Après Robert Combas, le Carré Sainte-Anne accueille, jusqu’au 30 novembre prochain, Abdelkader Benchamma. L’artiste y présente « Le soleil comme une plaque d’argent mat », une exposition spécialement conçue pour Sainte-Anne, pour laquelle il déclarait : « Je veux transformer Sainte-Anne, je veux jouer avec les proportions, briser la linéarité des cloisons ».
Dès que l’on pénètre dans Sainte-Anne, on sent qu’il se passe quelque chose. L’installation de Benchamma transforme effectivement le lieu, mais sans heurts. Elle s’intègre sans effraction dans l’édifice. Ses dessins, qui apparaissent comme des fresques, construisent un décor singulier qui immerge le visiteur dans un univers fascinant, indéfini qui s’évade…
L’exposition imaginée par Abdelkader Benchamma pour Sainte-Anne est le résultat d’un long processus. Avec Numa Hambursin, commissaire de l’exposition, il a multiplié les échanges. Au cours de l’été, ses visites du lieu se sont enchaînées, et dans un atelier de l’École des Beaux-Arts, de minutieux dessins au feutre prenaient forme… Les croquis préparatoires se sont accumulés…
Enfin, deux semaines avant le vernissage, Abdelkader Benchamma s’est installé dans l’ancienne église, pour réaliser, In Situ, les ensembles muraux qu’il nous présente.
L’artiste raconte qu’il a très rapidement ressenti une résonance assez naturelle entre son travail et le lieu, au climat particulier et propice à une certaine rêverie…
L’enjeu, pour lui, était surtout une question de monstration. Que montrer et comment le montrer. Comment présenter du dessin dans un tel volume ? Comment ne pas être écrasé par le lieu, sans le nier. Comment contourner certaines de ses contraintes et en particulier le cloisonnement de ses cimaises…
Pour s’approprier Sainte Anne, Abdelkader Benchamma a choisi d’installer une cloison au milieu de la nef. En partie déchiquetée, il lui a donné un aspect qui évoque un relief escarpé… En laissant apparente sa structure interne, il évite l’illusion, pourtant si présente dans le décor de Sainte-Anne. Cet élément scénographique est un peu à l’image de son univers graphique… Évident, mais insaisissable, il intrigue et inquiète un peu…
Pour casser la linéarité et rompre la rythme répétitif des cloisons, Benchamma a produit, In Situ, des ensembles qui se développent sur plusieurs murs. Ces dessins qui flirtent avec la fresque, le récit et la BD sont réalisés à l’encre, au fusain, au stylo parfois directement sur le mur, parfois sur du papier collé sur les cimaises. L’éclairage utilise avec justesse des tubes fluorescents équipés de déflecteurs. Ils offrent une lumière diffuse et homogène sur l’ensemble des murs qui participe au projet de « briser la linéarité des cloisons » et met particulièrement en valeur le travail d’Abdelkader Benchamma.
Il y a dans cette installation un côté performatif qui met le visiteur dans une situation d’immersion, tout en lui laissant la possibilité de s’en évader facilement… Son univers est assez difficile à définir et à décrire… Il suscite des sensations qui paraissent familières, des « souvenirs », des « visions » propres à chaque regardeur, mais qui semble inexorablement s’échapper…
Abdelkader Benchamma parle de son travail comme l’évocation d’un ensemble de flux insaisissables, de matières fascinantes, à l’état changeant… Il nous parle de mondes qui pourraient être dans l’infiniment grand, comme dans le microscopique dans lesquels les choses bougent, glissent, coulent, s’évaporent…
Les titres de ces « fresques » évoquent ces mondes fluides et indécis : Flux, structures, contraintes et décors, Nuages et Le réel comme autant de plan vibrant.
En direction du chœur, Benchamma a exécuté, à l’encre, directement sur le mur, une large et fascinante composition intitulée Charge. Elle serait inspirée par un document Décharge électrique au travers de plaques photographiques, 1897… d’après William George Armstrong, puissant industriel anglais du XIXe siècle, dont la maison de Cragside, près de Newcastle, fut la première au monde à être éclairée avec de lampes électriques à incandescence… On retrouve bien ici le sens du récit, mais aussi la représentation du moment instable et impalpable qui caractérise son travail… et un éclair qui évoque la case de BD.
On remarque à la périphérie de cette œuvre, des matières fluides qui semblent se figer… ou bien des éléments solides qui sont en train de fondre… Ce qui est fascinant, c’est le rapprochement formel que ces matières « stratifiées » permettent de faire avec Paréidolie #2, un dessin minutieux, exécuté In Situ, avec des marqueurs noirs, sur papier.
Installée à droite du chœur, au fond du collatéral, ce dessin apparaît comme un véritable attracteur, magnétique et mystérieux… Cette œuvre répond à Paréidolie #1, accroché à l’opposé, sous le buffet d’orgue. Il y a une étrange conversation entre ces deux dessins, qui apparaissent comme deux pulsars opposés dans l’axe du bâtiment…
Abdelkader Benchamma confie que Paréidolie aurait pu être le titre de cette exposition s’il n’avait pas été choisi pour le salon du dessin contemporain de Marseille, il y a quelques semaines. Ce mot dont Wikipédia donne la définition suivante « Paréidolie (du grec ancien para-, « à côté de », et eidôlon, diminutif d’eidos, « apparence, forme ») est une sorte d’illusion d’optique qui consiste à associer un stimulus visuel informe et ambigu à un élément clair et identifiable, souvent une forme humaine ou animale », illustre assez bien la nature du travail de Benchamma.
Ces deux Paréidolie sont des œuvres méticuleuses dans lesquelles le geste est effacé par le recouvrement des multiples traits de feutres noirs. Elles évoquent des plaques de marbre, tout comme les quatre feuilles intitulées Rorschach in Marble X que l’on peut voir dans le collatéral de gauche.
Les « couleurs » et les « nuances » qui apparaissent sont produites par le séchage des encres noires dont la composition est différente selon les feutres utilisés… Illusion à nouveau !
Ces œuvres minutieuses, ciselées pendant de longues heures, pourraient être perçues comme opposées aux traits nerveux, enlevés et jetés des « fresques » à l’encre et au fusain qui vibrent, glissent et s’écoulent sur les murs de Sainte-Anne…
Cependant, malgré les apparences, on y trouve aussi, cette notion d’instabilité chère à l’artiste, avec l’évocation des transformations métamorphiques, lentes et continues, qui sont à l’origine de la formation des marbres…
Abdelkader Benchamma s’amuse aussi à jouer avec le décor de Sainte-Anne. Il rapproche l’illusion du marbre de ses Pareidolies et Rorschach avec les faux marbres des piliers de l’église. Les effets de trompe l’œil des « découpes » circulaires dans Flux, structures, contraintes et décors jouent avec les taches de couleurs que projette la lumière du soleil à travers les vitraux… Le Soleil comme une plaque d’argent mat…
L’installation est complétée par un ensemble très intéressant de travaux, réalisés entre 2004 et 2014, rassemblés sous le titre Répertoire de Phénomènes. Ces œuvres sont issues de la collection de l’artiste ou ont été prêtées par la Galerie chantiersBoîteNoire à Montpellier et la Galerie du Jour à Paris.
À ne pas manquer !
En savoir plus :
Sur la page du Carré Sainte-Anne sur le site de la Ville de Montpellier
Sur la page Facebook du Carré Sainte-Anne
Sur la page Facebook d’Abdelkader Benchamma
Sur le site de la Galerie Chantiers BoîteNoire
Abdelkader Benchamma sur les sites de la Galerie du jour Agnès B, adngaleria (Barcelone), Gallery Isabelle Van Den Eynde (Dubai), FL Gallery (Milan) et de Galerie Saint-Séverin (Paris).
