Aaron Siskind – Une autre réalité photographique

Jusqu’au 22 février 2015, Le Pavillon Populaire présente à Montpellier Aaron Siskind – Une autre réalité photographique. Cette remarquable exposition, conçue par Gilles Mora, rend compte avec intelligence de l’itinéraire de Siskind, de sa complexité, mais aussi de sa cohérence. Avec  près de deux cent cinquante tirages originaux et de nombreux inédits, il montre avec talent que si l’œuvre est exigeante, sa réputation intellectualiste et élitiste est très exagérée. Au contraire, elle est, par bien des aspects, chaleureuse, sensible et quelquefois sensuelle.

On connaît les excellentes conditions d’exposition offerte par le Pavillon Populaire. Le parcours de l’exposition, fluide et très pédagogique, reprend l’articulation du catalogue qui l’accompagne. L’accrochage est particulièrement réussi : les photographies d’une même série sont opportunément regroupées par deux trois ou quatre. Les rapprochements et les enchaînements sont éclairants et servent le propos du commissaire. La scénographie très sobre est au service de l’œuvre présentée. L’éclairage très soigné, n’évite malheureusement pas quelques reflets, en particulier dans les petites salles du rez-de-chaussée.
Les textes de salles (en français et en anglais) donnent les éléments essentiels pour comprendre l’itinéraire du photographe. Complétés par une biographie, ils sont repris dans le livret remis gratuitement au visiteur.
Le catalogue édité par Hazan est remarquable. Les essais de Gilles Mora et les deux textes d’Aaron Siskind sont enrichissants. Les reproductions d’excellente qualité sont accompagnées en annexe par des notices complètes.

Aaron Siskind - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Gilles Mora. Aaron Siskind – Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014

Il faut donc remercier Gilles Mora et son équipe pour l’intérêt et qualité de cette exposition qui devrait combler les passionnés de photographies, comme tous les amateurs d’art. En avant première à Montpellier, Aaron Siskind – Une autre réalité photographique devrait être ensuite présentée aux Etats-Unis.

L’exposition a été réalisée en collaboration avec le Center for Creative Photography de Tuscon, Arizona et avec le soutien de l’Aaron Siskind Foundation, New York.

Les débuts : photographie documentaire et Photo League 1932-1941

La visite commence par les galeries au premier étage du Pavillon Populaire. Les deux longues cimaises rendent compte de l’itinéraire d’Aaron Siskind dans les années 30, de son engagement dans la Photo league et des bases d’une théorie de l’image documentaire qu’il construit avec le Feature Group. Cette première partie montre aussi  l’importance des éléments formels dans ses images, et ce dès le début. En fin de section,  dans ses séries consacrées à l’architecture, ce formalisme s’affirme de plus en plus.

Aaron Siskind - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Aaron Siskind – Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014

Professeur de lettres dans un lycée américain, Aaron Siskind est amateur de poésie et de musique. Au début des années 30, on lui offre un appareil-photo. Après quelques clichés,il décide de rejoindre la Photo League qui propose des cours gratuits aux amateurs. Mouvement très politisé, proche du parti communiste américain, elle forme les photographes dans le but de dénoncer  les causes et les conséquences de la crise du capitalisme. Très vite Siskind devient un pilier du mouvement.
Une série de photographies réalisées à New York City témoigne de cet engagement du photographe.

L’accrochage rend ensuite compte d’un moment essentiel dans l’itinéraire du photographe : la création du Feature Group et le projet Harlem Document. Lassé par les tensions politiques internes de la Photo League, il s’en éloigne un moment, puis y revient pour former le Feature Group, qui pose les base d’une théorie de la photographie documentaire principalement autour du projet Harlem Document, mais aussi d’autres « récits ».  Après une préparation minutieuse, les photographes du groupe travaillent collectivement par séries (rues, églises, cabarets, commerces, chômeurs…). Les images sont discutées au sein de l’équipe. Ces réunion construisent peu à peu une théorie de l’image documentaire, que résume cette citation de Siskind reproduite sur le mur face aux images :

Aaron Siskind - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Aaron Siskind – Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014

L’accrochage est habillement rythmé par des images sans figures, fragments du paysage urbain qui soulignent les préoccupations formelles du photographe.

