Jusqu’au 17 mai prochain, le Musée Cantini présente un nouvel accrochage de ses collections d’art moderne. Les espaces du rez-de-chaussée proposent une intéressante sélection d’œuvres qui illustrent différentes tendances de l’abstraction, dans la deuxième moitié du XXème siècle.
À quelques exceptions, l’accrochage respecte une progression chronologique. La nature des espaces, la hauteur des cimaises, dans la galerie, et dans la vaste salle au centre du parcours, ont inévitablement imposé l’accrochage de certaines œuvres. Les rapprochements qui ont pu être réalisés sont, dans l’ensemble, plutôt réussis d’un point de vue esthétique. Cependant, ils peuvent parfois conduire à quelques confusions.
Une partie des œuvres présentées sont brièvement commentées dans le livret de visite disponible gratuitement à l’entrée du musée. Il s’agit des notices extraites du « Guide des collections », publié en 2013. On regrette l’absence d’autres outils d’accompagnement de la visite, et surtout d’un site internet digne de ce nom qui offre au visiteur des informations complémentaires pour préparer et enrichir sa visite. Si la collection du musée est gérée informatiquement, elle n’est malheureusement pas consultable en ligne, comme celles de nombreux autres musées et centre d’art contemporains…
L’exposition fait une large place aux œuvres du groupe japonais Gutaï. En effet, les 17 toiles de ces artistes représentent la moitié de l’ensemble proposé dans les espaces du rez-de-chaussée. Si le texte d’introduction, à l’entrée du musée, n’insiste pas particulièrement sur ce mouvement, on aurait aimé avoir plus d’informations sur ce groupe dans le parcours de visite. Nous devons ici remercier l’équipe scientifique du musée pour son accueil chaleureux et les réponses précises qu’il a fournies à nos interrogations.
Souhaitons aux musées de la ville de Marseille une rapide évolution de leur offre numérique sur l’internet et les réseaux.
Dans la galerie : De Hantaï et Byren à Zack et Marfaing, en passant par Gutaï, divers aspects de l’abstraction lyrique et de l’art informel dans les années 1950-1960.
Le parcours débute par cinq œuvres verticales, de format similaire. Une toile de la période « gestuelle » de Simon Hantaï (Sans Titre, 1956) fait face à un tableau de Camille Bryen (Catharsigne, 1954). Ils illustrent le passage d’artistes proches du surréalisme vers une abstraction lyrique européenne et une peinture gestuelle au début des années 1950.
Sans dialogue très sensible, le Camille Bryen côtoie, l’Épave, 1971, une œuvre lumineuse et tardive d’Árpád Szenes, qui formait avec Maria Elena Vieira da Silva un couple marquant du paysage abstrait et de la non-figuration.
En face, le musée a choisi d’accrocher une œuvre rarement montrée, Composition, mai 1967 d’André Marfaing. Parfois qualifié avec Soulage et Hartung de « broyeur de noir », Marfaing est assez représentatif de l’art informel, ce concept formulé au début des années 50 par le critique Michel Tapié de Céleyran.
Commence ensuite l’importante séquence consacrée aux œuvres du groupe japonais Gutaï dont le Musée Cantini conserve une des plus importantes collections publiques françaises. L’histoire de cette collection, et en partie celle de Gutaï, est fortement liée à la personnalité de Michel Tapié.
La création et les premières années du groupe sont assez bien documentées. On lira la notice d’Olivier Cousinou, extraite du guide des collections, dans le livret de visite disponible à l’entrée du musée.
Gutai.com, un site personnel, réalisé par Rena Kano, Michel Batlle est particulièrement riche sur les premières années de Gutaï ; on y trouvera un ensemble de documents passionnants, dont plusieurs sont issus du catalogue de l’exposition « Japon des avant-gardes » au Centre Pompidou, en 1986-1987.
Plusieurs musées américains se sont intéressés au mouvement Gutaï, en 2013, et en particulier le Guggenheim de New York, avec Gutai: Splendid Playground, une remarquable rétrospective. Pour accompagner cette exposition, le musée new-yorkais a mis en ligne un site internet que l’on ne manquera pas de consulter.
À l’occasion de cette actualité américaine, le magazine Connaissance des Arts avait demandé à Germain Viatte de présenter ce mouvement. Un lien vers cette interview est disponible en cliquant sur l’image ci-dessous.
Les œuvres du groupe Gutaï sont entrées dans les collections du Musée Cantini à l’époque où Germain Viatte assurait la direction des musées de Marseille. Viatte avait assuré le commissariat général pour « Japon des avant-gardes », en 1986-987. C’est à l’occasion de « Japon Art vivant », au Centre de la Vieille Charité à Marseille, en 1987, qu’il présente les œuvres récemment acquises auprès de la Galerie Stadler, dont Michel Tapié était le conseiller. Dans le catalogue de l’exposition marseillaise, Germain Viatte indique que ces toiles recueillies par Tapié témoignent « de deux moments de son intérêt pour Gutaï : autour de son premier voyage en 1957, et alors que le groupe est constitué depuis dix ans, élargi, se présentait, pour la première fois en France, à la galerie Stadler à Paris, en 1965 ».
