Fortuna au Mrac Occitanie – Sérignan


Jusqu’au 22 septembre 2024, le Mrac Occitanie présente « Fortuna » une exposition collective qui propose un regard et une réflexion passionnante « sur les formes dans l’espace marqué par le skateboard ». Imaginé par Raphaël Zarka avec la complicité de Clément Nouet, « Fortuna » rassemble des œuvres d’un peu plus de 25 artistes dans un parcours très bien construit qui s’articule en trois mouvements.

En réponse à une invitation formulée en 2021, Raphaël Zarka avait envisagé dans un premier temps une adaptation de son troisième essai sur le skateboard, Free Ride. Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples, publié en 2011 aux Éditions B42.
Au-delà des difficultés à obtenir le prêt de certaines œuvres, « plus certain de trouver assez de plaisir à rejouer dans les salles d’un musée ce que j’avais mis en place dans un livre il y a une dizaine d’années », il a choisi finalement de concevoir un projet dans lequel « par un jeu d’analogies formelles et processuelles, les œuvres de l’exposition font écho à ce qui caractérise à mes yeux la pratique et les espaces du skateboard »…

Fortuna au Mrac - Sérignan - Clément Nouet et Raphael Zarka
Fortuna au Mrac – Sérignan – Clément Nouet et Raphaël Zarka, commissaires de l’exposition

Dans son texte d’intention, Raphaël Zarka résume ainsi les lignes de force qui aboutissent au parcours et à l’accrochage de « Fortuna» :

« En synthétisant à l’extrême, je dirais que les deux figures tutélaires du skateboard sont le cercle et le carré ou plutôt la sphère et le cube. Les skateuses et les skateurs roulent, c’est indiscutable et leurs déplacements sont régis par les lois de la mécanique classique, mais leurs figures, la manière dont ils·elles utilisent la courbe et l’angle droit relève plutôt d’une autre science que les spécialistes nomment la tribologie, à savoir l’étude des frottements.
Si l’exposition était un globe ou une planète, le pôle Nord serait géométrique et constructif, les œuvres qui s’en approchent sont essentiellement des constructions spatiales élaborées à partir d’un répertoire de formes simples. Tribologique, le pôle Sud rassemble des œuvres qui mettent en avant le toucher, la trace, la physicalité des matériaux, les processus de production 
».

Fortuna au Mrac - Sérignan
Fortuna au Mrac – Sérignan

Lors de la visite de presse, Raphaël Zarka confiait l’importance des œuvres d’Imi Knoebel, Rachel Whiteread ou David Tremlett découvertes à la fin des années 1990, époque où il pratiquait le skateboard sur les marches de Carré d’Art à Nîmes et qu’il percevait alors avec un regard de skatteur… Des pièces de ces artistes s’imposaient logiquement dans l’exposition…

Il précisait également : « Mon propre gout d’artiste pour l’abstraction géométrique ne vient pas de Mondrian, mais plutôt de Kurt Schwitter. C’est en fait le postulat de départ. Une exposition qui a comme origine l’abstraction géométrique, dans une filiation Kurt Schwitter… C’est-à-dire textures, usures, matériaux et processus liés à la géométrie ».

Un autre élément apparaît comme essentiel dans la construction de « Fortuna » :

« L’expérience de skateur, » explique-t-il « c’est une relation très fine à l’architecture… On s’adapte, on regarde les lieux… Je ne pouvais pas penser une exposition autour de ce thème sans imaginer des productions spécifiques. En tant qu’artiste, je suis très sensible aux interventions in situ et particulièrement à celles qui sont réalisées sur les murs, depuis les grottes de Lascaux jusqu’au Wall Drawings de Sol Levitt, en passant par les fresques de la Renaissance. Je suis sculpteur, mais mon gout et ma pratique viennent plutôt de l’histoire de la peinture et moins de celle de la statuaire ».
En conséquence, les trois séquences du parcours de « Fortuna » sont rythmées par trois créations sur les murs du musée, réalisées par David Tremlett, Hippolyte Hentgen et Nathalie du Pasquier.

Fortuna au Mrac - Sérignan
Fortuna au Mrac – Sérignan

Enfin, il était important pour Raphaël Zarka de faire référence à l’histoire du MRAC, à ses collections, aux modifications de son architecture, aux expositions qui s’y sont déroulées.
Sur ces bases, la sélection des œuvres a largement fait appel aux collections publiques françaises, mais aussi auprès de quelques galeristes. Naturellement, certains choix reflètent les réseaux et les liens de Raphaël Zarka avec plusieurs artistes comme Eléonore Cheneau, Isabelle Cornaro, Aurélien Froment, Christian Hidaka, Hippolyte Hentgen, Ian Kiaer, Marie Cool Fabio Balducci, Gyan Panchal ou encore Emmanuel Van Der Meulen et Virginie Yassef avec lesquels il a parfois collaboré ou exposé.

Fortuna au Mrac - Sérignan
Fortuna au Mrac – Sérignan

Pour Raphaël Zarka et Clément Nouet, l’accrochage s’est structuré de manière organique, par associations d’idées sans organisation chronologique ou thématique. « D’une abstraction qui peut paraitre un peu raide et construite, on passe à des propositions plus souples, qui ondulent. Comme en skateboard, il y a un mouvement entre le slalom, quelque chose qui ne soit pas dans un jeu trop frontal. Il faut que ça swingue, qu’il y ait de la souplesse, que ça chaloupe, ce n’est pas une relation rigide à la géométrie. Il fallait de l’usure, de la couleur et une certaine forme d’irrévérence… »

Les deux commissaires réussissent parfaitement à nous embarquer dans ce que Raphaël Zarka définit comme une exposition « que l’on pourrait paradoxalement qualifier de “collections temporaires”, un musée imaginaire à durée déterminée ».

À lire, ci-dessous, quelques impressions sur « Fortuna », accompagnées des notices de la feuille de salle dont les textes sont en petits caractères. Sont également reproduits, extraits du dossier de presse, les textes d’intention de Clément Nouet et Raphaël Zarka.

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« Fortuna » : Regards sur le parcours de l’exposition

Fortuna au Mrac - Sérignan
Fortuna au Mrac – Sérignan

Tout commence par Opponents (2007), une toile de Raoul De Keyser, seule allusion au skateboard.

Fortuna au Mrac - Sérignan - Clément Nouet et Rapahal Zarka
Fortuna au Mrac – Sérignan – Clément Nouet et Rapahal Zarka devant Opponents (2007) de Raoul De Keyser

Raoul De Keyser pratique une peinture qui joue sur les passages possibles entre figuration et abstraction, catégories formelles qu’il juge révolues. Il développe une peinture très personnelle et singulière dont la principale spécificité est de déjouer toute tentative de catégorisation, tant les styles et les voies explorés se succèdent d’une série à l’autre. Ses tableaux se caractérisent par une échelle intimiste, où la sobriété du geste cherche à interroger les fondements mêmes de la peinture. Ancien journaliste sportif, il puise dans le quotidien et son environnement pour en prélever les motifs que l’on peut retrouver dans ses œuvres, notamment les équipements et terrains de sport. Dans la peinture Opponents (2007) que l’on peut traduire par opposants (ou adversaires), les deux formes qui composent le tableau se répondent par un effet miroir pouvant évoquer deux planches de skateboard se faisant face, prêtes à s’affronter.