La deuxième galerie ouvre avec une impression  grand format d’un couple au Savoy Ballroom , puis continue avec plusieurs séries d’images prises dans les music-halls et les cabarets.

Aaron Siskind, Harlem Document (Savoy Ballroom), ver 1935 - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Aaron Siskind, Harlem Document (Savoy Ballroom), ver 1935 – Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014

Une place particulière est donnée à la publication du Harlem Document dans le numéro de Look , daté du 21 avril 1940. Bien entendu,  aucun photographe n’y est crédité. Ces quatre doubles pages seront la seule publication de cette série avant la publication d’un ouvrage dans les années 80.

Aaron Siskind - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Aaron Siskind – Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014

Au milieu des années 30, l’intérêt du photographe pour les sujets architecturaux devient de plus en plus important. Les éléments formels deviennent plus marquants, en particulier dans les séries Tabernacle City et Bucks CountySiskind s’attache fréquemment aux détails ornementaux de l’architecture.

L’exposition montre alors avec pertinence, comment cette recherche formelle s’affirme peu à peu, y compris dans son travail sur Harlem.

Du formalisme à l’abstraction. Années 1940 et 1950

Au rez-de-chaussée, en descendant l’escalier, quatre petites salles sont consacrées aux années 40 et 50, période où le formalisme s’accentue et où se manifeste une certaine forme d’abstraction.

Aaron Siskind - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Aaron Siskind – Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014

Dans « La dramaturgie des objets » (reproduit dans les annexes du catalogue), Aaron Siskind raconte en détail, comment il travaille dans le village de pêcheurs de Gloucester, dans le Massachusetts. « Pour la première fois de ma vie, le sujet en tant que tel n’était plus de première importance. Je me suis trouvé impliqué dans les relations de ces objets, à tel point que faire ces images s’est révélé une expérience personnelle profondément émouvante ».
S’il se détache de l’image documentaire, « elle m’a laissé sur ma faim », il affirme que son travail découle de sa pratique documentaire, de la méthode rigoureuse qu’il a mise au point. Sans aucun trucage, la photo directe de Siskind reste dans le prolongement de l’image documentaire.

Aaron Siskind, Gloucester 1H, 1944 - Aaron Siskind Foundation
Aaron Siskind, Gloucester 1H, 1944 – Aaron Siskind Foundation

Il présente les images réalisées à Martha’s Vineyard au peintre Barnet Newman qui demande son avis à Adolph Gottlieb. Tous deux reconnaissent  des analogies entre le travail du photographe et leur recherche en peinture.  De 1947 à 51, Siskind expose plusieurs fois à l’Egan Gallery, un des lieux de la nouvelle peinture new-yorkaise. Il tisse des liens d’amitié avec Willem De Kooning et Franz Kline.

L’accrochage montre l’évolution de son travail, l’importance des relations qu’il entretient avec les peintres de l’expressionnisme abstrait, mais aussi son intérêt pour Arp, Miro, et le surréalisme.
La circulation dans ces petits espaces ne permet pas toujours une perception évidente de la chronologie des images. Par contre, cette section, très dense, montre clairement, comment Siskind remplace « l’espace à trois dimensions du réel par celui, bidimensionnel, du tirage photographique… où se mêlent tensions formelles et intrusions de l’inconscient». Les repères spatiaux et dimensionnels sont généralement absents de ces œuvres, à de rares exceptions où  le photographe offre quelques repères au regardeur.

Gilles Mora raconte que Siskind aimait dire qu’il n’avait aucune originalité, qu’il était nourri de nombreuses images vues, de textes lus et que ses photos n’étaient que condensations de cette accumulation. Charles Traub résumera un plus tard cette idée par cette formule évidente :  « je suis des milliers d’images ».