Cette collection est donc logiquement le reflet de l’action de Tapié sur le mouvement. Elle ne rend pas compte de l’étourdissante créativité de ces artistes entre 1955 et 1957 (lire le texte de Yoshihara Jirō à propos de l’exposition de 1956 ).
Dans le catalogue « Japon des avant-gardes », Alfred Pacquement signe un article « Gutai : l’extraordinaire intuition » où il montre l’originalité de Gutaï. Cependant, il souligne aussi : « Lorsqu’en août 1957, Michel Tapié arrive au Japon, Gutaï a déjà donné le meilleur de lui-même. Le renouvellement des idées commence quelque peu à s’épuiser et le terrain est donc mûr pour une orientation différente et moins expérimentale. L’art informel séduisait Gutai qui était parfaitement au fait de son existence avant de rencontrer Tapié. (…)[il] apporte un regard extérieur, d’autant mieux accueilli qu’en dépit de tous ses efforts Gutaï reste considéré au Japon comme un groupe provincial peu crédible en tant que moteur de l’avant-garde. (…)Tapié va contribuer à provoquer une direction strictement picturale des recherches. Outre qu’elle rejoint ses intérêts propres, celle-ci permet transport des œuvres et par là exportation et vente ». (…)Ce sera hélas aux dépens de l’originalité plastique. Gutaï rentre dans le rang et s’aligne sur l’esthétique internationale en vogue.(…) Gutaï n’apparaît que comme la version japonaise de cette aventure, rien de plus. Pendant quinze ans, Gutaï va continuer d’exister en recrutant nombre de jeunes artistes qui tenteront avec plus ou moins de bonheur de prolonger l’état d’esprit de la première période ».
Eric Mézil, citant abondamment le texte d’ Alfred Pacquement affirmait dans son essai pour le catalogue de l’exposition Gutaï au Jeu de Paume, en 1999 : « Si cette rencontre confirme la notoriété mondiale du groupe, le mal est fait : Tapié oriente sensiblement les créations vers un aspect simplement formel et pictural. Le groupe n’en sortira pas indemne, même s’il faut noter son extrême longévité ».
L’accrochage débute par une peinture de Shiraga Kazuo, Monochrome B, 1953. Exécutée un an avant la création du groupe, elle appartient aux premières peintures abstraites que Shiraga réalise au couteau entre 1951 et 1953. Son rapprochement avec les toiles de Simon Hantaï et de Camille Bryen montre que Shiraga Kazuo et ses amis du groupe Zéro (Murakami Saburô, Kanayama Akira et Tanaka Atsuko) regardent les avant-gardes occidentales et en particulier l’abstraction lyrique européenne.
En 1955, le groupe Zéro rejoint Gutaï qui avait été fondé en août 1954 sous l’impulsion de Yoshihara Jirō . La deuxième exposition de Gutaï, en 1956, reste par les nombreuses performances qui marquent l’histoire du groupe et en particulier celle de Shiraga travaillant son tas de boue.
Dans un texte de 1956, reproduit sur le site de Michel Batlle (L’Acte même Kôi Koso), Shiraga Kazuo raconte la transformation de sa pratique, en 1954 : « Lorsque découvrant ma vraie nature, je me suis décidé à me débarrasser de tous les uniformes existants pour me mettre nu, (…) j’ai troqué mon couteau contre un morceau de bois que j’ai rejeté par impatience. J’ai essayé à main nue, avec les doigts de la main, Puis, persuadé qu’il fallait aller toujours plus avant, j’avançais toujours plus loin et, en avançant, j’ai trouvé les pieds. C’était bien ça! Peindre avec les pieds…»
On regrette l’absence dans l’accrochage de Tenkensei Ritlhitasaï, une toile de Shiraga Kazuo réalisée en 1959. On déplore aussi l’absence des tableaux de Yoshihara Jirō (peinture, 1958) et de Tanaka Atsuko (Peinture, 1962), actuellemnt en prêt.
Pour voir, une œuvre de Shiraga Kazuo peinte avec les pieds, il faut parcourir la totalité des espaces du rez-de-chaussée et atteindre la dernière salle de l’exposition. Exécutée le 24 janvier 1987, dans la chapelle de la Vieille Charité, pendant l’exposition « Japon art vivant », cette toile, donnée par l’artiste, en 1988, est accompagnée par une vidéo tournée pendant la performance de Shiraga Kazuo. On comprend mal l’intérêt d’avoir présenté cette œuvre en fin de parcours, isolée des autres toiles de Gutaï. La vidéo peut difficilement servir d’excuse… Il n’était pas très difficile de présenter celle-ci avec un moniteur de petite taille, équipé d’une paire d’écouteurs comme c’est actuellement le cas dans l’exposition Warhol au [mac] et comme ce fut le cas pour l’exposition César, en 2013.