Ensuite, le couloir qui conduit aux salles d’exposition propose une sélection d’œuvres d’Ernst Caramelle où il expérimente gesso, vin, ou incidences de la lumière du soleil sur divers supports (bois, carton, papier). Untitled (part 2) (1989), joue de manière singulière avec la perspective et fait écho aux espaces du musée. À son propos, le cartel cite opportunément Judicaël Lavrador : « Chaque œuvre dépeint donc une possible exposition, un accrochage qui vient mettre en abyme celui où elle se tient »…

Ernst Caramelle - Untitled (part 2), 1989 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Ernst Caramelle – Untitled (part 2), 1989. Enduit sur bois, 75 x 45 cm Collection FRAC Poitou-Charentes –
Enduit sur bois, 75 x 45 cm Collection FRAC Poitou-Charentesau Mrac – Sérignan

La peinture d’Ernst Caramelle – qu’elle soit réalisée sur un fond de gesso (enduit à base de plâtre et de colle animale, utilisé pour préparer, à partir du Moyen Âge, les panneaux de bois destinés à être peints), sur bois, sur carton ou encore directement au mur – est une représentation spatiale réfractée par la perspective. Ces deux compositions aux formes rectangulaires colorées révèlent en effet un espace architectural avec des découpes de murs accueillant des tableaux abstraits. L’artiste insère dans ses œuvres des vues d’accrochages fictifs pour une mise en abyme étonnante. « Chaque œuvre dépeint donc une possible exposition, un accrochage qui vient mettre en abyme celui où elle se tient » (Judicaël Lavrador). Ses deux oeuvres pourraient évoquer les peintures murales qu’il réalisait in situ et qui s’intégraient subtilement à l’architecture et à la perception de l’espace muséal.

On regrette que les pochoirs sur papier de sa série des « Sun Pieces » soient malheureusement perturbés par des reflets et des effets de miroir sur leurs verres de protection…

Autour des trois piliers de David Tremlett…

David Tremlett - 3 piliers, 3 possibilités, 2024 - Fortuna au Mrac - Sérignan
David Tremlett – 3 piliers, 3 possibilités, 2024. Acrylique, graphite et graisse, dimensions variables. Production in situ pour le Mrac Occitanie, Sérignan – Fortuna au Mrac – Sérignan

Dans la vaste salle de l’extension, créée en 2016 au-dessus du bureau de poste, l’accrochage s’articule en deux mouvements, en deux « hémisphères », de chaque côté des trois piliers qui, d’exposition en exposition, constituent habituellement l’endroit problématique, l’équation à résoudre. Pour « Fortuna», Clément Nouet a proposé à David Tremlett d’intervenir sur ces trois éléments d’architecture qui « grincent ». Avec 3 piliers, 3 possibilités (2024), l’artiste joue habilement sur les différentes faces des piliers et avec la lumière changeant et toujours un peu froide qui pénètre par la grande baie vitrée. Il « modifie » les volumes de ces supports massifs en alternant les à-plats gris clair aux aspects veloutés, parfois presque métalliques, et les surfaces où les traces de doigts sont incrustées dans une matière noire et épaisse où se mélangent graphite et graisse…

David Tremlett – 3 piliers, 3 possibilités, 2024. Acrylique, graphite et graisse, dimensions variables. Production in situ pour le Mrac Occitanie, Sérignan – Fortuna au Mrac – Sérignan.

Membre de la même génération d’artistes anglosaxons que Richard Long et Hamish Fulton, qui prônaient une approche libre de la sculpture, David Tremlett affirme en 1987 : « My drawings on walls are sculptures » soit « Mes dessins muraux sont des sculptures ». Le mur comme support privilégié de l’artiste – bien qu’il ait déjà travaillé sur des plafonds ou des sols – lui permet d’expérimenter sur des surfaces inhabituelles, et de penser chaque création spécifiquement pour l’espace qui l’accueille (musées, galeries, lieux de culte, ruines, bâtiments publics et privés, etc.).
Aussi bien inspiré par les fresques antiques que par les dessins sur les parois de grottes préhistoriques, ou par l’utilisation de pigments à l’intérieur et à l’extérieur des maisons africaines que par le constructivisme russe, David Tremlett met en scène des compositions faites de lignes, de points ou de formes, qui apparaissent souvent comme des réminiscences de paysages, de plans ou de signes. Dans l’exposition Fortuna, l’artiste joue avec les différentes faces des piliers et retrace de nouveaux volumes. Il déploie alors une peinture rythmée et spontanée, oscillant entre brutalité et douceur, dans laquelle les multiples traces de doigts incrustées dans la peinture noire épaisse semblent rappeler l’importance et la force expressive du geste.

Dans le premier « hémisphère » pour reprendre la formule de Raphaël Zarka, plusieurs œuvres minimalistes évoquent clairement l’univers des skateuses et des skateurs. Au sol, les 50 briques de plomb minutieusement alignées pour Fin (1983) de Carl Andre, conçues comme une référence à La Colonne sans fin (1937) de Brancusi, peut ici faire écho aux rails ou aux barres de slide

Carl Andre - Fin, 1983 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Carl Andre – Fin, 1983. Plomb, 50 briquettes, 20 x 500 x 5 cm. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole – Fortuna au Mrac – Sérignan

Figure emblématique du mouvement minimaliste, Carl Andre est surtout reconnu pour son innovation dans le domaine de la sculpture, dont il aborde les problématiques fondamentales : le rapport au sol, la taille directe, les caractéristiques distinctives du savoir-faire classique… Son approche singulière de la sculpture se traduit par le choix de travailler exclusivement avec des matériaux bruts, sur lesquels l’artiste n’exerce aucune intervention directe. Chacune de ses œuvres est un objet en constante relation avec son environnement, la sculpture ne prend pleinement son sens que lorsqu’elle se déploie dans un lieu spécifique. Les créations de Carl Andre adoptent divers modes de présentation en fonction des espaces d’exposition, soulignant ainsi l’importance de l’interaction entre l’art et son contexte de présentation. L’œuvre Fin, constituée de 50 briques de plomb minutieusement alignées, incarne l’une des préoccupations majeures de l’artiste, à savoir inscrire ses sculptures dans un mouvement horizontal. L’utilisation de briques en tant qu’éléments modulaires invite le spectateur à envisager l’extension potentielle de la ligne au-delà des limites visuelles, en une suite infinie. Le titre de l’œuvre fait référence à La Colonne sans fin (1937) de Constantin Brancusi dont Carl Andre disait : « Je ne fais que poser La Colonne sans fin de Brancusi à même le sol au lieu de la dresser vers le ciel. »

Au-dessus, deux dessins de Bruce NaumanRing of Truth I (L’anneau de la vérité) (1977) et Skewed Tunnel and Trench in False Perspective (1981) – pourraient faire penser à d’improbables projets de bowls, de pools ou de snakes…

Bruce NaumanRing of Truth I (L’anneau de la vérité), 1977. Crayon sur papier et ruban adhésif, 76,2 x 204 cm. Collection Musée d’art contemporain de la Haute-Vienne, Château de Rochechouart et Skewed Tunnel and Trench in False Perspective, 1981. Crayon graphite et estompe, lavis d’encre noire sur papier vélin crème, 97 x 127 cm. Collection [mac] Musée d’art contemporain, Marseille – Fortuna au Mrac – Sérignan.