Repères Biographiques :
Né en 1975 à Mazamet
Vit et travaille à Montpellier et Mexico.
Expositions personnelles (sélection)
2015
Abdelkader Benchamma – Commission Wall Drawing, The Drawing Center, New York
2014
Simulacrum – galerie agnès b., New York
2013
Le Rayon bleu – galerie chantiersBoîteNoire, Montpellier
Le Soleil comme une plaque d’argent – galerie Saint Séverin, Paris ; commissariat : Daria de Beauvais
Chromophobia – galerie Isabelle van den Eynde, Dubaï
Abdelkader Benchamma – galerie Federico Luger, Milan
The Invention of the Cave – galerie agnès b., Hong Kong
2012
Corrupted Theories – galerie Isabelle van den Eynde, Dubaï
2011
Le signal faible – ADN Galería, Barcelone
Bruits de Fond – Frueshorge Contemporary, Berlin
Dark Matter – galerie du jour agnès b., Paris
La ligne de base du hasard – galerie chantiersBoîteNoire, Montpellier
2010
Abdelkader Benchamma – Salon du dessin contemporain, Paris /ADN Galería
2009
The Apparent Stability of Things – galerie chantiersBoîteNoire, Montpellier
All This Masses Are Just Pieces From The Same…– galerie Federico Luger, Milan
2008
Même les choses invisibles se cachent. Part 2 – CAC, Istres
Même les choses invisibles se cachent. Part 1 – ADN Galería, Barcelone
Abdelkader Benchamma – Centre d’art contemporain La Galerie, Vitry-sur-Seine
2007
Abdelkader Benchamma – galerie du jour agnès b., Paris
They Think That Once They Are Here, It Will Be …– galerie agnès b., Hong Kong
2005
Incidents (Invisibles) – Project Room, galerie du jour agnès b., Paris
Présentation par Numa Hambursin, commissaire de l’exposition
Le Soleil comme une plaque d’argent mat . En écho évanoui à ce titre mystérieux, les dessins d’Abdelkader Benchamma agissent sur nous en un paradoxe troublant. La grande précision du trait, la virtuosité presque déconcertante de l’artiste, le jeu de mouvement cohérent entre une composition envisagée de loin puis perçue dans ses détails, engendrent finalement des formes, des sujets, des univers que nous peinons à décrire, que nous ne parvenons jamais à définir, insaisissables, qui nous glissent entre les mots lorsque nous tentons de nous les approprier. Ils ne sont pas abstraits pour cette première raison, ils ne sont pas figuratifs pour la seconde. L’impression de flux, de transformation à l’œuvre, alors même qu’ils sont achevés, crée un sentiment non de malaise ou de flottement ivre que l’on pourrait craindre en tel cas, mais bien d’émerveillement halluciné et pourtant éclairant, lumineux, évident.
L’exposition conçue par Abdelkader Benchamma pour Sainte-Anne est le fruit d’une longue réflexion de l’artiste sur les contours de son œuvre et d’une méditation sur sa résonnance dans un lieu comme celui-ci. Elle y éprouve, à travers une pratique apparemment unique et contraignante, le dessin, la grande diversité des inventions formelles et des effets que seules l’imagination et la liberté peuvent délivrer quel que soit leur mode d’expression. Les dessins sont éphémères – à même le mur – ou pérennes, un papier, une toile, immenses ou précieux, jetés et intuitifs à la manière de drippings ou ciselés avec obsession pendant de longues journées. Ils sont un condensé de la palette d’un Benchamma, qui explore apparemment sans limites les possibilités de la seule encre noire. L’installation, elle aussi dessinée, offre au Carré Sainte-Anne une théâtralisation à laquelle aucun artiste n’avait encore songé.
Commissariat : Numa Hambursin
Entretien avec Abdelkader Benchamma – Les Carnets Obliques de Toma Dutter (2012)