Aaron Siskind, Bill Lipkind 33,1960 - Aaron Siskind - Une autre réalité photographique, Pavillon Populaire, Montpellier, 2014
Aaron Siskind, Bill Lipkind 33,1960 – Aaron Siskind Foundation

L’époque de Chicago : expérimentations, 1947 -1971

La visite se poursuit ensuite dans l’espace central du Pavillon Populaire. Avec quelques réticences sur l’expérimentation photographique, Aaron Siskind finit par rejoindre l’équipe d’enseignants de l’Institute of Design de Chicago, héritier du New Bauhaus de Moholy-Nagy. Il y forme une nouvelle génération de photographe, jusqu’à sa retraite, en 1971.

Cette section débute par une très intéressante sélection de ses travaux expérimentaux, mais, dans lesquels il reste toujours fidèle à la straight photography, sans aucune manipulation.

L’exposition s’attarde ensuite sur le Louis Sullivan Project, dans lequel Siskind reprend les concepts  et les méthodes de la photographie documentaire, développés dans les années 30. Il demande à ses étudiants de photographier  les bâtiments construits par Adler et Sulivan à la fin du XIXe et au début du XXe siècle à Chicago.

Un pan de mur complet est consacré à un ensemble d’images réalisées par Siskind pendant ce projet (1952-54), complété par des photographies qui évoquent la transformation de la ville dans les années 50 et 60. Toutes ces images, jamais montrées, sont des tirages originaux réalisés par Siskind.  Cette sélection met particulièrement en évidence la continuité et la cohérence dans son travail.

De cette période, riche en expérimentation, Gilles Mora offre une place particulière à sa série la plus connue, Pleasures et Terros of Levitation, 1956-61.

Les voyages, 1960-1980

La sélection proposée sous ce titre rassemble des images qu’il réalise au cours de ses voyages, en appliquant sa vision photographique. Regroupées par pays et villes visités , l’accrochage propose  au visiteur de découvrir les relations entre ces images que Siskind appelait « conversations ».

Parmi ces dialogues, on repère l’image très graphique d’une veste et d’une chemise (Mexico 55, 1982) en conversation avec le reste d’une affiche sur un pan de mur parisien (Paris 79,1977), évocation du plastron d’un smoking et des soirées mondaines… Cette étonnante photographie illustre la couverture du catalogue.

Aaron Siskind, Paris 79, 1977 - Aaron Siskind Foundation

Plusieurs de ces images, dont une série sur New York n’avait jamais été montrées. La section se termine avec des photos extraites de Tar Abstracts réalisées en collaboration avec Charles Traub.

L’« Hommage à Franz Kline » 1972-1975

Le parcours s’achève dans une petite salle qui évoque l’amitié entre le photographe et ce peintre emblématique de l’expressionnisme abstrait. En 1958, Kline dédie un tableau à son ami photographe (Siskind, 1958), conservé au Detroit Institute of Arts. À Mexico, le photographe remarque des coups de pinceaux sur un mur qui lui rappelle son ami.

Dix ans après la mort de Kline, Siskind entreprend, pendant quatre ans et dans six lieux différents, une série de photographies de pans de murs qui deviennent un hommage à Franz Kline. L’exposition présente cinq de ces images émouvantes et qui résument l’esprit photographique de Siskind.
Elles offrent une très belle sortie pour cette exposition qui fera date, face à un autoportrait du photographe.

En savoir plus :
Sur la page du Pavillon Populaire du site de la Ville de Montpellier.
Sur la page Facebook du Pavillon Populaire.
Interview de Gilles Mora sur le site Arte.TV.Info
Sur le site de l’Aaron Siskind Foundation, New York
Aaron Siskind
sur le site de la Bruce Silverstein Gallery
Aaron Siskind sur le site de Etherton Gallery
Aaron Siskind dans les collections de l’Art Institute of Chicago
Aaron Siskind dans les collections du MoMA

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer