Jusqu’au 6 octobre 2019, le musée Fabre consacre une importante rétrospective à Vincent Bioulès, acteur singulier de la scène artistique contemporaine française.
Une sélection de plus de 200 œuvres illustre le parcours hors norme de cet artiste qui est né, vit et travaille à Montpellier. Vincent Bioulès a toujours entretenu des liens étroits avec le musée Fabre dont il découvre les collections à l’âge de 7 ans.
Suivre Vincent Bioulès sur ses « Chemins de traverse » est une expérience captivante et très enrichissante…
L’exposition, à la fois chronologie et thématique, présente la carrière de l’artiste avec une exceptionnelle lisibilité.
Au-delà de son « retour à la figuration », souvent dépeint comme une rupture, « Chemins de traverse » montre la cohérence de son travail et la permanence de certains sujets, de l’expression de l’espace, de son attention à la couleur et, comme il le dit très bien lui-même, de son « goût de la construction et la lutte interne entre le désir de maîtriser quelque chose qui de l’ordre de l’effusion »…
À l’entrée du musée, dans le hall Buren, une imposante galerie de portraits grandeur nature des acteurs de Supports/Surfaces, peints par Bioulès en 1990 (Série « Je suis, tu es, vous êtes, ils sont ou la leçon de temps et de l’amitié »), accueille le visiteur.
L’exposition débute au premier étage, par les salles voûtées auxquelles on accède par l’escalier Leenhardt.
On y rencontre un paysage du Pic Saint Loup aux trois curieux nuages en forme de pierres, dernier tableau, peint il y a quelques mois par Bioulès.
Le parcours s’organise ensuite en huit sections :
- Peindre dans sa propre vérité
- Les dernières avant-gardes 1966-1972
- Ce qu’il y a de plus compromettant…
- La série des Places, la ville comme décors d’opéra
- Habiter la peinture
- Carnets de voyage
- Le portrait : Basculer de l’instant dans l’éternité
- Le paysage, cette joie fondatrice
L’exposition est complétée par un ensemble de portraits en pied et quelques natures mortes présentées à l’Hôtel de Cabrières-Sabatierd’Espeyran.
L’accrochage remarquablement conçu sert parfaitement le propos.
Le parcours est rythmé par des jeux de perspectives toujours pertinents, mais aussi par la succession de larges espaces ouverts aux murs blancs et de salles plus intimes aux cimaises colorées.
Les œuvres graphiques qui ponctuent le parcours (carnets de dessin, études, esquisses, pochades…) enrichissent notablement le discours de « Chemins de traverse ».
Comme toujours au musée Fabre, l’éclairage est parfait. Dans la dernière section – « Le paysage, cette joie fondatrice » – il utilise avec bonheur la lumière naturelle zénithale pour offrir un moment à la fois spectaculaire et jubilatoire.
Avec simplicité et rigueur, les textes de salles donnent au visiteur les repères nécessaires pour qu’il s’approprie sans difficulté le propos de l’exposition et comprendre le parcours singulier de Vincent Bioulès.
Remarquable commissariat de Michel Hilaire et Stanislas Colodiet en collaboration avec Florence Hudowicz.
Scénographie sobre et pertinente de Maud Martinot. Création graphique de Xavier Morlet.
On espère que le catalogue annoncé aux éditions Chauveau sera à la hauteur de cette magistrale rétrospective. On devrait y trouver des essais de Michel Hilaire, Stanislas Colodiet, Pierre Wat, Romain Mathieu et Florence Hudowicz.
La lecture du journal de Vincent Bioulès – « Journal (1972-2018), « Dieu, les autres, les femmes, la peinture, la vie enfin » » – publié par les éditions Méridianes offre un complément particulièrement intéressant à l’exposition.
Ci-dessous, un compte rendu photographique accompagné des textes de salle. Il sera prochainement complété par des commentaires de Vincent Bioulès et des commissaires enregistrés lors de la visite de presse.
En savoir plus :
Sur le site du musée Fabre
L’artiste est souvent présenté comme l’inventeur du nom du groupe Supports/Surfaces. C’est un fait que l’on pourrait qualifier d’anecdotique si l’on compare la brièveté de sa participation à cette aventure (entre août 1970 et avril 1972) à l’ampleur de sa carrière et à son impressionnante productivité. Artiste du paradoxe, il a donc été radicalement abstrait en même temps qu’il est l’un des derniers peintres dont l’œil et la main enregistrent et restituent avec habileté la subtilité de la vision. La volonté de produire un art anonyme, collectif et révolutionnaire revendiqué par les groupes Supports/Surfaces et ABC Productions auxquels il participe, contraste avec la majorité de la carrière du peintre, menée en marge des groupes et des tendances.
Son parcours est le fruit d’une interrogation sur les rapports entre le réel et la peinture. La fenêtre — utilisée depuis la Renaissance comme une métaphore du tableau — est un motif dont la récurrence témoigne de la permanence de ce questionnement. Elle représente également le souvenir nostalgique des années passées :
« au fond de mes souvenirs de tout jeune peintre, je m’éveille dans la clameur des cigales, face au rectangle jaune, immuable, éblouissant, d’autres fenêtres, dans d’autres maisons, à la campagne, à Saint-Tropez, où je découvris pour la première fois au musée de l’Annonciade toute cette peinture française qui me plut si fort. »
L’œuvre de Bioulès se situe ainsi à la croisée entre l’histoire de la peinture et le récit intime. Elle est à la fois traversée par les espoirs de l’avant-garde, les grandes thématiques picturales (le paysage, le nu, le portrait) et par le plaisir d’un seul homme.
Cette exposition espère révéler l’œuvre foisonnant d’un peintre dont six décennies de création n’épuisent en rien le mystère de la peinture.
Vincent Bioulès fait des études à la Faculté de Lettres de Montpellier et à l’École des beaux-arts dirigée par Camille Descossy, où il est inscrit entre 1957 et 1960.
Il y fait la rencontre de jeunes peintres qui deviendront des compagnons de route tout au long de la décennie suivante : Jean Azémard, Daniel Dezeuze, François Rouan, Claude Viallat. Bioulès peint alors des natures mortes ou des vues d’atelier influencées par Cézanne, Vuillard ou encore Bonnard. Il exécute également des marines à Palavas et à Saint-Tropez, où il passe une partie de ses étés, inscrivant le paysage et le travail sur le motif au cœur de sa pratique.
Au début des années 1960, arrivé à Paris, il se présente au concours du Prix de Rome à trois reprises : en 1961, 1962 et 1963. La première année il obtient un Premier Second Grand Prix avec le tableau Le Mariage du ciel et de la terre. Pierre Buraglio et Michel Parmentier sont également candidats et noueront une amitié solide avec Bioulès.
La découverte de l’art informel — notamment la peinture de Jean Fautrier — puis de l’abstraction américaine, le conduit à redéfinir sa technique et ses formats. En 1966, il visite la Biennale de Venise où il est impressionné par les travaux d’Ellsworth Kelly et de Helen Frankenthaler. Il adopte ensuite le format monumental, dit « américain », qu’il peint all over, les compositions semblant n’avoir ni centre ni limite.
En avril 1965, il peint le Marronnier en fleurs.
« En peignant ce tableau, je ressentirai physiquement, presque sous la force d’un frisson solennel, le fait de peindre dans ma propre vérité, de l’accepter, de lui donner accès » se souviendra-t-il.
On trouve dans cette composition les données caractéristiques de sa peinture : lyrisme de la couleur, sensation de l’espace, et stylisation du motif.
L’exposition Impact organisée l’été 1966 à Céret, à l’initiative du critique Jacques Lepage et de l’artiste Claude Viallat, marque le début d’une série de manifestations collectives qui associent de jeunes artistes dans un esprit à la fois révolutionnaire et iconoclaste.
Vincent Bioulès y présente Volley Ball, une peinture à la laque glycérophtalique influencée par l’abstraction américaine.
Quelques années plus tard, il fonde le groupe ABC Productions avec Tjeerd Alkema, Jean Azémard et Alain Clément. La rhétorique marxiste du groupe accompagne un enthousiasme débordant et une volonté d’exposer en dehors des circuits traditionnels de diffusion, marchands et institutionnels, de l’art.
En juillet 1969, ils participent à la fête du Parti communiste à lssanka – où Bioulès présente une toile dans un arbre – puis exposent à nouveau en plein air avec le peintre Patrice Vermeille dans le Square de Palavas à Montpellier.
Au mois de mai 1970, les quatre membres du groupe réunissent cent artistes dans la ville de Montpellier dans une manifestation publique internationale. L’été suivant, ils participent aux rencontres de Coaraze organisées par Lepage.
Parallèlement à cette réflexion sur la diffusion de l’art, Bioulès s’inscrit dans une tendance émergente de la peinture qui associe réflexion critique et abstraction théorique.
Au cours d’un dîner chez Claude Viallat, il propose un nom de groupe qui sera utilisé entre 1970 et 1972 : Supports/Surfaces. Il pratique alors une abstraction radicale : « La surface ne sera plus composée, hiérarchisée, la couleur n’y sera que distribuée d’une manière régulière et déterminée à l’avance, c’est-à-dire de façon systématique » écrit-il.
À partir de la fin des années 1970, Vincent Bioulès peint de grandes compositions figuratives, prenant ainsi le contrepied des positions iconoclastes du groupe Supports/Surfaces dont il s’éloigne à partir du printemps 1972. Le parti pris en faveur de la figure humaine révèle la position singulière qu’il décide alors d’occuper dans le paysage de la création contemporaine.