La galerie enchaîne ensuite un ensemble très homogène de tableaux exécutés très majoritairement, en 1965, et présentés par la galerie Stadler à Paris, la même année. L’accrochage cherche à construire des rapprochements et des conversations esthétiques entre les œuvres.
À gauche, on note la présence de Maekawa Tsuyoshi, (Sans titre, 1965), Shūj Mukai (Sans titre, 1965), Masanobu Masatoshi (Sans titre, 1965), Matsutani Takesada (Sans titre, 1965), Yamazaki Tsuruko (Sans titre, 1965), Ukita Yōzō (Sans titre, 1965), Tsubouchi Teruyuki (Sans titre, 1965) et Yoshida Toshio (Sans titre, 1965).
Sur le droite, l’accrochage présente successivement les toiles de Kanayama Akira (Peinture, 1964), Shimamoto Shōzō (Sans titre, 1965), Motonaga Sadamasa (Peinture, 1961), Sumi Yasuo (Sans titre, 1965), Uemae Chiyū (Sans titre, 1965) et Murakami Saburō (Sans titre, 1965).
Cette présentation est complétée par deux œuvres européennes, sans relation directe avec Gutaï : La jeune fille, 1969 de Pierre Dmitrienko, et une huile sur toile, jamais exposée, de Léon Zack (Sans titre, 1961) qui vient dialoguer avec une œuvre de Murakami Saburō (Sans titre, 1965).
Grands formats et les années 1970
Dans la grande salle, on trouve naturellement les plus grands formats de cette sélection. Les œuvres des années 1970 sont ici majoritaires.
Sur la gauche, deux œuvres d’ Antoni Tàpies (Rectangles, 1976 et Paille pressée, 1969) encadrent un Raoul Ubac (Terre brûlée II, 1970), relief à base de résines amalgamées. Ces œuvres témoignent du matiérisme de certains courants de l’abstraction.
Une toile de Shirley Jaffe (Sans titre, 1972), entrée dans les collection en 2011 et jamais exposée, précède un ensemble d’œuvres issues des collection du [mac]. Elles occupent le mur du fond de cet espace. Une huile sur toile tressée (Moire, 1969-1971) et une gouache sur papier tressé (Tressage, 1967) de François Rouan accompagnent une Tabula de Simon Hantaï (Tabula, 1980). On retrouve dans ces œuvres le goût pour la couleur, l’économie de moyens et le refus des virtuosités, cher à Jean Fournier et à sa galerie.
À droite, la palette se réduit jusqu’au noir et blanc, avec un dialogue très réussi entre deux œuvres : une très grande huile de peintre grec Mario Prassinos de sa série consacrée à son grand-père (Prétextat 67-1, 1967) et l’eau-forte imprimée en trois lès de papier marouflés sur toile de Pierre Alechinsky (L’Aveuglette, 1974).
Dans ce vaste espace, l’accroche se termine avec T 1986-R 45, 1986 de Hans Hartung, un grand format caractéristique des dernières années du peintre où il revient à l’usage du pistolet pulvérisateur, déjà utilisé dans les années 1960.
Pour finir : Riopelle, Dubuffet et Shiraga
La dernière salle du parcours rassemble trois œuvres sans relations historiques, mais leur réunion forme un ensemble « décoratif » agréable…
Le tableau de Jean-Paul Riopelle (Crépusculaire, 1953) aurait certainement trouvé une place auprès du Hantaï et du Bryen présentés au début du parcours. On a déjà dit que la présentation du grand Shiraga Kazuo (Sans titre, 24 janvier 1987) aurait mérité un rapprochement avec les toiles du groupe Gutaï.
Quant au Dubuffet (Donnée (H15), 28 avril 1984), n’aurait-il pas pu conclure le parcours, accompagné par les trois autres peintures sur papier, dépôts du Centre Pompidou, qui appartiennent à la série des Non-lieux ?…
Cependant, nous avons tout à fait conscience qu’un accrochage est toujours un équilibre délicat entre les œuvres, l’espace et le visiteur qui construit le lien… Notre interrogation ne serait certainement pas de même nature si le musée offrait en ligne des outils pour enrichir la visite, documenter ses collections et permettre de construire d’autres lectures…
Indépendamment de nos remarques, cette présentation mérite, sans aucun doute, un passage par le Musée Cantini.
Note : La dénomination des artistes japonais utilise l’ordre Nom-Prénom.
En savoir plus :
Sur le site du Musée Cantini
À propos de Gutaï :
Sur le site personnel de Rena Kano et Michel Batlle
Sur le site Gutai: Splendid Playground du Guggenheim de New York