Bruce Nauman se démarque parmi les artistes les plus provocateurs et innovateurs du XXe siècle. Il adopte, dès les années 1960, une démarche multidisciplinaire qui résiste à toute catégorisation stylistique en empruntant une multitude de modes d’expression, incluant la sculpture, la vidéo, la photographie et la performance. Il crée notamment des corridors – de longs espaces restreints aux allures minimalistes – dans lesquels les visiteurs sont invités à pénétrer, participant de la sorte à une performance.
Le dessin monumental de Bruce Nauman s’apparente à un dessin d’architecte, sorte de dessin préparatoire à une construction en forme de cercle dont l’extérieur serait convexe et l’intérieur concave. Il pourrait s’inscrire dans une série, élaborée entre 1977 et 1981, de projets de tunnels, passages et salles souterraines, destinés à être construits à échelle architecturale. C’est vers la fin des années 1970 que Bruce Nauman réalise une série de sculptures intitulée « Models for Underground Tunnels » (« Modèles pour des tunnels souterrains »). Assemblées de manière grossière à partir d’éléments moulés en plâtre et de supports de bois, ces oeuvres s’apparentent à des esquisses de projets imaginaires qui pourraient ou non voir le jour. « Par leurs dimensions virtuellement monumentales, ces sculptures génèrent des relations imaginaires entre corps et terre, évoquant par-là les projets visionnaires et utopiques de la fin du XVIIIe siècle français. Le cercle, comme la boucle, est, avec la violence, un ressort majeur de l’oeuvre de Bruce Nauman. Suggérant l’idée d’infini et de répétition, ce motif introduit l’éternel retour d’une même suite de gestes et de circonstances que l’artiste traitera dans nombres de ses vidéos (Violent Incident, 1986, ou Clown Torture, 1987), où il n’y a ni commencement, ni fin. » (Chantal Béret)

Plus loin, une sculpture de Susana Solano (Sans titre, 1984) montre, au travers d’un « cube tout droit issu de l’art minimal [qui s’est] vu écartelé, découpé, évidé », l’idée d’une maquette de halfpipe à l’improbable géométrie… À noter qu’une sculpture monumentale en acier corten de Susana Solano (Dime, dime querido, 1986), installée dans l’espace public à Barcelone, a fait l’objet d’une des photos en noir et blanc, tirées de magazines de skateboard que Raphaël Zarka a rassemblées dans l’ouvrage Riding Modern Art aux Éditions B42, en 2017 et 2022.

Susana SolanoSans titre, 1984. Fer, 36 x 79 x 78 cm. Collection les Abattoirs, Musée-Frac Occitanie Toulouse – Fortuna au Mrac – Sérignan.

Utilisant toutes sortes de métaux comme l’acier, le fer, l’aluminium ou l’acier inoxydable, Susana Solano réalise des oeuvres aussi bien monumentales qu’intimes, se distinguant par leur diversité formelle, oscillant entre géométrie, figuration et abstraction. Si ses premières sculptures revendiquent une souplesse et une sensualité des formes imparfaites, ses créations ultérieures adoptent une approche plus radicale, caractérisée par une exécution rigide, des volumes conceptuels dépouillés et lisses, qui semblent instaurer une certaine distance avec le spectateur.
« Sans titre, avec sa forme de réceptacle protecteur, propose une circonscription architecturale. C’est la sculpture du vide qui est ici à l’œuvre, comme si un cube tout droit issu de l’art minimal s’était vu écartelé, découpé, évidé. Un jeu s’opère alors entre le dedans et le dehors, la ligne et le «non-bloc». Susana Solano nous soumet un corps ouvert, évasé, qui s’offre à la déambulation du regard. Un art abstrait, un langage qui se rapporte à la géométrie de l’espace et aux concepts de désoccupation spatiale, de mouvement, de construction et d’immobilité. » (Notice du musée des Abattoirs)

Entre les pièces de Carl Andre et de Susana Solano, Untitled (Platform) (1992) de Rachel Whiteread rappelle inévitablement les tables des skateparks.

Rachel Whiteread - Untitled (Platform), 1992 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Rachel Whiteread – Untitled (Platform), 1992. Plâtre et polystyrène, 28 x 157 x 326 cm. Collection Frac Bretagne – Fortuna au Mrac – Sérignan

Avec Nereus (2015) de Ron Gorchov – une huile sur toile courbée et concave, en forme de selle de cheval – apparaît l’idée des traces dans des espaces non euclidiens. Traces que l’on retrouve chez Roni Horn dans Could I (1995), mais aussi dans The XII (1988) qui appartient toutefois à l’autre « hémisphère »…

Ron Gorchov - Nereus, 2015 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Ron Gorchov – Nereus, 2015. Huile sur lin, 95,5 x 140 x 32 cm. Collection Frac Auvergne – Fortuna au Mrac – Sérignan

Ron Gorchov est marqué par la peinture expressionniste abstraite de l’école de New York qu’il découvre en 1953. Au cours des années 1960, l’artiste rejette le châssis rectangulaire, format traditionnel du tableau et innove avec son premier cadre incurvé en 1967. Il s’inscrit alors dans le sillage d’autres artistes américains tels que Frank Stella ou Richard Tuttle, qui expérimentent à la même époque les Shaped Canvas. Depuis, il peint uniquement sur des toiles courbées et concaves, en forme de selle de cheval, qui fusionnent les idées de peinture et de sculpture. L’artiste explore les questions de tension, d’espace, de surface et d’échelle. Contrairement à une peinture plane où l’oeil se concentre généralement sur une zone centrale et néglige la périphérie, les peintures de Ron Gorchov impliquent une interaction plus active des bords qui convergent vers le centre de l’oeuvre. Cependant la forme de la toile n’est pas l’enjeu principal, elle n’est qu’un élément qui permet à la composition d’exister. Dans l’œuvre Nereus, la composition est produite dans un état d’instabilité induit par son support incurvé, les deux formes au centre de la peinture se répondent. « La forme de gauche est déduite de la couleur du fond et la forme de droite fournit le contrepoint. » (Éric Suchère)

Empreintes, marques, trainées dominent dans la seconde moitié de cet espace. Dans Sans titre (2016) de Silvia Bächli, les courtes traces des pigments directement déposés sur le papier par Roni Horn, se sont diluées, multipliées et allongées sur toute la hauteur de la feuille.

Silvia Bächli - Sans titre, 2016 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Silvia Bächli – Sans titre, 2016. Gouache sur papier, 72 x 102 cm. Collection Frac Normandie – Fortuna au Mrac – Sérignan

Les dessins de Silvia Bächli ont comme point de départ son corps et le mouvement. Dans sa pratique quotidienne du dessin elle explore tout ce qui a trait aux sensations éphémères, à ses impressions et aux petites choses anodines de la vie. Ses dessins sont imprégnés d’une sensibilité poétique souvent associée à la contemplation. Lignes souples, tracés à main levée, courbes, silhouettes, quadrillages, diagrammes, spirales… le dessin de Silvia Bächli se situe à la frontière entre figuration et abstraction, entre peinture et esquisse.
En 2006, Silvia Bächli commence une série de grands formats composée de feuilles sur lesquelles elle trace des lignes grises, noires ou légèrement colorées, principalement verticales, présentant des variations d’épaisseur et d’intensité. Ce motif offre différentes interprétations, comme c’est souvent le cas dans son œuvre : rideau, chevelure, racines, tiges de fleurs, coulées de peinture… Pour créer ces grands dessins dont Sans titre fait partie, l’artiste trace de longues traînées de peinture sans interruption ni retouches. Son corps entier est impliqué dans le processus de dessin, où sa résistance et ses limites influent sur le résultat final.

