« Radical Relation », confrontation imaginée par Joshua Chuang entre Ethan Levitas et Garry Winogrand fait partie des expositions remarquées de cette édition 2016 des Rencontres de la photographie.
Sam Stourdzé, directeur des Rencontres, présente cette exposition dans Arte Journal :
Le projet s’inscrit dans la section « Street, la photographie de rue revisitée » où les Rencontres proposent de porter un regard sur « un nouvel essor du genre » auquel on assiste depuis quelques années.
Présentée dans la Grande Halle du Parc des Ateliers, « Radical Relation » est accompagnée de deux expositions qui appartiennent à la même section Street : une savoureuse chronique sur Leeds de Peter Mitchell, « Nouveau démenti de la mission spatiale Viking 4 » et de la très sonore installation « Pub Crawl » de l’américain Christian Marclay.
Radical Relation : le projet
Le projet conçu par Joshua Chuang, commissaire de l’exposition, est de réunir des œuvres de Garry Winogrand et d’Ethan Levitas qu’il considère comme son « digne héritier », pour « interroger la photographie de rue dans ses propres termes et la resituer à l’intérieur du vaste champ de la pratique contemporaine ».
Dans son texte d’introduction, Chuang souligne que si « Winogrand est considéré comme le principal représentant du mouvement de la photographie de rue, son travail reste en partie mal compris ». Il précise : « À la fin des années 1970, il initia un véritable changement de paradigme dans la photographie de rue à tel point que l’image devint un événement contingent en soi et pour soi, et l’artiste, à la fois l’observateur et le protagoniste. Winogrand décéda toutefois avant de pouvoir pleinement réaliser ce potentiel ».
En réunissant des épreuves de trois de ses séries majeures, Joshua Chuang entend démontrer qu’ « à travers le prisme de l’œuvre d’Ethan Levitas, il nous est enfin possible d’appréhender la portée du projet de Winogrand et d’en apercevoir la pleine force ».
Avec le concours de la Fraenkel Gallery (San Francisco) et du Center for Creative Photography (Tucson), l’exposition rassemble une trentaine de tirages de Garry Winogrand et un ensemble de ses planches contact, présenté sous la forme de wallpaper.
Pour les images d’Ethan Levitas, l’exposition a bénéficié de la coopération de la galerie Jean-Kenta Gauthier (Paris).
Radical Relation : le parcours de l’exposition
Le parcours s’articule en trois séquences autour des trois séries d’Ethan Levitas, « Ten-Year Study » (2011), « In Advance of a Broken Arm » (2009-2010) et « Photographs in 3 Acts » (2011-2015).
« Ten-Year Study » et tirages de Winogrand
Il débute par une large salle. Face au spectateur, la série « Ten-Year Study » (2011) est présentée sous la forme d’une frise. Son montage « bord à bord » et en volume est construit autour d’un ressaut central, où le regard résolu d’une femme (Ten-Year Study, #23) accroche l’attention du visiteur dès qu’il pénètre dans l’exposition. L’ensemble est installé sur un podium qui semble vouloir mettre le regardeur et le reste de l’espace à distance.
Pour cette série, Ethan Levitas a photographié des passants aux abords de Ground Zero, dix ans après le 11 septembre. À propos de ce travail, il confie à Rémi Coignet (Une conversation avec Ethan Levitas, le Monde du 3 février 2014) s’être interrogé sur « Comment aborder une réflexion sur ce qui s’est passé à l’automne 2001 ? Comment le faire de manière à reconfigurer la signification des gens dans cet espace ? Comment nous réorienter dans notre propre compréhension de ces événements ? », puis il ajoute : « Cette série est sans doute, parmi mes réalisations, la moins fondée sur une confrontation. Mais lorsque je regarde ces photos, je suis très ému par ce qui a été transformé par l’acte photographique. Il créé cette sensation d’un double être, une chose et une autre tout à la fois. C’est le principe à l’œuvre dans ce travail ».
Face à cette spectaculaire installation, l’exposition présente une trentaine de tirages de Winogrand. La moitié est accrochée classiquement sur les cimaises. Les autres photographies sont présentées, deux à deux et dos à dos, sur sept supports métalliques.
Le contraste entre les deux présentations est frappant. Cette différence de traitement souligne ce qui peut rapprocher mais aussi ce qui distingue les approches de la photographie de rue par les deux artistes.
Si Chuang évoque le projet de réunir les deux œuvres, on comprend pourquoi Levitas dit à Marc Lenot (Lunettes rouges) « qu’il expose à la Grande Halle et qu’il se confronte à Garry Winogrand ».
« In Advance of a Broken Arm »
À droite un passage, on aperçoit une photographie qui montre de l’entrée de la station de métro de Nevins Street à Brooklyn, au-dessus une publicité pour le film Public Enemies. Cette première image de la série In Advance of A Broken Arm (2009-2010) donne accès à un couloir qui longe dans sa largeur la première salle.
D’un côté, douze tirages chromogéniques sont visées sur la cimaise. Chaque photo montre l’instant où Levitas, face à des agents de la police new-yorkaise (NYPD), appuie sur le déclencheur.
En regard, de l’autre côté du couloir, des négatifs dactylographiés où l’on peut lire par exemple : « Photographie de l’agent de police sur le point de m’arrêter à cause de cette photographie. Procès verbal pour incident n°5 ».
Dans ce « défi » face à la police et à l’autorité, Levitas refuse l’idée de considérer son travail comme une performance. Dans sa conversation avec Rémi Coignet, il commence par revenir sur le titre de sa série : « Pour In Advance of a Broken Arm, le premier clin d’œil était fait à Duchamp, avec l’idée de base de changer notre manière de voir, comme il l’a fait en son temps. Changer notre manière de comprendre l’art. Changer la manière dont nous pourrions comprendre la pratique de la street photography. Non pas comme un travail conceptuel, mais comme un travail post-conceptuel : ce n’est pas une idée qui dirige l’œuvre sans égard pour le medium et sa matérialité. C’est le contraire en fait. La spécificité du matériau dirige l’œuvre. Il y a des photos à propos de la photographie, d’autres à travers la photographie, d’autres encore à partir de la photographie ».
Il précise ensuite le sens « politique » de son projet : « Il était stressant et difficile de se déclarer seul et publiquement dissident : de questionner l’autorité et d’employer l’acte photographique comme prise de parole. Pointer son appareil dans ce contexte, sans l’aval des autorités, vaut comme prise de parole. C’est un acte politique car il modifie les termes convenus, acceptés de la relation. Il supprime la place naturelle où chacun devrait se tenir. Le cours “normal” des choses est perturbé : la police qui dit oui ou non, photo ou pas photo. Cette logique habituelle est suspendue par une action très simple et normale : Je suis dans la rue, j’ajuste calmement mon appareil, je prends la photo et puis je note les conséquences. C’est un acte très simple mais les contradictions qu’il implique sont profondes ».
Dans ce dispositif scénographique, aucune confrontation avec le travail de Winogrand est suggérée. On a quelques difficultés à concevoir ce qui peut relier cette série de Levitas à une pratique, ou à une réflexion ou aux images de Winogrand.
« Photographs in 3 Acts » et planches-contact de Winogrand
Ce couloir débouche sur un vaste espace où s’opposent des planches-contact de Winogrand, présentés en wallpaper de grand format et une sélection d’images de la série « Photographs in 3 Acts » qu’ Ethan Levitas a débuté en 2011 et qui est toujours en cours.
Les sept agrandissements des planches contact présentés datent du début des années 60 jusqu’au début des années 80. Le texte de salle rappelle qu’à sa mort Winogrand a laissé plus de 25 000 planches contact dont 6 600 ont été tirées après sa disparition. Bien entendu, on remarque immédiatement les images entourées de rouge qui ont retenu l’attention du photographes.
Toutefois, le texte suggère de regarder ces planches pour y découvrir, sous un nouveau, jour sa pratique photographique : « On y comprend également comme il s’est surpassé – de même qu’il a pu parfois forcer ceux devant son objectif – afin de créer des images toujours nouvelles, découvrant ainsi de nouveaux jeux de relations, « pour voir comment le monde apparaît en photographie« »…
Contrairement à certains, l’exercice ne nous a pas semblé très probant…
À propos de « Photographs in 3 Acts », Ethan Levitas définit dans sa discussion avec Rémi Coignet ce que sont ces trois actes et le sens qu’il leur donne :
« Le premier est de hisser à la main une chambre photographique à plusieurs mètres au-dessus de ma tête, juste devant une caméra de vidéosurveillance, de manière à obstruer son champ de vision. Cet acte reconfigure ce champ de vision et le rematérialise à travers mon propre objectif.
Le deuxième est, par conséquence, une subjectivisation des passants, ce par quoi je veux dire disloquer la place qui leur est attribuée. Pour un instant, ils ne sont plus surveillés. Leur définition en tant que “eux” est changée par mon appareil, par sa seule présence. C’est aussi une déclaration publique que l’on pourrait qualifier de performative. Il s’agit d’une affirmation et d’une démonstration publique qu’il y a une caméra au-dessus de nos têtes. Les gens la voient. Pour la première fois peut-être, tout ceux qui n’avaient jamais remarqué la discrète caméra de surveillance, voient la mienne. D’une certaine manière, je rends un service d’ordre public.
Troisième acte : exposer ce moment sur un film photographique et soustraire cette image du flux de la surveillance. Je pars et je l’emporte avec moi. Cet objet photographique est tout à la fois un enregistrement de l’obstruction et de la reconfiguration que j’opère tout comme de la déclaration et de la démonstration publique que je profère.
