Jusqu’au 25 septembre 2016, le CRAC (Centre Régional d’Art Comptemporain) présente à Sète, Ruines du temps réel, une importante sélection d’œuvre récentes de Yan Pei-Ming.
L’exposition emprunte son titre à un triptyque présenté à la Villa Médicis, le printemps dernier, à l’occasion du 350e anniversaire de l’Académie de France à Rome.
Toutes les toiles exposées à Rome par Yan Pei-Ming et Henri Loyrette sont présentes à Sète. Elles sont complétées par un ensemble d’œuvres (portraits, paysages, peintures d’histoire), sélectionnées par le peintre et Noelle Tissier, directrice du CRAC et commissaire de l’exposition.
On ne présente plus l’artiste franco-chinois, figure internationale et incontournable de la peinture contemporaine. Toutefois, il n’est pas inutile de rappeler qu’en 1988, il était un des premiers artistes invités en résidence à la Villa Saint Clair que Noëlle Tissier créait alors à Sète. En compagnie de Jean-Michel Othoniel et de Philippe Perrin, et grâce à l’opiniâtreté de l’actuelle directrice du CRAC, il investissait un étage de l’ancienne Caserne Vauban, avec un ensemble de peintures murales, Têtes. En attendant un prochain billet sur la récente restauration d’une de ces salles, on conseille la lecture de l’entretien avec Noëlle Tissier que le Curieux des arts a récemment publié. Avec retenue et élégance Yan Pei-Ming souligne l’importance de cette résidence à la Villa Saint Clair pour la suite de sa carrière.
Ruines du temps réel inaugure un ensemble de trois expositions qui marqueront le départ de Noëlle Tissier, fin 2017. Fermant une boucle ouverte, il y a trente ans, elle présentera cet automne une monographie de Johan Creten (résident de la Villa Saint Clair en 1991) et elle quittera le CRAC après une exposition de Jean-Michel Othoniel, l’été prochain.
Une réflexion sur l’histoire de la peinture et l’histoire contemporaine
« Entre portraits, paysages, peintures d’histoire et histoires de peinture », l’exposition est annoncée comme « une réflexion sur l’histoire de la peinture et l’histoire contemporaine ».
À première vue, un tel propos apparaît comme assez ambitieux… Mais on oublie rapidement ce qui pourrait être compris comme présomptueux. Le parcours n’est pas construit sur un discours très organisé ou didactique. L’exposition propose plutôt une déambulation sensible au milieu de grands formats qui évoquent « la tragédie du monde contemporain ». La puissance et la dimension des toiles de Yan Pei-Ming, leur caractère spectaculaire permet au spectateur d’entrer «physiquement» et immédiatement dans sa peinture.
L’accrochage multiplie les confrontations entre la tragédie des événements de l’histoire contemporaine et les citations de chefs-d’œuvre de la peinture baroque (Caravage, Velázquez) ou du cinéma (Pasolini, Rossellini, Fellini)…
« Il s’agit de comprendre la puissance de Caravage et de basculer immédiatement dans l’histoire contemporaine : Aldo Moro, la tentative d’assassinat de Jean-Paul II, les ruines aussi ». (Propos de Yan Pei-Ming reproduit dans plusieurs documents à destination des publics).
Le parcours est construit en grande partie sur les toiles réalisées pour l’exposition Yan Pei-Ming Roma à la Villa Médicis. L’accrochage, qui prend logiquement ses distances avec celui qui avait été imaginé par Ming et Loyrette, perd inévitablement la cohérence du projet romain où la ville et son histoire organisaient l’ensemble. L’exposition sétoise peine parfois à prendre corps… Les juxtapositions avec des toiles plus anciennes laissent ressentir certains décalages dans l’accrochage conçu pour Rome. Toutefois, il faut souligner des rapprochements fulgurants, des perspectives intrigantes ou éclatantes qui méritent sans aucun doute une déambulation dans ces Ruines du temps réel.
Ces quelques remarques sont largement contrebalancées par la liberté laissée au regardeur dans sa perception des toiles de Ming, dans les associations qu’il élaborera, dans le récit qu’il construira ou qu’il ne construira pas. L’exposition traduit une certaine complicité entre l’artiste et la commissaire et en particulier leur retenue dans le discours et la probable volonté partagée de laisser le « regardeur faire le tableau » ou l’exposition…
Les espaces du CRAC et son éclairage un peu froid valorisent parfaitement le travail de Ming et ils offrent un excellent confort au visiteur.
Il faut également signaler, comme toujours au CRAC, la qualité de l’accueil. Des médiateurs sont à la disposition des visiteurs qui souhaitent être accompagnés. Le service des publics propose un livret pour préparer, accompagner ou approfondir la visite. Ce document ainsi qu’un dossier pédagogique et un cahier de découverte pour les enfants sont téléchargeables sur le site du CRAC.
Ruines du temps réel : Un parcours de l’exposition
Caravage, Velázquez et Rome
Au rez-de-chaussée, le parcours débute avec deux toiles inspirées des œuvres du Caravage pour la chapelle Contarelli (La Vocation et Le Martyre de saint Matthieu). Henri Loyrette, commissaire de l’exposition à la Villa Médicis, précise : « Les toiles sont aux dimensions de l’original, chaque personnage, chaque élément du décor à son emplacement exact, au centimètre près; mais elles ont la concentration d’une grisaille et la liberté d’un bozzetto ». On peut regretter que l’accrochage présenté à Rome (rapprochement des quatre toiles inspirées par les œuvres de Saint-Louis des Français et de Sainte Marie du Peuple) n’ait pu être reproduit ici.