Dans sa série « Suite du moulin » et dans son grand format Crème (2019), Éléonore Cheneau multiplie également les traces et les empreintes sur et dans « l’aspect brillant de la laque glycérophtalique ou le velouté du poncé »…

Eléonore CheneauFortuna au Mrac – Sérignan

Depuis une quinzaine d’années, l’artiste Éléonore Cheneau multiplie les expériences plastiques autour des différents effets produits par la lumière et la texture en peinture. Elle travaille avec une multitude d’outils et de techniques s’inscrivant dans notre époque, provenant de l’industrie ou de la grande consommation (bombe aérosol, glycéro, pochoirs, readymade etc…), qui rendent possible une variation d’effets de formes, de motifs et permettent la succession de surfaces picturales.
Sa démarche explore ainsi la fabrication de la peinture par accumulation de gestes, d’ajouts ou encore de retraits. Toutes ses œuvres procèdent par recouvrement, souvent de multiples couches de couleurs et jouent sur l’aspect brillant de la laque glycérophtalique ou le velouté du poncé. Réalisées sans intention préalable, les toiles d’Éléonore Cheneau traitent des questions centrales du rythme et de la temporalité et apparaissent comme le résultat d’une création en pointillé – l’artiste laissant parfois une peinture de côté pour ensuite la reprendre quelque temps après. Éléonore Cheneau brouille délibérément les pistes entre hasard et acte volontaire, construction mentale de l’artiste et compréhension du spectateur, tout en faisant cohabiter ordre et désordre.

Cette première séquence se termine avec trois superbes œuvres récentes d’Emmanuel Van der Meulen de sa série « Medusa ». Les collections du Mrac conservent plusieurs œuvres de cet artiste qui avait exposé avec Raphaël Zarka dans un remarquable duo intitulé « Fables, Formes, Figures ». Ils interrogeaient leurs points de convergence, de frottement, de confrontation ou de rupture autour d’un intérêt commun pour l’art ancien, de la place de la géométrie et de l’accident ou encore des modèles d’Arthur Moritz Schoenflies…

Emmanuel Van der MeulenMedusa VIII, Medusa IV, 2022 et Medusa VII, 2023. Acrylique sur toile, 150 x 150 cm. Courtesy de l’artiste et Galerie Allen, Paris – Fortuna au Mrac – Sérignan

« La peinture d’Emmanuel Van der Meulen est une peinture scopique. Après Quod Apparet (ce qui apparaît) en 2017 et Opsis (la vue) en 2019, Medusa (Méduse), troisième volet de ce triptyque présenté à la Galerie Allen, met également en jeu la vision et ses paradoxes. […]
Passée la sidération première et dans un regard plus tempéré, les tableaux cessent d’être des images, et donnent à voir les traces d’un faire, d’un temps plus long que celui de la stupeur. Celui de la peinture, abandonnée à elle-même sur la surface de la toile. […] Le mystère est cependant tenace, et ces gestes de recouvrement successifs opèrent un retrait, révélant ce qui se trouve derrière la peinture, derrière la densité de la surface noire, derrière le masque du démon. Un franchissement a lieu dans le jeu du négatif. La peinture blanche, blêmissante, macule et laisse voir à la manière d’un photogramme ce qui a eu lieu : trame de la toile et accrocs, résurgence de la couleur et du dessous. […] C’est dans les passages et l’opacification mate de l’encre et de la peinture, dans le trouble de la surface que quelque chose se joue. » (Texte de Carin Klonowski)

Face aux Persiennes d’Hippolyte Hentgen

Fortuna au Mrac - Sérignan
Fortuna au Mrac – Sérignan

Après la lumière froide du « pôle Nord géométrique et constructif », « Fortuna» se poursuit dans la grande salle baignée par la chaude lumière du couchant. Face aux Persiennes (2024) d’Hippolyte Hentgen s’affirment de plus en plus « les phénomènes susceptibles de se produire entre deux systèmes matériels en contact, immobiles ou animés » qu’étudie la tribologie…

L’accrochage commence sur la gauche par Schlachtenbild, 1991, un grand format magnifique d’Imi Knoebel prêté par le Frac Bretagne. L’œuvre fondatrice du projet pour Raphaël Zarka aurait pu être installée en début de parcours, mais elle trouve toute sa place ici, où une superbe lumière dévoile dans la laque sur bois « les stries de lueurs blanches [qui] disent autant la violence d’un affrontement que celle du combat gestuel et expressif pour révéler lignes et plans »… On peut s’interroger sur le fait que le grand diptyque Sans titre (1991), dépôt du Centre national des arts plastiques à Carré d’Art, n’ai pas été choisi pour « Fortuna »…

Imi Knoebel - Schlachtenbild, 1991 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Imi Knoebel – Schlachtenbild, 1991. Laque sur bois, 240,5 x 450 x 8,5 cm. Collection Frac Bretagne – Fortuna au Mrac – Sérignan

Influencé par Kazimir Malévitch et Piet Mondrian, Imi Knoebel explore les fondements de la peinture au travers d’une approche expérimentale basée sur des lignes pures, des compositions géométriques et minimalistes reposant sur un vocabulaire épuré de formes, de couleurs et de textures. Son approche conceptuelle de la peinture le pousse à remettre en cause ses fondements mêmes ; il explore la tension entre matériel et immatériel, l’utilisation de divers matériaux comme supports (contreplaqué, aluminium, etc.) afin de mettre en lumière de nouvelles possibilités picturales et de questionner notre rapport à l’espace, à la surface, à la forme et à la couleur.
Schlachtenbild est une œuvre monumentale qui suggère par son titre une scène de bataille, c’est à dire, dans une œuvre délibérément non figurative, un « champ d’énergie ». Cette peinture, si elle revendique l’absence de tout récit, ne fait pas l’économie d’un travail sur la couleur et le rythme. Les stries de lueurs blanches disent autant la violence d’un affrontement que celle du combat gestuel et expressif pour révéler lignes et plans. Lames acérées d’une scie circulaire entaillant un fond noir, c’est un ordre de bataille, une injonction à considérer la présence physique de l’œuvre d’art. (Notice Frac Bretagne)

Un peu plus loin, trois œuvres de la série « Golden Memories » d’Isabelle Cornaro prolongent les interrogations tribologiques au travers de ces « matériaux initialement considérés comme des rebuts ». Elles rappellent aussi l’inoubliable « Blue Spill» qu’elle avait présenté au Mrac en 2018, mais aussi les expositions et les liens partagés avec Raphaël Zarka et d’autres artistes tels que Julien Prévieux, Aurélien Froment, Jochen Dehn, Gyan Panchal, Mathieu Kleyebe Abonnenc ou Benoit Maire et Virginie Yassef dont certains sont ici présents…

Isabelle CornaroGolden Memories IX (#3, Irregular Shapes), 2022. Peinture acrylique sur moquette, objets divers, 44 x 132 x 6 cm – Golden Memories IX (#2, Irregular Shapes), 2022. Peinture acrylique sur moquette, 98 x 112 cm et Golden Memories IX (#1, Irregular Shapes), 2022. Peinture acrylique sur moquette, 98 x 190 cm. Courtesy de l’artiste.

Isabelle Cornaro entreprend un travail de déconstruction des archétypes de la vision, en explorant le rapport entre l’objet et son image, l’original et sa copie. Historienne de l’art de formation, spécialisée dans le Maniérisme européen du XVIe siècle, l’artiste explore les composantes et structures inhérentes à l’œuvre d’art au même niveau que celles des objets de consommation, de même que les mécanismes d’attribution de valeur qui leur sont liés. Son travail, à la croisée de l’abstraction et de l’art conceptuel, interroge la question du déplacement d’objets et d’artefacts, leur statut oscillant entre trésor et résidu, ainsi que leur pouvoir d’attraction, de répulsion et leur histoire.
Dans sa série « Golden Memories », commencée en 2015, les matériaux initialement considérés comme des rebuts – tels que les bâches, moquettes et toiles de protection utilisées dans la réalisation d’autres pièces – sont récupérés et envisagés comme des œuvres à part entière, mettant en valeur leur autonomie et qualités propres. Isabelle Cornaro place alors le spectateur dans l’incertitude face à ce qu’il voit et l’invite à se questionner sur ce qui fait œuvre.

