Pour son exposition estivale, le Musée de Lodève nous invite à découvrir ou à re-découvrir, Albert Gleizes et Jean Metzinger, acteurs majeurs dans la propagation du cubisme en France et à l’étranger.
Dès 1912, ils signèrent « Du Cubisme », le premier ouvrage théorique à propos de ce mouvement. Pour fêter le centenaire de sa publication, le Musée de Lodève s’est associé à L’Adresse Musée de la Poste pour rendre hommage à ses auteurs.
L’exposition Gleizes-Metzinger, du cubisme et après a été présentée au musée parisien pendant l’été 2012.
Au Musée de Lodève, l’exposition, enrichie de nouvelles œuvres issues de collections privées et publiques, propose 80 tableaux et dessins, des documents et des films, jusqu’au 3 novembre 2013.
Le propos est de montrer comment se constitue, vers 1912, un groupe important dans l’histoire du cubisme autour de ces deux hommes.
Il s’agit aussi de présenter la personnalité de ces deux peintres, ce qui les rapproche, mais également de montrer leurs divergences.
L’exposition occupe le premier étage de l’Hôtel de Fleury et son parcours se déroule en trois sections principales.
Gleizes et Metzinger avant 1911
La sélection des œuvres présentée dans la première salle donne un aperçu du travail des deux peintres avant leur basculement dans le cubisme. Elle montre clairement que leur cheminement est différent. En effet, tout semble en apparence opposer Gleizes et Metzinger…
Albert Gleizes commence à peindre en autodidacte, autour de 1901. Il réalise des paysages aux environs de Courbevoie, fortement inspiré par l’impressionnisme notamment Monet, Sisley et Pissarro qu’il voit chez Durand-Ruel (Péniches sur la Seine, 1901 – Paysage, 1903).
Il s’en éloigne assez rapidement. Par la pratique du dessin, il entreprend une démarche plus synthétique (l’Écluse de Suresnes – Paris, les quais, 1908). Il participe à l’aventure de l’ « Abbaye de Créteil », petit clan littéraire regroupé autour d’une imprimerie artisanale.
À l’exemple de Le Fauconnier qu’il rencontre en 1909, il adopte un style plus analytique où il décompose les formes en facettes. Sa palette se réduit et s’assourdit avec essentiellement des bruns et des verts (René Arcos, 1910 et Portrait de Robert Gleizes, 1910). En 1910, il rencontre Jean Metzinger, Robert Delaunay et Fernand Léger dans l’atelier de Le Fauconnier.
Jean Metzinger étudie la peinture dans une académie nantaise. Dès 1903, à Paris, il expose des œuvres néo-impressionnistes et fauves au salon des indépendants et dans les galeries dont celle de Berthe Weil en compagnie de Dufy, puis de Robert Delaunay.
Ses toiles néo-impressionnistes sont marqué par une touche très rectangulaire presque cubique et une palette très lumineuse (Paysage bleu , 1906-1907 et Falaises de Longues, 1906). Son tableau fauve Paysage coloré aux oiseaux aquatiques, 1906-1907 montre une proximité avec le monde du Douanier Rousseau.
Grâce à Max Jacob et à Apollinaire, il rencontre Picasso et de Braque au Bateau-Lavoir. En 1908, il expose avec Braque, Sonia Delaunay, Derain, Dufy, Herbin, Pascin et Picasso.
En 1910, il rencontre Albert Gleizes.
Deux dessins, de chaque côté de la cimaise qui sépare la salle, montrent la « convergence » des deux artistes en 1911 et leur basculement dans le cubisme. D’un côté Paysage de Sablé d’Albert Gleizes, de l’autre une étude pour le portrait de Guillaume Apollinaire de Jean Metzinger. Les deux œuvres sont conservées au Centre Pompidou.
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Le groupe de Puteaux et la Section d’or
Cette deuxième section occupe plusieurs salles de l’exposition. Elle tente de montrer à la fois le rôle que Gleizes et Metzinger ont joué dans le mouvement et de rendre compte de la diversité des propositions des artistes qui s’en réclament ou qui y sont rattachés.
Au début des années 1910, le travail de Braque et de Picasso reste peu connu du public. « Protégés » par le marchand Daniel Henri Kahnweiler qui leur a proposé un contrat d’exclusivité, les œuvres ne sont visibles que par un petit nombre d’amateurs et de collectionneurs triés sur le volet qui sont invités à pousser la porte de la galerie de la rue de Vignon. Braque et Picasso n’expose donc pas dans les salons. Par contre, Metzinger et Gleizes présentent leurs premières oeuvres cubistes au Salon des Indépendants ou au Salon d’Automne de 1910, mais dans les salles distinctes. C’est peut-être dans l’atelier parisien de Le Fauconnier, rue Visconti, en compagnie de Delaunay et de Léger que s’échafaude le projet d’investir la commission de placement du Salon des Indépendants de 1911 afin d’exposer ensemble. Dans la « salle 41 », le public et la presse découvrent le cubisme comme mouvement. Gleizes et Metzinger y exposent plusieurs toiles avec Léger, Delaunay, Le Fauconnier, Lhote et La Fresnay. Le scandale éclate inévitablement. Les deux hommes n’hésitent pas à prendre la plume pour répondre aux critiques hostiles de la presse[1]. Ce premier scandale est suivi par ceux de la salle VIII du Salon d’Automne en 1911, des salles 17 à 20 des Indépendants de 1912, la salle XI du Salon d’Automne de 1912[2].
À la même période, le groupe de Puteaux animé par les frères Duchamp (Jacques Villon, Raymond Duchamp-Villon et Marcel Duchamp) est fréquenté par Kupka, Léger et Picabia. Il se réunit pour des pique-niques le dimanche, jouer aux échecs et débattre de théories mathématiques et en particulier de géométrie non euclidienne, de la quatrième dimension et de ses conséquences sur la peinture. On y évoque aussi la symbolique des nombres, de proportions et de la section d’or dans la philosophie antique ou chez Léonard de Vinci. Metzinger y introduit Gleizes. Un autre cercle auquel participe les deux artistes rcle se réunit régulièrement à la Closerie des Lialmasion0.ésentent leurs premières ouevres cubistes se réunit régulièrement à la Closerie des Lilas.
Ces échanges nourrissent très certainement la rédaction par Gleizes et Metzinger d’un ouvrage théorique consacré au mouvement Du « Cubisme » à l’automne 1912. Ce traité essaye d’expliquer à un public plus large les raisons pour lesquelles des peintres se sont lancés dans l’aventure d’une autre peinture[3]. L’ouvrage est rapidement traduit en allemand et en russe.
Le 9 octobre 1912 s’ouvre à la galerie de La Boétie une exposition La Section d’or, « l’exposition d’une génération » selon Gleizes. Elle présente 185 œuvres de 31 artistes, manifestation de la vitalité et de la diversité d’un mouvement cubiste face aux peintres de la rue Vignon, mais aussi des futuristes exposés chez Berheimen février[4].
En 1920 une deuxième exposition de la Section d’or est présentée. Gleizes est à l’initiative, mais Metzinger en est absent. Braque y participe ainsi que des peintres russes comme Larionov et Gontcharova. Même si cette exposition est présentée à travers l’Europe (Bruxelles, Amsterdam, Rome, Genève), elle marque en partie la fin du mouvement.
La dernière exposition de 1925 à la galerie Vavin-Raspail se présente comme une rétrospective qui annonce l’entrée du cubisme dans l’histoire.
Les salles de cette section présentent des productions de Gleizes et Metzinger dont une édition de Du « Cubisme », mais aussi des œuvres d’artistes qui ont présenté des œuvres aux expositions de la Section d’or : Archipenko, Duchamp-Villon, Herbin, Kupka, La Fresnaye, Le Fauconnier, Lhote, Marcoussis, Survage, Valensi, Villon…
De Gleizes, on remarque en particulier Moissonneurs, 1912 une toile contemporaine et de même sujet que le Dépiquages des moissons qui était présenté à la Section d’or de 1912. Ce tableau n’était pas présenté à Paris.
De Le Fauconnier, on note un portait du poète Cattiaux daté de 1910 à la palette très terreuse et d’André Lhote un paysage de 1912, tableau exposé uniquement à Lodève.