Dans la salle suivante, les « Funérailles du Pape, 2015 » font un écho étrange et saisissant avec les quatre variations colorées d’après le Portrait du pape Innocent X de Diego Velázquez ( « Innocent X rouge, vert, gris, outremer,2015)… Figuration d’une image intemporelle du Pape ?
Un regard vers la première salle et la perspective en direction du Martyre de saint Matthieu renvoie-t-elle à l’image d’une Rome « hors du temps » ?
Benazir Bhutto et femmes invisibles
Au fond de cette première enfilade, la figure lumineuse de Benazir Bhutto attire le regard (« Benazir Bhutto, 2012 »). Quel contrepoint l’exposition suggère-t-elle entre l’image du pape et celle de la première femme élue démocratiquement à la direction d’un pays à majorité musulmane ?
Une fois dans la salle, l’évocation de sa disparition dans un attentat-suicide (« Benazir Bhutto (27 December 2007, Rawalpindi), 2012 ») contraste vivement avec une foule de femmes voilées (« Invisible Women, 2011»). Cette mise en opposition provoque un certain malaise… Quel sens donner aujourd’hui à cette toile inspirée par le « Printemps arabe » ?
Caravage, Pasolini, Rossellini… Crucifixion, meurtres et cadavres à Rome
S’il est formellement réussi et conceptuellement pertinent, le rapprochement des toiles d’après Caravage, à Sainte Marie du Peuple, avec des tableaux inspirés par des images de presse et deux scènes de films nous semble un peu moins évocateur…
L’intermède pakistanais ne casse-t-il pas la cohérence du propos romain ?
Les évocations de Caravage font-elles réellement écho à « La découverte du corps d’Aldo Moro, 2015 », à « Jean-Paul II blessé, 2015 » et aux deux scènes extraites de « Rome ville ouverte » de Rossellini et de « Mamma Roma » de Pasolini ?
Autoportrait, guerre, agonie… et macaque du Japon
Dans la salle suivante, quel sens peut-on donner au regard énigmatique de Yan Pei-Ming dans un autoportrait de 2005 devant la bestialité et le désespoir de la guerre qu’évoque son diptyque « No Comment » de 2013 ?
Il se détourne peut-être pour ne pas voir le dernier souffle de Kadhafi (« The last Gasp – October 20th, 2011 »). Le macaque du Japon (« Wild Game : The Way of the Monkey, 2011 ») au regard mystérieux et inquiétant semble comprendre ce qui se joue ici…
Prie-Dieu, médiation et solitude…
Depuis cette avant-dernière salle du rez-de-chaussée, on aperçoit au loin, entre « Prie-Dieu noir » et « Prie-Dieu II » (2014), un tableau intrigant, au sujet indistinct …
Il fait étrangement écho à une « Fontaine de Trevi » (2015) désertée, « écumante et tourmentée, vide de toute présence humaine, sinon celle fantomatique des personnages de la Dolce Vita ». (Henri Loyrette, propos sur l’exposition Yan Pei-Ming, Roma). La toile renvoie aux angoissantes « Ruines du temps réel » (2015), triptyque qui donne son nom à l’exposition.
Que doit-on comprendre de ces ruines, de ce vide et de cette solitude du « Pape François » (2015) ? Est-il épuisé,songeur, effondré ou implorant ? Cette image résonne étrangement avec les quatre portraits d’Innocent X d’après Velázquez… Doit-on voir ces « Ruines du temps réel » comme un présage ?
Nouveau lieu du crime ?
Dans cette salle qui clôt le parcours au rez-de-chaussée, on retiendra l’immense « Paysage international,nouveau lieu du crime » (2013) qui évoque des univers à la Anselm Kiefer…
En face, « Aube noire » (2015), le diptyque qui concluait le parcours à la Villa Médicis : C’est la nuit, une mer sombre se confond avec le ciel, des corps flottent entre deux eaux, une lourde barque bondée vient vers nous… Inutile d’en dire plus ou d’évoquer Géricault et l’histoire de la peinture !
À mesure que l’on s’approche du tableau au sujet indistinct qui intriguait dans la perspective entre les deux Prie-Dieu, on découvre « À l’est d’Éden » (2015) où des prédateurs et leurs proies s’affrontent dans un combat sans merci… Est-on condamné à y voir, comme le suggère le livret d’accompagnement, « une métaphore des combats actuels, liée au récit des origines » ?
Vols furtifs, Other Birds et Black Birds
Quelques mots sur la présentation à l’étage. Deux séries des tableaux aux formats plus réduits opposent des modèles d’avions de guerre (« The Other Bird »,2013) des « oiseaux noirs » parfois perchés sur de sombres barbelés (« Black Birds », 2013).
Pour atteindre ce ciel « inquiétant», on passe sous une « Crucifixion » (2016) aux nuances bleutées, qui semble s’élever dans la lumière froide d’un tube fluorescent isolé. En face, sur le palier, on distingue les formes floues d’un avion furtif « Autre oiseau X » (2013)… Deux formes indécises, illusions, hallucinations, vérités révélées ou armes de guerre ?
Pour en savoir plus :
Sur le site du CRAC
Sur la page Facebook du CRAC
Sur le site de Yan Pei-Ming
Yan Pei-Ming est représenté par la Galerie Massimo De Carlo à Milan et la Galerie Thaddaeus Ropac à Paris
Entretien avec Yan Pei-Ming, à l’occasion de l’intervention « Crucifixion », du 18 mai au 6 novembre 2016, Chapelle du Belvédère supérieur, Vienne
Exposition à la Villa Médicis par Artribune Television