Au centre de l’espace, trois sculptures de Gyan Panchal évoquent également traces, frottement et chimériques, maquettes de volumes à « rider ». Les courbes des silos de Le cœur et Le noyau, (2017) jouent de leurs transparences alors que les reflets de la lumière animent la trémie en métal de Le Legs (2018). Les deux gants pourraient évoquer ceux abandonnés par un skateur…

Gyan Panchal - Le Legs, 2018 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Gyan Panchal – Le Legs, 2018. Trémie en métal, gant de protection, résine, fil de fer, 133 x 123 x 88 cm. Collection Frac Normandie Adagp, Paris. – Fortuna au Mrac – Sérignan

Gyan PanchalLe cœur, 2017. Silo, pigment naturel, résine et gant d’exploration, 182 × 171 × 88 cm. Galerie Marcelle Alix, Paris et Le noyau, 2017. Plastique, peinture et polystyrène, 176 × 126 × 95 cm. Collection Frac-Artothèque Nouvelle-Aquitaine, Limoges – Fortuna au Mrac – Sérignan

Par l’exploration des matériaux, Gyan Panchal interroge le rapport de l’homme à son environnement, les notions de suspens, de travail et de perte. Le matériau occupe une place centrale dans sa pratique, « comme le trait d’union entre l’homme et son rapport au territoire et à la nature. » Bien que l’usage initial des objets – tels que les silos, les aliments ou plantes factices, etc. – puisse parfois être identifiable (et souvent mentionné dans la description technique des œuvres), l’artiste les dépouille de leur fonction première. Dans une interview, il déclare que ces artefacts se transforment en œuvres lorsqu’ils sont suffisamment altérés par des gestes pour perdre leur aspect reconnaissable, perturbant ainsi la sensation de familiarité à leur égard. Par leur assemblage dans la sculpture, ils acquièrent un nouveau sens, un nouvel état. Ainsi, la courbe d’un silo accueille des fruits factices (Le noyau, 2017), les parois d’un autre silo laissent apparaitre la silhouette d’un gant d’exploration pendu (Le cœur, 2017) ou encore un gant de protection usé se trouve délicatement posé sur une trémie en métal (Le Legs) – des objets délaissés mais liés par leur logique intrinsèque. Comme le souligne l’artiste dans la même interview, « la forme n’existe pas préalablement au processus de sculpture […] Il n’y a qu’une expérience, impliquant une multitude de gestes, de regards et de touchers. »

Au côté des œuvres de Gyan Panchal, on découvre Sky-wreck, Southeastern 1% (2001) d’Helen Mirra. L’installation, basée sur les dessins géodésiques de Richard Buckminster Fuller, montre un assemblage de formes polyédriques découpées dans un tissu indigo. Dépliée à plat au sol, la structure sphérique composée d’éléments triangulaires semble s’être effondrée sur elle-même, et ne plus être qu’une épave du ciel…

Helen Mirra - Sky-wreck, Southeastern 1%, 2001 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Helen Mirra – Sky-wreck, Southeastern 1%, 2001 – Fortuna au Mrac – Sérignan

Helen Mirra est une artiste pluridisciplinaire reconnue pour son engagement dans l’art conceptuel et minimaliste, explorant divers médiums tels que la sculpture, le tissage, la musique expérimentale, la vidéo et l’écriture. Son travail invite à une introspection sur nos actions et décisions quotidiennes, la signification qu’elles portent et leur impact sur nous-mêmes et notre environnement. Caractérisées par leur minimalisme formel, ses œuvres plastiques et installations sont réalisées avec des matériaux naturels tels que des couvertures en laine, du lin brut, des bandes de coton teintées à la main.
Son installation Sky-wreck, Southeastern 1% est basée sur les dessins géodésiques de Richard Buckminster Fuller (1895-1983), un ingénieur utopiste, inventeur, cartographe, mathématicien et architecte qui est surtout connu pour avoir développé le dôme géodésique. Cette structure généralement sphérique est composée d’éléments triangulaires, qui par leur rigidité individuelle provoque la distribution des forces et des tensions sur l’ensemble de la structure, devenant ainsi autoporteuse. Sky-wreck, Southeastern 1% consiste en une forme polyédrique découpée dans un tissu indigo, déployée à plat au sol. Au lieu de représenter le globe terrestre, cette pièce pourrait finalement représenter le firmament, ou comme son titre l’indique, une épave du ciel.

Dans la petite salle de projection qui ouvre à gauche de la peinture in situ d’Hippolyte Hentgen, les fascinants dessins psychédéliques de Bruno Botella (Sans titre, 2014) accompagnent un étrange film de Virginie Yassef (Dogs Dream. It wasn’t meant to be known, 2021) où s’enchainent des gros plans de chiens en train de rêver…

Bruno Botella - Sans titre, 2014 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Bruno Botella – Sans titre, 2014. Encre de Chine sur papier recyclé Muji et feutre pinceau Pentel, 49,5 x 38,5 cm chaque. Collection Frac Normandie – Fortuna au Mrac – Sérignan.

L’écriture et le travail plastique de Bruno Botella, souvent inspirés par des expériences hallucinatoires, la littérature ou la science, prennent forme par des recherches farfelues et expérimentations sensorielles, optiques et mentales, menées parfois sur son propre corps. L’obscurité, la vision troublée ou entravée, font partie intégrante de sa démarche artistique et apparaissent comme la condition pour une apparition fugace, un phénomène hors du commun.
Après avoir pratiqué près d’une dizaine d’années le dessin animé de manière artistique et professionnelle, Bruno Botella s’en éloigne mais reste néanmoins toujours influencé par ce médium que l’on retrouve derrière bon nombre de ses réalisations. La série de dessins « Sans titre » (2014), présente des scènes noires, à mi-chemin entre absurdité et anxiété. Évoquant à la fois l’enfermement et l’angoisse de l’infini, non sans une pointe d’humour, Bruno Botella donne vie à un univers inquiétant et fantasque, sans narration, abstrait, où l’expressivité du trait ne sert qu’à l’émergence de visions délirantes et extraordinaires.

Virginie Yassef - Dogs Dream. It wasn't meant to be known, 2021 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Virginie Yassef – Dogs Dream. It wasn’t meant to be known, 2021. Vidéo HD couleur et son, durée : 18’44 » Images Firat Övür, musique Giancarlo Vulcano, montage Pierrick Mouton. Courtesy Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, Paris – Fortuna au Mrac – Sérignan

Virginie Yassef explore depuis plusieurs années de nombreux médiums comme la peinture et la sculpture mais recentre souvent sa pratique sur la photographie et la vidéo. À la croisée des chemins entre documentaire et univers fantastique, les clichés de l’artiste française s’inspirent de son environnement immédiat et dévoilent subtilement la beauté du monde qui nous entoure. Virginie Yassef détourne les gestes et situations du quotidien pour les montrer sous une dimension nouvelle et nous dévoile, à travers son objectif, les fragments d’une histoire en train de se dérouler.
Dans son film Dogs Dream. It wasn’t meant to be known, l’artiste donne à voir, à l’aide de gros plans, des chiens en train de rêver. Afin de questionner les relations que les humains entretiennent avec les autres espèces, Virginie Yassef emprunte la voie du rêve pour dérouter notre perception et la mener hors des limites de la perspective humaine : le rêve, comme la pensée, n’est pas un privilège seulement destiné à l’être humain.

Sur cette moquette violette, les questions tribologiques semblent s’être éloignées. On les retrouve dans les traces et les frottements laissés sur deux toiles par les brosses de Renée Levi (Sans titre, 2002 et Morena (6), 2019).

Renée Levi - Morena (6), 2019 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Renée Levi – Morena (6), 2019. Acrylique sur toile, 150 x 150 cm Courtesy Galerie Bernard Jordan, Paris – Fortuna au Mrac – Sérignan

« La peinture de Renée Levi est faite de fulgurance, de vivacité. Les gestes y sont simples et francs, souvent répétés, mais sans que rien n’indique la moindre volonté de les voir se ressembler : ils sont libres. À cette indépendance gestuelle répond une couleur encore plus vivante, une couleur qui ne se soucie guère de créer une organisation, mais qui semble avoir été jetée « à la figure du public ». […] Le plaisir du geste est le vecteur d’une triple réaction entre la peinture, l’espace qui l’accueille et l’observateur. […]
À la rudesse de son apostrophe répond le pétillant de son vocabulaire. Tout en elle prolifère joyeusement, se fait évidence. Un jaune vous électrise, un tourbillon magenta gifle votre chapeau en rebondissant vivement sur les bordures du tableau, de grandes masses brunes se lèvent telle une coulée de boue. Ainsi, la couleur et les formes forcent le regard, elles le détournent de ses habitudes et l’amènent à une plus vive considération du lieu qu’il occupe.
Nul lieu est neutre semble dire la peinture de Renée Levi : nul lieu n’est muet si l’on y prend la parole. C’est ce que fait cette peinture dont l’optimisme décomplexé se présente sans fard, comme si tout allait de soi dans l’expression de sa présence. » (Texte de Benoît Blanchard)

Autour de la peinture murale (Sans titre, 2024) de Nathalie Du Pasquier

Fortuna au Mrac - Sérignan

Nathalie Du Pasquier – Sans titre, 2024. Peinture murale, dimensions variables. Production in situ pour le Mrac Occitanie – Fortuna au Mrac – Sérignan

Nathalie Du Pasquier est une artiste peintre et designer, qui fut membre du groupe « Memphis », un mouvement de design et d’architecture qui se forma en Italie autour d’Ettore Sottsass dans les années 1980. Elle a dessiné de nombreuses « surfaces décorées » : textiles, tapis, plastiques laminés, ainsi que du mobilier et des objets. Depuis 1987, sa pratique artistique principale est la peinture.
Suite à une grande exposition qui lui a été dédiée en 2022, Nathalie Du Pasquier retrouve les salles du Mrac Occitanie. L’artiste réalise pour l’occasion une nouvelle peinture murale géométrique qui se déploie sur plusieurs murs, intégrant l’espace architectural. Les formes abstraites aux grands aplats colorés se déploient dans une perspective inventée. Deux toiles de l’artiste moderne Sophie Taeuber-Arp s’intègrent à la composition de la peinture murale, produisant une installation unique. La pratique artistique mêlant art et design de Nathalie Du Pasquier est proche de celle de Sophie Taeuber-Arp qui prônait un décloisonnement des arts. Trois œuvres de Nathalie Du Pasquier sont aussi à découvrir dans Cosa, l’exposition des collections du musée (janvier 2024-janvier 2025).

Dans la dernière salle de l’exposition se développe une imposante peinture murale de Nathalie Du Pasquier conçue pour « Fortuna». Elle intègre deux petites œuvres de Sophier Taeuber-Arp prêtée par le Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg dont un splendide relief en bronze (Construction géométrique, avant 1945) et une huile sur carton (Plans, barres et lignes ondoyantes, 1942) malheureusement très mal éclairée.

Sophier Taeuber-Arp - Construction géométrique, avant 1945 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Sophier Taeuber-Arp – Construction géométrique, avant 1945. Relief en bronze, 31 x 27 cm – Fortuna au Mrac – Sérignan

Peintre, sculptrice, danseuse et artiste textile suisse naturalisée française, Sophie Taeuber grandit dans un milieu où la culture et l’art imprègnent la vie quotidienne. Elle apprend le dessin décoratif, les techniques de la broderie et de la dentelle, puis se forme à toutes les disciplines artistiques, y compris au travail sur bois et à l’architecture et enfin le tissage. À Zurich, en 1915, elle rencontre le peintre et poète Hans (ou Jean) Arp, et s’engage avec lui dans le mouvement dada. Pionnière de l’abstraction géométrique, ses dessins sont contemporains des œuvres de Kazimir Malevitch et de Piet Mondrian, reconnues pour avoir introduit l’abstraction géométrique.
Bien que purement géométriques, les compositions de Sophie Taeuber-Arp se singularisent par leur poésie. La forme circulaire, synonyme d’harmonie et de force, est particulièrement centrale dans son œuvre. Sa peinture possède son espace propre qui est celui du cadre du tableau, à l’intérieur duquel se joue un jeu rythmique de tensions et d’équilibres à la fois précaires et harmonieux. Puis elle réalise des reliefs en bois peint, réunifiant peinture et sculpture, dont les compositions plastiques tendent vers des constructions spatiales, voire architecturales. De la même manière, dans le relief en bronze Construction géométrique, les formes jouent du surgissement ou de l’effacement dans la profondeur du volume ainsi créé. Tels des rouages, les cercles et demi-cercles, se combinent dans une alternance de pleins et de vides. (Citations de textes de Gabriele Mahn)

Sophier Taeuber-Arp - Plans, barres et lignes ondoyantes, 1942 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Sophier Taeuber-Arp – Plans, barres et lignes ondoyantes, 1942. Huile sur carton, 46 x 55,5 cm. Musée d’Art Moderne et Contemporain de Strasbourg – Fortuna au Mrac – Sérignan

L’œuvre de Sophie Taeuber-Arp se caractérise par la réalisation d’une véritable « synthèse des arts ». Elle souhaite intégrer l’art abstrait dans la vie quotidienne. Depuis les réalisations à l’Aubette à Strasbourg (bâtiment historique du centre-ville) en 1928, l’espace et le mouvement deviennent le sujet même de l’œuvre de Sophie Taeuber-Arp. Sa peinture des années 1930 devient totalement abstraite et géométrique. Elle aborde la création plastique par son expérience du travail sur textile, tant dans la théorie que la pratique. Partant du principe qui régit le tissage – le croisement de la verticale et de l’horizontale –, elle dessine et peint des constructions orthogonales. Anticipant l’art minimal et l’Op art (« optical art »), elle introduit de nouveaux concepts plastiques, avec des séries de peintures dans lesquelles verticales, horizontales, croix, diagonales et cercles jouent sur l’équilibre.
Son expression formelle évolue avec des dessins de lignes (séries « Lignes » en 1939-1942). Le tableau Plans, barres et lignes ondoyantes mêlent à une construction géométrique des lignes ondulantes qui apportent fluidité et douceur à l’ensemble. Par un jeu de tensions entre les formes géométriques, par des contrastes colorés et par le croisement des lignes, se crée une dynamique de mouvement autonome.

À la « fresque » de Nathalie Du Pasquier répond Trobairitz (2015), une étonnante huile sur toile de lin de Christian Hidaka. Les formes géométriques en apesanteur qui gravitent autour de la figure du troubadour semblent faire étrangement écho aux œuvres de Sophier Taeuber-Arp, comme à celle de Nathalie Du Pasquier

Christian Hidaka - Trobairitz, 2015 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Christian Hidaka – Trobairitz, 2015. Huile sur toile de lin, 183 x 250 x 4,5 cm. Collection Frac des Pays de la Loire – Fortuna au Mrac – Sérignan

Les recherches de Christian Hidaka tentent la synthèse de deux héritages : d’un côté, la peinture de la Renaissance, soumise à l’influence de la géométrie euclidienne ; de l’autre, le développement illimité de l’espace que l’on retrouve dans les paysages calligraphiques chinois anciens, ou dans l’espace numérique. L’artiste utilise dans ses toiles des couleurs douces et lumineuses. Ses peintures déploient des espaces autant mentaux que réels où se camouflerait une énigme, celle de son inspiration dont les protagonistes présents sur la toile semblent complices.
Autour de la figure du troubadour, dont est tiré le nom de la peinture – Trobairitz – les éléments gravitent en apesanteur, travaillés comme des corps sans épaisseur ; un arbre emprunté à Matisse, un buisson ardent pixellisé, une geisha, un paon posé sur un polyèdre, un arc en ciel pastel. L’artiste dilate l’espace pictural par des fragments d’architecture traités comme les strates feuilletées d’un décor haut en couleur et en motifs. Sollicité par des points de focalisation multiples, le regard est notamment happé par cette surface plane de l’eau, aux reflets lisses et limpides. C’est aussi le temps que l’artiste déploie : une double horloge donne le tempo en écho, tandis qu’au premier plan passe une petite tortue, animal connu pour être en Chine, l’allégorie du monde. (Texte Frac des Pays de la Loire)

Complices, Raphaël Zarka et Christian Hidaka ont collaboré à plusieurs occasions après leur rencontre à la Winchester School of Art. Leur exposition commune, « La famille Schoenflies » aux Instants Chavirés en 2016, reste dans de nombreuses mémoires. La peinture sur bois de Christian Hidaka (Niche III [Geometrical models], 2016) en témoigne.

Christian Hidaka - Niche III (Geometrical models), 2016 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Christian Hidaka – Niche III (Geometrical models), 2016. Peinture à l’huile sur bois, 100 x 62 cm. Collection Départementale d’art contemporain de la Seine-Saint-Denis – Fortuna au Mrac – Sérignan

Christian Hidaka et Raphaël Zarka se sont rencontrés en Angleterre dans leurs années de formation. Leurs échanges n’ont cessé de se prolonger jusqu’à la réalisation d’une exposition commune (en 2016 aux Instants Chavirés à Montreuil), intitulée La famille Schoenflies, du nom d’un mathématicien constructeur de modules géométriques.
Son portrait apparaît sur le tableau Niche III (Geometrical models) réalisé spécifiquement pour cette exposition et qui appartient à une série de niches picturales. Elles sont librement inspirées de représentations similaires que l’on trouve par exemple dans l’art des Trecento et Quattrocento, ou dans certains studioli aux décors en marqueterie représentant, en trompe-l’œil, des alignements de niches ou d’armoires occupées par des objets symbolisant les arts et les vertus. La scansion de triangles jaunes et blancs au fond de la Niche III est une citation d’un collage de Raphaël Zarka de la série « Monte Oliveto » (2016), elle-même citation des faux marbres peints aux motifs géométriques de l’abbaye Santa Maria de Monte Oliveto Maggiore en Toscane. Le Mrac Occitanie a d’ailleurs dans sa collection trois oeuvres de cette même série.

En 2019, ils se sont retrouvés pour Peter’s Proscenium, un fascinant projet au Koffler Centre of the Arts de Toronto dont les photographies laissent deviner combien ils invitaient « à explorer des positions changeantes qui remettent en question la représentation de la réalité comme absolue, favorisant les incohérences génératives et la pluralité des points de vue ».

Fortuna au Mrac - Sérignan - Rapahel Zarka
Fortuna au Mrac – Sérignan – Christian Hidaka, Aurélien Froment et Raphaël Zarka

Autre connivence, celle qui lie Raphaël Zarka et Aurélien Froment. Pour l’édition 2016 du Printemps de septembre, ils avaient investi les deux étages des Abattoirs et du Frac à Toulouse.

Fortuna au Mrac - Sérignan
Fortuna au Mrac – Sérignan

On retrouve pour « Fortuna», la maquette d’une architecture d’Arcosanti, Ceramics Apse (1971-1973), un bâtiment en forme d’abside (Earthwork II, 2015) qui avait été exposée aux Abattoirs.

Aurélien Froment - Earthwork II, 2015 - Fortuna au Mrac - Sérignan
Aurélien Froment – Earthwork II, 2015. Plâtre moulé sur limon, contre-plaqué et briques, 78 x 145 x 78 cm – Fortuna au Mrac – Sérignan

La série des « Earthworks » appartient à un projet, débuté en 2002, qui vise à incarner le site utopique d’Arcosanti, dessiné par Paolo Soleri dans les années 1960. Aurélien Froment a réinvesti la technique de construction de Paolo Soleri du béton coulé en utilisant un moule en terre. Les « Earthworks » sont le résultat d’un atelier avec des étudiants de l’IsdaT, école d’art de Toulouse, conduit par Aurélien Froment.

Aurélien Froment - Earthwork III, 2015
Aurélien Froment – Earthwork III, 2015. Béton moulé sur limon, 50 x 288 x 45 cm. Galerie Marcelle Alix, Paris – Fortuna au Mrac – Sérignan

Ici, Earthwork II et III invitent sans doute les skateuses et les skateurs a une lecture singulière de leurs architectures…

lan Kiaer - Endnote, tooth (panoramico, canopy), 2017 - Fortuna au Mrac - Sérignan
lan Kiaer – Endnote, tooth (panoramico, canopy), 2017. Plexiglas, acrylique, vernis, papier et crayon, 152 x 426 x 2 cm. Collection du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Etienne Métropole – Fortuna au Mrac – Sérignan

L’ensemble est complété par un très beau et énigmatique triptyque de lan Kiaer (Endnote, tooth (panoramico, canopy), 2017). Par bien des aspects, elle s’accorde parfaitement les œuvres qui l’entourent. Les stateurs et skateuses regarderont avec curiosité l’architecture en forme de dent humaine imaginée à partir des projets de Frederick Kiesler. Les amateurs de tribologie examineront avec intérêt les traces, marques et éraflures sur les panneaux de plexiglas publicitaires qui protègent la peinture… Les grincheux ronchonneront à propos des reflets et effets de miroirs qui y prolifèrent.

Texte d’intention de Clément Nouet

Durant l’été 2021, j’ai invité l’artiste Raphaël Zarka à concevoir une exposition autour de son approche du skateboard. Mon projet était alors de faire un clin d’oeil au contexte des Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024. Discipline olympique depuis 2020, le skateboard a recueilli un énorme succès lors des J.O. de Tokyo. Il était donc logique de voir ce sport à nouveau au rendez-vous à Paris.

