présence des choses - Métamorphose au Pavillon Populaire
Claude Batho – Présence des choses – Métamorphose au Pavillon Populaire
Arnaud Claass - Présence des choses - Métamorphose au Pavillon Populaire
Arnaud Claass – Présence des choses – Métamorphose au Pavillon Populaire

Les magnifiques tirages de Denis Brihat conservent toute leur puissance alors que les grands formats de Jean-Marc Bustamante semblent s’être épuisés avec le temps…

N’en serait-il pas de même pour ceux de Patrick Tosani ?

Patrick Tosani - Présence des choses - Métamorphose au Pavillon Populaire
Patrick Tosani – Présence des choses – Métamorphose au Pavillon Populaire

De la section Viv[r]e la crise, on retient, entre autres, les superbes ensemble de Despatin et Gobeli, la toute première série de Patrick Zachmann dans les citées marseillaises, l’enquête sur le travail des femmes commandée en 1982 à Janine Niépce par le ministère des Droits de la Femme, mais aussi les tirages de Sabine Weiss et Martine Barrat.

La séquence Paysages contemporains est la plus décevante. On peut toutefois y découvrir un superbe ensemble de polaroid d’Alain Bublex de sa série « Dimanche matin » mis en scène par Anna Grumbach.

Alain Bublex - Paysages contemporains - Métamorphose au Pavillon Populaire
Alain Bublex – Paysages contemporains – Métamorphose au Pavillon Populaire

Pour terminer le parcours de « Métamorphose », Espace de l’image recèle de nombreuses pépites. Le face-à-face inattendu entre Georges Rousse et Jean-Luc Moulène est très réussi… Ses « disjonctions » ont-elles remplacé le grand triptyque de Pascal Kern, ou devaient-elles lui faire face ?

Georges Rousse - Espace de l’image - Métamorphose au Pavillon Populaire
Georges Rousse – Espace de l’image – Métamorphose au Pavillon Populaire
Jean-Luc Moulène - Espace de l’image - Métamorphose au Pavillon Populaire
Jean-Luc Moulène – Espace de l’image – Métamorphose au Pavillon Populaire

Au centre de l’avant-dernière salle, une vitrine rassemble plusieurs numéros des Cahiers de la photographie, d’Écrit sur l’image et un exemplaire de ‎Surbanalisme. Séquences photographiques de Bernard Plossu, préfacé par Sergio Leone.

Sur les cimaises, deux grands tirages de Patrick Bailly — Maître-Grand font face à un bel ensemble de Denis Roche autour du miroir, à deux épreuves de la série Le Louvre revisité de Christian Milovanoff.

Les quatre images extraites de films dans Je vous aime de Claude Nori n’auraient-elles pas dû être confrontées aux TV Shots de Harry Gruyaert…

Avant une superbe conclusion par les Chassis photographiques de Philippe Gronon, le parcours propose un remarquable rapprochement entre trois tirages de « Corps à corps » réalisés par Florence Chevallier du groupe Noir Limite, trois superbes épreuves de la série « Argenterie et autres reflets » d’Alain Fleisher s’affrontent à Brother, Sister de la série « Les tombes » de Sophie Calle…

Sophie Calle - Espace de l’image - Métamorphose au Pavillon Populaire
Sophie Calle – Espace de l’image – Métamorphose au Pavillon Populaire
Philippe Gronon - Espace de l’image - Métamorphose au Pavillon Populaire
Philippe Gronon – Espace de l’image – Métamorphose au Pavillon Populaire

« Métamorphose » : Accrochage et scénographie

Des cimaises installées dans le grand volume du rez-de-chaussée permettent l’aménagement de quatre galeries de largeur similaire pour accueillir les premières sections du parcours. L’alternance de teintes rouge ou grises individualise chaque thématique. À l’étage du Pavillon Populaire, « Métamorphose » se poursuit avec les deux dernières séquences. Un jaune lumineux y rappelle les « Communes » de Raymond Depardon présentées l’an dernier.

Les visiteur·euse·s serpentent dans un accrochage cohérent, mais assez dense qui sait toutefois offrir un espace satisfaisant et autonome à chaque photographe. L’enchainement de rencontres, d’échos, de successions ou de rappels est toujours très pertinent et opportun.

« Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 » est sans doute une exposition remarquable. Cependant, elle souffre toute de même de quelques imperfections.