Ce film est aussi un objet : quelque chose qui a été là et qui en a été prélevé. Il est le résultat d’une action. Et quelle action ? Un photographe s’est posté au coin d’une rue, a pointé sa caméra et appuyé sur le déclencheur. Mais quelle en est la valeur ? Et quel sens peut-il en découler ?
Sa valeur, aussi bien de manière littérale que métaphorique, est un repositionnement du visible et de la photographie elle-même dans l’espace public. C’est ce que j’espère. J’y travaille. C’est un débat intéressant à mener, je trouve. Parler de ce qu’il est possible de faire par l’acte de regarder et quelles en sont les conséquences. C’est ce que je fais ».
Le parcours s’achève par une image de Levitas vide de toute présence humaine où un look ! moqueur semble apostropher la caméra.
Au terme de ce parcours, on peut s’interroger sur les objectifs annoncés par le commissaire. Il n’est pas certain qu’« à travers le prisme de l’œuvre d’Ethan Levitas, il nous [ait été] possible d’appréhender la portée du projet de Winogrand et d’en apercevoir la pleine force ».
On en retiendra une très intéressante exposition du travail d’Ethan Levitas, très bien mis en valeur par un accrochage et une scénographie judicieuse. On oubliera la confrontation avec Winogrand qui nous a semblé assez peu pertinente au moins dans la manière dont elle est ici présentée.
À la question de son inscription dans la tradition de la street photography, celle de Walker Evans ou de Winogrand voici ce que Levitas répondait à Rémi Coignet.
« Je considère tout à fait que je viens de là. Telle est ma pratique. Je ne sais pas comment elle s’intègre à cette histoire. C’est à d’autres de le décider. J’ai passé beaucoup de temps à rechercher un vocabulaire critique à même d’exprimer ce qu’ils ont fait –ce qu’ils faisaient, quand ils le faisaient– mais aussi là où je vais, quand, et en quelle direction. Trouver un lexique pour ces questions a été aussi difficile que décevant.
Il y a beaucoup de manques dans le discours tenu au sujet de la street photography. Il a été très difficile pour la plupart d’identifier ce que “faisaient” vraiment ces grands photographes de rue au travers de leur pratique d’observation. Pour moi-même, j’ai recherché un vocabulaire contemporain qui puisse venir combler ces vides. Cela me permet de situer mes œuvres précisément. Mais c’est une lutte. Donc une œuvre est une œuvre mais en parler est tout autre chose.
Je conçois les choses suivantes, comme étant au cœur de la street photography (…) Le fait que la photo soit elle-même l’événement, d’abord. Il ne s’agit pas de voir mais de regarder. Et regarder, en soi, est une intervention dans une réalité. C’est plus ou moins la création d’une autre réalité, juste en signifiant quelque chose, à travers le medium. Et tout cela est relié à ce qui est à la fois devant et derrière l’objectif, autrement dit aux conditions du regard ».
Cela nous semble plus éclairant que cette « confrontation » ou plutôt cette « Radical Relation »…
Joshua Chuang est un commissaire indépendant et écrivain dont le travail est centré sur la photographie américaine et contemporaine d’après-guerre. Il est conservateur à la Yale University Art Gallery, de2004 à 2014. Il est commissaire de la rétrospective Robert Adams: The Place We Live (2010-2012). En avril 2014, il est nommé conservateur en chef au Center for Creative Photography à Tucson, Arizona. Son contrat n’est pas renouvelé et il quitte ce poste en janvier dernier.
En savoir plus :
Sur le site des Rencontres de la photographie Arles 2016
Sur la page Facebook des Rencontres de la photographie Arles 2016
Le Jeu de Paume a présenté en 2014-2015 une importante rétrospective consacrée à Garry Winogrand. Sur le site du Jeu de Paume, on trouve de nombreuses informations sur photographe américain et en particulier un dossier documentaire téléchargeable et la reproduction d’un texte de Jean Kempf : Winogrand au fil du rasoir.
Garry Winogrand sur le site de la Fraenkel Gallery
Le site d’Ethan Levitas est assez déroutant.
Ethan Levitas sur le site de la galerie Jean-Kenta Gauthier
Ethan Levitas sur le site de la Polka Gallery où l’on trouve Une conversation avec Ethan Levitas publiée dans Le Monde du 3 février 2014 par Rémi Coignet
À lire : « Un mec gonflé (Arles 4) » par Marc Lenot sur le blog Lunettes rouges, « Arles 2016 – Dialogue de photographes de rue : Winogrand vs Levitas » par David Lefevre sur Focus numérique, le dernier paragraphe du compte rendu de Claire Guillot « Rencontres d’Arles : une traversée en dehors des clous » publié dans Le Monde.
Deux vidéos, en anglais : « Conversation avec Adam Broomberg & Oliver Chanarin, Daniel Blaufuks, Ethan Levitas » animée par Rémi Coignet (2014) et « In Practice: Ethan Levitas » par Polka Magazine (2011)