Jusqu’au 6 mars 2015, le musée Fabre présente « Senufo : Art et Identités en Afrique de l’Ouest », une exposition conçue par le Cleveland Museum of Art, où elle a été présentée en début d’année. Dans le cadre du réseau FRAME (French Regional American Museum Exchange), fédération de vingt-six grands musées de France et d’Amérique du nord, ce projet a fait une première étape au Saint Louis Art Museum, avant d’arriver à Montpellier.
À propos de l’exposition, le commissaire Constantin Petridis confie l’origine de ce projet : « en tant que conservateur, je souhaitais depuis longtemps organiser une exposition de grande envergure consacrée à cette tradition artistique d’Afrique occidentale tellement appréciée. Les recherches menées depuis les années 1930 par les anthropologues et les historiens de l’art européens, américains et africains, recelaient la promesse d’offrir au public une idée de la diversité culturelle et de la dimension historique contenues dans le corpus généralement identifié comme senufo. Le projet en question semblait d’autant mieux fondé que les derniers événements totalement dévolus aux arts associés aux Senufo remontent à un quart de siècle, à savoir 1988 à Zurich et 1990 à Berlin.»
L’exposition rassemble un peu plus de 160 objets attribués aux peuples considérés comme Senufo (masques, statues, objets domestiques, photographies…). Généralement datés du XIXe et du XXe siècle, les auteurs sont très rarement identifiés. Ils ont été prêtés par de grandes collections publiques et privées d’Europe et d’Amérique du Nord.
Le parcours s’organise en six étapes. Après une évocation du contexte des premières relations des Européens et des Américains avec les peuples et les objets Senufo, l’exposition revient sur la manière dont ces objets ont été exposés par Goldwater, en 1963 à New York. La troisième partie s’intéresse aux arts associés aux sociétés secrètes du Poro. Le quatrième volet est dédié aux objets liés aux pratiques de divination et de guérison. La section suivante montre une sélection d’objets domestiques des arts dits décoratifs. La dernière partie propose de remettre en cause les frontières du corpus défini comme Senufo (voir compte rendu de visite ci-dessous).
La scénographie reprend celle qui a été conçue à Cleveland, en l’adaptant aux contraintes du musée Fabre. On retrouve la même organisation, les mêmes dispositifs de présentation (plates-formes, podium, vitrines) et le même code couleur. Il faut saluer la qualité de la mise en lumière mise en œuvre par l’équipe technique du musée Fabre.
S’ils permettent de comprendre aisément l’articulation du propos, les textes de salle sont assez succincts. De nombreux cartels sont enrichis par des informations qui offrent la possibilité d’apprécier les objets et d’en comprendre les usages dans la culture Senufo. La lisibilité de ceux qui sont placé à quelques centimètres du sol peut s’avérer difficile pour certains visiteurs.
Un audioguide offre une approche plus contextuelle de l’exposition, enrichies d’entretiens avec des artistes et des spécialistes (non testé – interêt à vérifier).
La seule publication annoncée est l’ouvrage Susan Elizabeth Gagliari, aux Editions 5 continents, on en regrette le prix élevé de 60 euros qui n’en facilite pas l’accès. Signalons qu’il est possible de le consulter dans l’exposition.
Il faut souligner le travail engagé par le musée en direction des enfants et des familles depuis plusieurs expositions. On retrouve ici une « Senufo box », des visites contés et un espace « Senufo en jeu » dans le parcours de visite.
Certains ne manqueront pas de souligner les liens ténus entre cette exposition et les collections du musée Fabre… En effet, le musée ne dispose pas de département d’art premier et il ne conserve pas d’œuvres des avant-gardes du XXe siècle, inspirées des arts africains…
Les mauvais esprits verront dans l’accueil de cette exposition « toute ficelée », l’opportunité de proposer un événement qui devrait assurer, sans beaucoup d’investissement, une bonne fréquentation hivernale… Les très mauvais esprits pourraient même penser que le musée Fabre devrait valoriser avec plus d’ampleur la richesse de ses collections… Il serait alors facile pour l’institution de répondre en renvoyant aux hommages à Colette Richarme et Dominique Papety qui sont prolongés jusqu’au 31 janvier 2016.