On connaît l’intérêt de Raphaël pour le skateboard, qui se retrouve dans certaines de ses oeuvres plastiques mais aussi dans quatre de ses ouvrages publiés aux éditions B42 : La Conjonction interdite 1, Chronologie lacunaire du skateboard 2, Free Ride 3 et Riding Modern Art 4. Chaque livre propose une approche particulière de cet objet culturel : analyse du plaisir lié au skate, généalogie de cette pratique, album de photographies collectées par l’artiste représentant des skateurs sur des oeuvres dans l’espace public et enfin une mise en parallèle entre l’art de skater, les instruments dont se servait Galilée pour étudier la chute des corps et l’art minimal le plus phénoménologique : Carl Andre, Robert Morris et Tony Smith surtout.
J’ai rapidement compris que nous n’allions pas faire une exposition littérale ou illustrative et qu’il n’y aurait probablement aucune image de la célèbre planche de bois. Raphaël m’a proposé de travailler à partir des croisements, ou des résonances, entre le skateboard et l’art, à partir de ce qu’il pourrait y avoir de commun dans la relation qu’artistes et skateur·euses entretiennent avec les espaces, les formes et les textures. Cette direction de travail m’a enthousiasmé.
La pratique du skateboard peut être définie par le rapport dynamique entre un corps et un espace par l’intermédiaire d’un objet qui est aussi un outil et un véhicule. Qu’ils soient trouvés ou construits, les espaces du skateboard sont des agencements de formes simples tels des parallélépipèdes, des prismes, des cylindres, des demi-sphères. Comme le rappelle Raphaël dans Free Ride, le rapport des skateur·euses à l’espace est intimement lié aux matériaux et aux types de frottements qu’ils induisent. L’absence de l’image de l’objet révèle a contrario les autres particularismes de cette activité urbaine qui sont l’adaptabilité et l’attraction aux formes. Le rapport de l’un à l’autre passe évidemment par l’expérimentation physique et corporelle.
La méthode de Raphaël pour sélectionner les artistes de l’exposition a consisté à analyser des oeuvres à travers le prisme du skateboard. Nous avons donc suivi une liste de mots clés à la jonction de ces deux domaines : géométrie, lignes, plans inclinés, courbures, angle droit, trajectoire, gravité, matériau, frottement, usure, trace, accident, chute. Apparait alors une forme d’abstraction géométrique texturée, mais à nos yeux il s’agit plus généralement d’un rapport de l’art à l’espace, une manière de construire des espaces, que ce soit dans le plan ou en volume, tout en mettant en avant les processus de production.
L’accrochage de l’exposition ne répond pas à des données chronologiques mais propose des rapprochements formels, stylistiques, esthétiques ou encore processuels avec une diversité d’oeuvres et de médiums (peintures, dessins, vidéos, sculptures, installations…).
L’exposition réunit ainsi plus de 25 artistes de différentes générations (de Sophie Taeuber-Arp née en 1889 à Lina Hentgen, née en 1980) et de différentes nationalités. Largement composée d’oeuvres figurants dans des collections publiques françaises, Fortuna comprend également des productions récentes ou inédites (Éléonore Cheneau, Emmanuel Van der Meulen, Marie Cool Fabio Balducci) ainsi qu’un ensemble de productions in situ réalisées spécifiquement pour l’exposition (Nathalie Du Pasquier, Hippolyte Hentgen, David Tremlett). Cet ensemble aussi subjectif que cohérent quand on le rattache à la pratique et aux recherches de Raphaël, se compose autant d’artistes historiques (Carl Andre, Bruce Nauman, Ron Gorchov, Roni Horn, Raoul De Keyser…) qui ont profondément marqué son parcours que d’artistes de sa génération (Christian Hidaka, Isabelle Cornaro, Aurélien Froment, Virginie Yassef…) avec lesquel·les il est en constant dialogue.

Clément Nouet, Directeur du Mrac et co-commissaire de l’exposition.

1. Raphaël Zarka, La Conjonction interdite. Notes sur le Skateboard, 2022. Première édition parue en 2003. Éditions B42, Paris.
2. Raphaël Zarka, Chronologie lacunaire du skateboard 1779-2009 : une journée sans vague, 2022. Première édition parue en 2006. Éditions B42, Paris.
3. Raphaël Zarka, Free Ride. Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples, 2011. Éditions B42, Paris.
4. Raphaël Zarka, Riding Modern Art, 2022. Première édition parue en 2017. Éditions B42, Paris.

Texte d’intention de Raphaël Zarka

Quand Clément Nouet m’a invité à concevoir une exposition à partir de mon intérêt pour le skateboard, j’avais d’abord imaginé adapter pour le musée le dernier de mes trois essais : Free Ride. Skateboard, mécanique galiléenne et formes simples (Éditions B42, 2011). Des extraits de vidéos et des documents photographiques issus de magazines spécialisés, auraient côtoyé des instruments scientifiques du XVIIIe siècle et des oeuvres d’art héritières du constructivisme et de l’art minimal.
J’avais même projeté de contrebalancer la géométrie euclidienne par une branche plus biomorphique en croisant certains projets de Giacometti et la piscine en forme de cacahuète conçue par Alvar Aalto en 1939 pour la Villa Mairea, qui par l’intermédiaire du paysagiste américain Thomas Church, deviendra le modèle des célèbres piscines californiennes que se sont appropriées les skateurs à partir des années 1970.
Mais outre la difficulté d’obtenir le prêt des chefs-d’oeuvre de l’art moderne nécessaires à une telle entreprise, je n’étais plus certain de trouver assez de plaisir à rejouer dans les salles d’un musée ce que j’avais mis en place dans un livre il y a une dizaine d’années. C’était peut-être moins le décalage temporel que la forme de l’essai appliqué à l’exposition qui m’a posé problème. Si j’admire chez les artistes la réflexivité et les projets élaborés construits dans le temps, ce que j’apprécie particulièrement en tant que spectateur, c’est de me confronter à la simple présence des oeuvres, d’expérimenter, au moins le temps d’une exposition, ce type de relation non-verbale. Je ne voulais pas d’une exposition qui se serait donnée à voir comme un livre. Je voulais faire en sorte que ce projet ne soit pas une simple extension de mes recherches sur le skateboard ou de ce que j’ai pu mettre en oeuvre dans certaines de mes propres pièces, mais que l’exposition soit un îlot à part entière dans le voisinage de ma pratique.
Le skateboard a ceci de particulier qu’il marque de manière indélébile la façon d’appréhender les formes et les espaces. Dans mes textes, j’ai abordé le skateboard en essayant de ne jamais perdre de vue l’histoire de l’art. Je me suis notamment demandé comment la géométrie propre aux espaces et à la pratique du skateboard répondait à celles de certain.e.s artistes du XXe siècle. Fortuna est construite en sens inverse. D’une manière ou d’une autre, par un jeu d’analogies formelles et processuelles, les oeuvres de l’exposition font écho à ce qui caractérise à mes yeux la pratique et les espaces du skateboard.
En synthétisant à l’extrême, je dirais que les deux figures tutélaires du skateboard sont le cercle et le carré ou plutôt la sphère et le cube. Les skateuses et les skateurs roulent, c’est indiscutable et leurs déplacements sont régis par les lois de la mécanique classique, mais leurs figures, la manière dont ils·elles utilisent la courbe et l’angle droit relève plutôt d’une autre science que les spécialistes nomment la tribologie, à savoir l’étude des frottements.
Si l’exposition était un globe ou une planète, le pôle Nord serait géométrique et constructif, les oeuvres qui s’en approchent sont essentiellement des constructions spatiales élaborées à partir d’un répertoire de formes simples. Tribologique, le pôle Sud rassemble des oeuvres qui mettent en avant le toucher, la trace, la physicalité des matériaux, les processus de production.
Conçue pour le Mrac, l’exposition Fortuna s’est également construite sur un souvenir de musée ; le premier que j’ai fréquenté, à Nîmes, à la fin des années 1990. La découverte des oeuvres d’Imi Knoebel, Rachel Whiteread ou David Tremlett dans les collections du Carré d’Art constitue certainement le socle de mes émotions esthétiques les plus marquantes. Je sais aujourd’hui à quel point ma pratique du skateboard, sur les marches même de ce musée, y a largement contribué. Fondamentalement, c’est cette expérience que j’ai cherchée à prolonger en sélectionnant les oeuvres de l’exposition, qui à bien y réfléchir, est une sorte de cabinet d’amateur, un type d’exposition que l’on pourrait paradoxalement qualifier de « collections temporaires », un musée imaginaire à durée déterminée.
Si ce n’est pas ma première exposition en tant que commissaire, cela reste pour moi une activité rare et extraordinaire, à cheval sur mes expériences d’artiste, de spectateur et de skateur. L’occasion d’organiser à la fois l’exposition que je rêvais de voir et celle à laquelle j’aurais rêvé de participer ; l’une de celles qu’il m’arrive, comme tout le monde j’imagine, de construire mentalement à partir de tranches des catalogues de ma bibliothèque.

Raphaël Zarka, co-commissaire de l’exposition.

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