Pascal Kern - Présence des choses - Métamorphose au Pavillon Populaire
Pascal Kern – Présence des choses – Métamorphose au Pavillon Populaire

Les grande épreuves en cibachrome, protégés par du verre qui n’est pas antireflet, souffrent d’effets de miroir très inconfortables. Hélas, ce desagrement concerne de nombreux autres tirages de dimension plus modeste. Pour une fois, l’éclairage toujours exemplaire au Pavillon Populaire n’est pas en mesure de les atténuer suffisamment. À plusieurs occasions, la largeur relativement réduite des galeries permet difficilement de trouver une position pour apprécier sans trop de désagrément ces œuvres réfléchissantes…

Patrick Faigenbaum - Corps en liberté - Métamorphose au Pavillon Populaire
Patrick Faigenbaum – Corps en liberté – Métamorphose au Pavillon Populaire

Chaque séquence est introduite par un bref texte en français et en anglais. S’il résume clairement la thématique abordée, un contenu un peu plus riche et quelques éléments de contextualisation auraient été bienvenus, surtout pour celles et ceux qui n’ont pas vécu ces deux décennies. Ces informations sont reproduites dans le livret disponible à l’entrée de l’exposition et téléchargeable à partir d’un QR Code.

Assez curieusement, le travail de certains photographes est complété par un cartel développé, mais pas leurs voisins. Ainsi, au début de Nouvelles écritures, quelques lignes sont consacrées à Claude Raimond-Dityvon alors que les tirages de Gilles Caron et Janine Niépce sont accompagnés que d’un simple cartel, comme les photographies de Yan Morvan, Philippe Chancel et Alain Dister qui leur font face…

Un peu plus loin, Raymond Depardon, Sophie Ristelhueber et Sebastião Salgado ont l’honneur de quelques commentaires, mais pas Bernard Plossu, Françoise Huguier ou Stéphane Duroy qui partagent les mêmes cimaises.

On a eu beaucoup de mal à comprendre les raisons qui ont conduit à faire des « focus » sur quelques artistes et pas sur les autres. Un échange avec les commissaires a permis d’en saisir les intentions. Ces choix sont en effet motivés par le « souhait de mettre en lumière ce qui pouvait être pour le grand public, des œuvres marquant une réelle “métamorphose” ».

Le catalogue publié par Hazan offre un peu plus de matière dans l’essai « La photographie se manifeste » que signent Michel Poivert et Anna Grumbach.


Une partie des photographies exposées y sont reproduites. Quelques changements de section laissent supposer que les contraintes liées au lieu ont imposé des ajustements de l’accrochage. Ainsi les tirages de la série des « Parasols Deauville III » de John Batho sont passés de la Présence des choses à l’Espace de l’image. Il en va de même pour les Chassis photographiques de Philippe Gronon qui ont quitté les choses pour conclure opportunément le parcours de l’exposition… À l’inverse le grand triptyque de Pascal Kern (Nature) n’a, semble-t-il, pas trouver sa place à l’étage du Pavillon Populaire. En conséquence, il est resté au rez-de-chaussée pour « miroiter » parmi les grands formats dans la Présence des choses… Les petits théâtres de Bernard Faucon qui auraient du dialoguer avec les instants suspendus de Dolores Marat se retrouvent face à Pierre & Gilles

« Métamorphose – La photographie en France 1968-1989 » s’appuie sur le remarquable travail rassemblé dans 50 ans de photographie française. Si elle bénéficie d’incontestables enrichissements apportés par l’équipe curatoriale, elle apparaît toute de même comme la première présentation d’envergure qui expose sur les analyses de Michel Poivert exprimées sur les deux premières décennies de la période étudiée dans son ouvrage.

Espace de l’image - Métamorphose au Pavillon Populair
Espace de l’image – Métamorphose au Pavillon Populair

« Métamorphose » est sans aucun doute un des évenements marquant de cette rentrée qui impose un passage par Montpellier.

Une mention pour remercier les équipes techniques du Pavillon Populaire qui ont eu à gérer ces 240 tirages provenant de multiples prêteurs : institutions ( Frac, musées et centre d’art), galeries d’art photographique, collectionneurs et artistes.

En savoir plus :
Sur la page du Pavillon Populaire du site de la Ville de Montpellier
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