Parmi les œuvres de cette section, présentée uniquement à Lodève, on peut signaler :
– de Mertzinger un remarquable Cycliste au vélodrome d’hiver, 1913-1914,
– d’Herbin un portrait de sa femme daté de 1912,
– une très belle nature morte au damier de Marcoussis prêtée par le Centre Pompidou et un portait à la pointe sèche du même auteur (Gaby,1912),
– une intéressante composition cubiste de Roger de la Fresnay, datée de 1914,
– deux estampes de Jacques Villon prêtées par la BnF (Portrait de jeune femme, 1913 et Monsieur D. lisant, 1913)
– deux lithographies de Delaunay un peu plus tardives ( La Tour, 1925 et Fenêtre sur la ville, 1925).
On remarque également de Léopold Survage, L’Oiseau, 1915, une composition cubiste d’Herbin datée de 1919 et en très belle sculpture Archipenko Torse plat, 1914.
Un espace documentaire présente des films, des poèmes, de la musique et écrits évoquant la diversité des moyens d’expression du cubisme qui ne peut être réduit à la peinture et à la sculpture. La découverte du film Rigadin peintre cubiste de Georges Monca ne doit pas être manquée !
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Gleizes et Metzinger après 1914
Cette troisième section de l’exposition montre les trajectoires prises par chacun des deux artistes après 1914.
En 1914, la guerre disperse les différents acteurs du cubisme. Certains partent au front d’autres sont réformés.
Mobilisé à Toul, Gleizes est réformé en 1915. Après son mariage avec Juliette Roche, fille d’un ministre de la III° république, il part pour New York. Son mariage le met à l’abri des soucis financiers. La ville lui inspire de nombreuses œuvres qui tendent vers l’abstraction.
Metzinger est mobilisé comme infirmier à Sainte Menehould. Malade, il rentre à Paris et recommence à peindre. Léonce Rosenberg devient son galeriste dès 1916.
Lorsque la guerre se termine, la scène cubiste est bouleversée. Le retour à l’ordre s’impose pour presque tous les artistes. Gleizes et Metzinger prennent des voies très différentes.
Pendant la guerre Metzinger produit des œuvres dans lesquelles rien de ne semble laissé au hasard et où le respect de la règle d’or est rigoureux (Paysage à la fenêtre ouverte, 1915). Aux plans colorés sont associés quelques éléments figuratifs qui font allusion au sujet. Sa palette aux couleurs vives et franches et la présence d’aplats noirs rythment ses compositions (Soldat jouant aux échecs, 1916 ; Le Village, avril 1918). Il introduit parfois des éléments décoratifs (Femme à la dentelle, 1916 ; La tricoteuse, 1919).
Metzinger prend peu à peu ses distances avec le cubisme. Dès 1922, il amorce un retour à la figuration. Il réalise une série d’œuvres qui relèvent parfois encore de la géométrie mais dans lesquelles il mêle des esthétiques différentes, fleuretant quelquefois avec un surréalisme à la De Chirico (Tête verte et cristal de roche, 1927 ; Améthyste et coquillage,1927 ; Le miroir, 1930-1936)
Dans les années 1940-50, probablement sous la pression des marchands, il revient à un cubisme, se pastichant lui-même et rendant parfois difficile la datation des ses œuvres (Femme nue à la lettre, 1946 ; La robe verte, 1950-1953 ; Paysage cubiste, 1947-1950).
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Dès 1915, Gleizes réalise quelques peintures non figuratives qui intègrent déjà des plans verticaux et obliques, glissants les uns sur les autres avec des mouvements circulaires (Portrait d’un médecin militaire, 1914-1915 ; La Parisienne (Juliette Roche), 1915 ; Portrait de Jacques Nayral, 1915).
Il développe ensuite ce système basé sur le rythme, la rotation et la translation de plans.
Du séjour à New York, l’exposition présente Perspective (Port), 1917 où les plages noires et blaches reforcent la dynamique des plans colorés. Dans cette toile, Gleizes multiplie les techniques, en particulier l’emploi de sable.
En 1920, il réalise des séries en utilisant de larges aplats colorés. Translations et rotations rythment la composition. Il soumet clairement la figure à la forme (Deux nus, 1920).