Le dessin d’après modèle vivant est au cœur de l’enseignement qu’il dispense d’abord à l’École des beaux-arts d’Aix-en-Provence où il enseigne depuis 1967, puis à l’École de Nîmes qu’il rejoint en 1982. C’est à la faveur de ce second poste qu’il se consacre lui-même intensément à la pratique du dessin dont découlent plusieurs séries de portraits grandeur nature : les portraits d’étudiantes, les membres du groupe Supports/Surfaces (présentés dans le musée, Hall Buren) et les Nues qui connaissent un franc succès lors de leur présentation au musée de Saint-Étienne en 1992.
Le choix de la figure est pensé comme une confrontation avec la réalité, préférée à l’esthétique abstraite et à la théorie militante. La peinture est assumée dans son rôle primaire d’image, véritable incarnation du modèle. Le corps des femmes est traité avec un réalisme cru tandis qu’elles s’inscrivent dans un environnement abstrait.
Cette appréhension directe de la nudité à laquelle le regard ne peut échapper comporte une part de provocation, elle renvoie le public à sa position de regardeur, de voyeur, et peut-être aussi au désir du peintre.
« Actuellement, je peins des nus. Et je pense que c’est ce qu’il y a de plus compromettant » confie Bioulès en 1990.
La série des Places d’Aix, débutée en 1976, marque le retour à la figuration de Vincent Bioulès qui s’affirmera dès lors comme un paysagiste hors pair. Alors qu’il enseigne à l’École des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence, il prend pour sujet la place de l’hôtel de ville qu’il décline dans une série de tableaux aux formats monumentaux, peints avec alacrité.
La liberté retrouvée par l’artiste, dont l’activité est désormais indépendante de tout groupe, est vécue comme une épiphanie. La sensualité des grandes compositions colorées est tributaire de la peinture de Henri Matisse que Bioulès admire avec ferveur.
L’espace pictural oscille entre la surface du tableau et l’illusion de la tridimensionnalité. Bioulès articule des aplats colorés avec des effets de profondeur obtenus par le dessin et des jeux de matière, une tension que l’on ressent également dans les dernières compositions abstraites.
La série devient alors une méthode de travail et un dispositif d’exposition. La répétition à partir d’un motif permet de libérer le geste et de démultiplier les possibilités à partir de l’idée d’un seul et même tableau ; tandis que l’observation des compositions rassemblées induit une forme de musicalité. Les Places d’Aix sont présentées pour la première fois au musée Fabre en 1977, puis à la galerie Daniel Templon l’année suivante.
Cette première série relie Bioulès à un souvenir d’enfance : la découverte de l’opéra Don Giovanni en compagnie de son père au début des années 1950, au théâtre de l’archevêché à Aix-en-Provence. Tout au long de sa carrière, il renouvellera le thème du paysage urbain, en prenant pour sujet d’autres places des villes méditerranéennes transformées en décor d’opéra.
« Notre nouvelle maison s’ouvrait sur un jardin, sur une allée de cyprès à l’italienne, sur d’amples marronniers qui, l’été venant, font l’ombre noire et presque angoissante. Par les fenêtres de la salle à manger, le soir, on peut voir le soleil tomber entre les cyprès. Le ciel est soit peuplé de grands nuages dramatiques, soit de cuivre fourbi, étincelant, soit d’un rose glacé où s’avance, dès les premiers jours de février, l’amandier aux pieds nus » écrit Vincent Bioulès au sujet de la maison où il emménage en 1973, toujours à Montpellier.
La série des Intérieurs est l’une des plus poétiques, à travers celle-ci l’artiste livre au spectateur une part de son intimité.
Elle commence à la fin des années 1970, ce qui correspond à la rencontre avec le peintre Jean Hugo, installé au mas de Fourques, à Lunel.
Les scènes domestiques sont complétées par des vues du jardin de l’artiste où se mêlent le rêve, le souvenir et le quotidien dans une veine qui rappelle parfois le réalisme magique du maître de Fourques.
La représentation de la maison de l’artiste lui permet de revenir sur certains thèmes qui lui sont chers : la fenêtre et les marronniers, sujets fondateurs au milieu des années 1960. Le premier pose la question de la frontière entre peinture et réalité ; il est redoublé par le motif du miroir qui renvoie non plus vers ce qui se situe au-delà de la peinture mais, cette fois, au-devant. Enfin, on distingue plusieurs références à la pratique musicale qui fait partie de la culture de l’artiste.
« Je ne sais pas bien à vrai dire où, dans ma propre vie, commence la peinture, où cesse ce qu’il est convenu d’appeler la réalité » confie Bioulès au sujet de ses Intérieurs.
Vincent Bioulès ne se déplace jamais sans emporter dans sa poche un carnet. Généralement de petit format, il lui permet de croquer au crayon les instantanés d’un paysage ou d’une scène du monde extérieur. Lorsqu’il est en voyage, ou lors de séjours prolongés hors de chez lui, il prend souvent son coffret d’aquarelle et peut saisir les couleurs observées, avec la liberté qu’offrent cette technique et l’état d’esprit propre au temps du voyage.
La sélection de carnets ici présentée, ainsi que les montages de feuillets détachés par l’artiste, rappellent la diversité des nombreux voyages qu’il a accomplis, et qui l’ont nourri, entre 1976 et 2017. Des gratte-ciels de New York aux pyramides d’Égypte, des temples grecs aux chalets suisses, de l’Italie inépuisable à l’Afrique plurielle, Vincent Bioulès a rapporté des dessins dont le trait vif et la palette infinie des couleurs, variant selon les lieux, font partager le plaisir et les sensations de l’artiste.
Vincent Bioulès s’inscrit à travers cette pratique dans la tradition des peintres et écrivains voyageurs, qui s’est développée au XVIIIe siècle. Comme eux il rend compte des impressions et des réflexions que les voyages stimulent, qu’ils creusent une distance salutaire avec le monde familier ou bien qu’ils y ramènent, avec un plaisir et un regard renouvelés.
« Le visage que le peintre a sous les yeux bouge, change, est envahi par une multiplicité de sentiments contradictoires qui le déforment, le font voyager… En le saisissant sous les effets de ce tumulte ou de cette paix, il l’arrache aux effets de la durée, il le restitue à sa vocation première. Il bascule avec lui de l’Instant dans l’Éternité en montrant l’unicité absolue de l’être qui est devant lui, et exprime ainsi au modèle et au spectateur l’extraordinaire dévotion que mérite tout être et la reconnaissance profonde que nous devons avoir pour ce modèle tel qu’il est. » (Vincent Bioulès)
À partir de la fin des années 1980, la pratique du dessin et du portrait joue un rôle de plus en plus important dans l’œuvre de Bioulès. Le travail d’après modèle vivant est envisagé comme une épreuve de vérité : il s’agit d’en saisir à la fois les traits et la psychologie. À la frontière entre la rencontre et la confrontation, chaque tableau est vécu comme une expérience quasi initiatique. Le peintre s’imagine à la fois en être sensible et attentif au modèle, et à la fois en démiurge capable de choisir les traits qui immortaliseront sa présence.
L’ensemble des portraits présentés permet de saisir la complémentarité entre le dessin et la peinture. Il témoigne également des différents degrés de stylisation avec lesquels Bioulès choisit de représenter ses modèles. Il fait parfois le choix d’un dessin austère emprunté aux primitifs italiens, ou peut-être à Bernard Buffet, ou encore d’un style proche de l’univers de la bande dessinée, comme dans les grands fusains exécutés à la fin des années 1990.
« Le paysage, je dois rester fidèle à cet antique désir, à ce désir, à cette joie fondatrice. C’est mon seul rendez-vous, le seul lieu, le seul espace où je puis exister. Et c’est cette nécessité profonde, absolue qui donnera naissance à ce langage où mon élan, d’abord incontrôlé, trouvera une forme qui ne permettra plus d’en douter. » (Vincent Bioulès)
L’œuvre de Bioulès est multiple, son développement est rythmé par des rebonds inattendus. Plus on en approfondit l’exploration, plus sa cohérence semble échapper. Il existe pourtant une thématique qui embrasse cette diversité : le paysage.
Bioulès est le peintre d’une géographie à la fois intime et méditerranéenne. Il revient incessamment sur trois lieux dont la physionomie donne corps à la peinture qu’il réinvente à leur contact : le port de Carnon, l’étang de l’Or et le pic Saint Loup. La stylisation de ces motifs devient le prétexte à des variations infinies : la digue du port, la ligne d’horizon qui sépare le ciel des étangs ou encore le profil élancé du Pic.
Il faut y ajouter les lieux de villégiature de l’artiste : d’abord le Var – Saint-Tropez et le domaine de Méaulx -, puis les environs du château de Laubert en Lozère – un refuge pour le peintre et sa peinture – ou encore ses résidences artistiques à Marseille et Céret.
Au fil des années, ces lieux sont étudiés à travers le prisme de l’étude sur le motif (carnets de croquis, aquarelles, pochades) et de la composition en atelier.
Le résultat est parfois saisissant par ses qualités quasi-photographiques, alors qu’il est ailleurs empreint d’une atmosphère rêveuse et magique.
À chaque fois, c’est le sentiment de l’espace qui domine, le vertige de l’immensité ici exprimé, rejoint la couleur sublimée des compositions abstraites, all over.