Il poursuit dans cette direction jusqu’au début des années 50 et exécute des compositions entièrement abstraites (Écuyère, 1920-1923 ; Arabesque (composition bleu,blanc, violet),1952).
Gleizes travaille sur plusieurs projets monumentaux (exposition universelle de 1937) et en 1938, il reçoit avec Jacques Villon la commande d’une décoration murale pour le Conservatoire des Arts et Métiers qui restera à l’état de projet.
En 1941, il se convertit au catholicisme. Il réalise alors des œuvres où l’on perçoit des éléments iconographiques à caractère religieux (Maternité glorieuse, 1935). Il exécute aussi des Supports de contemplation, série de peintures abstraites de grandes dimensions à vocation spirituelle.
L’exposition s’achève avec ses illustrations des Pensées de Pascal auxquelles Gleizes consacre deux années de sa vie. Il réalise 57 eaux fortes. Quatre gravures et l’ouvrage terminent le parcours de visite.
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La sélection des œuvres présentées dans la première et la troisième section sert avec pertinence le propos de l’exposition.
Pour la deuxième section, on regrettera peut-être une présence trop réduite d’œuvres de Metzinger contemporaines du premier salon de la Section d’or. Mais à l’inverse, la présentation des Moissonneurs, 1912 évoque avec à propos l’exposition du Dépiquages des moissons qui était présenté à la Section d’or de 1912.
Les textes de salles sont clairs et permettent une compréhension aisée du discours de l’exposition.
La scénographie reste sobre, mais on peut regretter l’emploi d’un jeu de couleurs un peu violent pour distinguer les différentes sections. Le vert « pomme » utilisé pour les cartels et les textes de la première section et que l’on retrouve sur l’affiche et la couverture du catalogue ne nous semble pas très heureux… On avait déjà remarqué cette teinte «criarde» sur les cimaises de l’exposition Valtat, à l’aube du fauvisme,en 2011. Mais on nous objectera que les goûts et les couleurs…
L’accrochage lors de la transition entre les deux dernières sections et par conséquent celui de la troisième section nous semble plus problématique. En effet, le début de la dernière salle se présente comme un carrefour où se côtoient, la fin du propos de la section consacrée de la Section d’or avec une sélection de gravures et de sculptures, la fin de la présentation du travail de Metzinger après 1914 qui commence dans une salle contiguë. Le risque de confusion et d’incompréhension est important pour un visiteur dont l’attention peut légitimement être moins soutenu à ce stade du parcours.
Dernière remarque, à la fin de la première salle, les deux dessins prêtés par le CNAM qui sont supposés illustrer la rencontre des deux hommes et leur convergence dans une perspective cubiste de leur peinture, auraient mérité d’être présentés l’un à côté de l’autre plutôt de se retrouver « opposés » dos à dos, de part et d’autre d’une petite cimaise qui sépare cette salle…
Commissariat à Lodève : Ivonne Papin-Drastik, conservateur du patrimoine, directrice du musée de Lodève.
Catalogue bilingue (français – anglais) en coédition avec l’école nationale des Beaux-Arts de Paris.
En savoir plus :
Sur le site du musée de Lodève
À propos d’Albert Gleizes :
Sur le site de la fondation Albert Gleizes
Page Wikipédia
Sur le site du Centre Pompidou
Sur le site de Peter Brook (en)
À propos de Jean Metzinger :
Page Wikipédia
Sur le site du Centre Pompidou
[1] Voir l’article Un tandem Cubiste de Christian Briend dans le catalogue page 29 et 30.
[2] Voir l’article La Section d’or, fortune du cubisme 1912-1925 de Sylvain AMIC paru dans La Rencontre, revue des Amis du musée Fabre en décembre 2000. Ce texte est disponible sur le site web philogora.org à cette adresse : http://www.philagora.org/musee-fabre-montpellier/cubisme.htm
[3] Voir l’article Du « Cubisme » Les début du « modernisme » par Peter Brooke dans le catalogue page 17 à 26.
[4] Sur les exposition de la Section d’or, voir le catalogue de l’exposition présentée en 2000 et 2001 au musée de Châteauroux et au musée Fabre de Montpellier (Éditions Cercle d’Art).