Pour autant, faut-il bouder le plaisir de découvrir à Montpellier les superbes objets d’art que montre « Senufo : Art et Identités en Afrique de l’Ouest » ?
Pourquoi ne pas faire crédit à Michel Hilaire, conservateur général du Patrimoine, directeur du musée Fabre, de la volonté du musée « de se renouveler, de s’ouvrir à de nouveaux publics grâce à d’autres formes d’arts que celui émanant d’Europe » ?
Constantin Petridis conservateur des arts africains au musée de Cleveland assure le commissariat de cette exposition. Le propos s’appuie en partie sur les travaux récents de Susan Elizabeth Gagliari, maître de conférences à l’université d’Emory à Atlanta. Les résultats de vingt-deux mois de recherches sur le terrain à l’ouest du Burkina Faso sont rassemblés dans Senufo sans frontières, un ouvrage qu’elle signe aux éditions 5 continents.
En savoir plus :
Sur le site du musée Fabre
Sur la page Facebook du musée Fabre
Sur le site du Cleveland Museum of Art et dans les collections en ligne
Dans les collections du Metropolitan Museum of Art et article de Susan Elizabeth Gagliardi à propos de l’exposition « Senufo Scupture from West Africa », en 1963
Dans les collections du Musée du Quai Branly
Sur le site d’Agnès Pataux
Sur le site de la galerie Olivier Castellano (catalogue Senoufo)
Magazine Tribal Art, numéro 72 en ligne
Compte rendu de visite :
La sculpture Senufo au début du XXe siècle
Cette introduction permet de comprendre que l’Art et les Identités Senufo font référence à un ensemble culturel et linguistique qui se développe sur un territoire à la frontière de la Côte d’Ivoire, du Burkina Faso et du Mali. Si les peuples considérés comme Senufo pratiquent plus d’une douzaine de langues, avec des traditions qui leur sont propres, ils développent aussi des pratiques culturelles communes. Le texte de salle rappelle opportunément que le terme Senufo s’est imposée, dans les années 1930, après les expéditions en Afrique de l’ouest pour étudier et acheter des objets appréciés de collectionneurs comme Helena Rubinstein.
Cette première salle montre aussi l’intérêt de l’art africain chez les artistes des avant-gardes.
Les visages du magnifique Couple de figures en bois, Collection privée, au centre de cet espace, évoquent évidemment certaines figures des Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso. Dans une vitrine, un cartel évoque la ressemblance d’une figure féminine avec celles que collectionnait André Derain et que l’on peut voir sur une photographie de son atelier. Cette proximité entre des artistes des avant-gardes et les collectionneurs d’art africain est plusieurs fois soulignée… Ici, des photographies de Man Ray illustrent un ouvrage de Carl Kjersmeier… Là, une esquisse de Fernand Léger présente un projet le rideau de scène de La Création du monde par les Ballets suédois au Théâtre des Champs-Élysées.
Première exposition Senufo (New York, 1963)
Cette deuxième section revient sur la première exposition Senufo organisée par l’historien de l’art, Robert Goldwater, « Senufo Sculpture from West Africa », en 1963, dans l’ancien Museum of Primitive Art de New York, fondé par Nelson Rockefeller. Goldwater est l’auteur de « Primitivsm and Modern Painting », ouvrage qui s’attardait particulièrement sur l’influence de la sculpture Senufo sur Picasso.
Dans l’exposition historique de 1963, il proposait une approche stylistique de l’Art Senufo, cherchant à identifier des styles, à individualiser des artistes et des ateliers et à distinguer formellement la sculpture Senufo des autres pratiques de l’Afrique de l’ouest. Ce que le projet de Constantin Petridis et les travaux Susan Elizabeth Gagliari tentent de réévaluer en fin de parcours.
Tous les objets présentés dans cette salle ont été montrés par Goldwater, il y a plus de 50 ans. Ils sont présentés dans une scénographie qui rappelle celle proposée par le Museum of Primitive Art.
Parmi les œuvres les plus spectaculaires, on remarque le superbe Casque en bois du Newark Museum qui faisait partie de la collection Helena Rubinstein, deux Figures féminines attribués à un présumé Maître de Folona (Collection privée et Dallas Museum of Art) et deux Figures d’oiseau (Met et collection particulière) représentant un calao à casque, animal majeur de la culture Senufo et des cérémonies d’initiation Poro.
Les arts des sociétés Poro
La troisième partie s’intéresse aux arts associés aux sociétés secrètes d’initiation masculine du Poro. Trois salles sont dédié à cette présentation. On peut reprocher au texte de salle de résumer trop brièvement la nature et l’importance du Poro dans les cultures Senufo. On emprunte quelques lignes au texte d’introduction d’Olivier Castellano pour un catalogue publiée par sa galerie, en 2014 et disponible en ligne :
« Traditionnellement, l’initiation comporte 3 phases d’environ six ans et demi et commence vers l’âge de 7 ans pour se finir autour de 30 ans. Les jeunes rassemblés lors de cette initiation vont tisser, au cours des épreuves et des années, des liens forts entre eux. Il se crée ainsi une solidarité qui dépasse les liens traditionnels de la famille. Cette notion de groupe et d’unité va servir à consolider les rapports entre les hommes du village. L’initiation est délivrée par les anciens au sein d’un bois sacré, le Sinzang, en périphérie du village. Ce bois, strictement interdit aux non initiés, est considéré comme le lieu où réside la divinité Katieleo, la vieille mère du village.
(…) Dans l’esprit Sénoufo, c’est seulement [après la phase ultime d’initiation] que l’initié devient «un homme abouti». Au cours de ces périodes d’initiation qui durent de quelques jours à quelques semaines, les jeunes doivent aussi consacrer de leur temps pour des tâches en faveur des anciens et pour aider aux funérailles.
Cette version traditionnelle du Poro disparait progressivement avec le temps, et actuellement, il se fait souvent sur une seule phase d’initiation et non plus trois. Les jeunes enfants sont réunis sur de courtes périodes au cours de leur enfance et les deux dernières phases sont réunies en une seule de six ans et demi.
Néanmoins, le Poro garde toujours, de nos jours, la même importance aux yeux des Sénoufo car un homme qui n’est pas initié ne sera pas considéré dans la société.
Le Poro est donc le ciment de la société Sénoufo aussi bien au niveau social, politique que culturel.
Les sculptures utilisées à l’occasion des cultes initiatiques du Poro se rapportent souvent directement aux mythes de la création avec des représentations sculptées de Katieleo, du calao ou du couple primordial. Ces objets ont souvent une forte teneur symbolique ».
Ces sculptures sont souvent utilisée à l’occasion de funérailles, en particulier des statues de grandes dimensions que l’on peut voir dans la première salle de cette section, avec plusieurs représentations de Calao, dont celle qui est utilisée comme visuel pour l’exposition (Figure d’oiseau, Collection privée), mais aussi des figures humaines (Figure féminine, Yale University Art Gallery).
Dans la salle suivante, on apprécie un ensemble de masques faciaux, portés à l’occasion de funérailles de membres de la société Poro. Ils représentent des visages de femmes, illustration de l’ancêtre primordial, dieu féminin. Au centre, on remarque un superbe Masque à double face, Collection Laura and James J. Ross.
Un peu plus loin, sur un podium, on découvre des corps de femmes assises qui ornent les cannes trophées, remises aux jeunes initiés du Poro, à l’occasion des concours agricoles. Deux sculptures d’oiseaux en vol sont aussi des ornements de cannes. L’une d’elles porte un petit posé sur l’aile, représentation symbolique de la fertilité et de la solidarité entre générations, une des valeurs fondamentales transmises aux jeunes initiés du Poro.
Une photo d’Anita Glaze, datée de 1970, permet de remettre dans leur contexte ces concours agraires qui interviennent dans l’initiation des jeunes hommes des peuples Senufo.
Dans la troisième salle, on remarque sur une plate-forme un ensemble de masques-heaumes zoomorphes, aux caractères composites (mâchoires de crocodile, cornes d’antilope, dents de phacochères, etc). Pendants masculins des masques faciaux féminins de la salle précédente, ils intervenaient également lors des funérailles. (Masque-heaume, Museum for African Art, New York et Masque-heaume,Collection Guy Laliberté).
En face, on retrouve cette dualité Homme/Femme avec un ensemble de figures dont un rare couple qui a appartenu au marchand Pierre Matisse, aujourd’hui en collection privée. L’usure de la surface laisse supposer une installation fixe de cette paire de figures dans le sanctuaire d’une société Poro.
Le centre de cet espace est occupé par un exceptionnel Masque heaume des collections du Royal Museum for Central Africa de Tervuren. Particulièrement bien préservé, il est accompagné de son costume et de ses accessoires. Sans cornes, il est orné de deux touffes de plumes d’aigle bateleur, plantées sur le museau. Si sa fonction principale était de détecter et de neutraliser sorciers et mauvais sorts, il était également utilisé lors des rites funéraires.
Cette pièce démontre que ce que l’on voit dans les musées ne représente qu’une fraction des objets fonctionnels. L’art Senufo, comme d’autres arts de l’Afrique doivent d’être perçus comme des arts performatifs. C’est la performance qui donne son sens aux pièces exposées, comme l’évoque la photo de mascarade d’Anita Glaze.
Deux parures de tête, l’une issue des collections du musée du Quai Branly, l’autre de celles du Metropolitan Museum of Art complètent cette section consacrée aux objets qui accompagnent les rites des sociétés du Poro.
Les arts de la divination et de la guérison
Changement de couleur sur les cimaises pour indiquer au visiteur qu’il quitte les arts du Poro et entre dans le monde plus intime, plus féminin où s’exercent les arts de la divination et de la guérison.
Les objets exposés sont de taille plus réduite. Certains permettent de signifier le statut du devin, la plupart sont utilisé pour entrer en contact avec les esprits afin de résoudre les problèmes rencontrés par les personnes venues en consultation.
En Côte d’Ivoire, le Sandogo, association principalement féminine, assure un rôle social et spirituel qui entretient la relation avec les esprits des ancêtres et les génies à travers la divination.
Dans cette salle, on remarque un ensemble de pièces en bronze, destinées à la parure du devin. Un Couple de figures (Collection Laura et James J. Ross), en position debout, aurait pu servir à entrer en relation avec les génies. Les deux Figures anthropomorphes composites (bois, tissus, plumes, épines de porc-épic…) ont-elles désigné les criminels et ceux susceptibles de menacer l’harmonie de la société ? (Collection particulière et Collection Holly et David Ross).
Dans les vitrines, on découvre plusieurs personnages féminins en position assise, signe de prestige pour les devins, objets intercesseurs avec le monde des esprits de la nature, les madebele.
Arts domestiques et personnels
Sans rupture scénographique, on passe dans la section suivante. Elle présente une sélection d’objets qui jouent un rôle dans un contexte domestique ou qui sont utilisés comme ornement.
Au centre, deux jarres de terre cuite, utilisées pour la fermentation de la bière de mil (dolo), montrent un décor qui associe motifs géométriques et animaliers.
On retrouve un décor similaire sur les deux portes prestigieuses de cases de dignitaires.
Une vitrine rassemble une superbe collection de poulies de métiers à tisser.
Pour ces objets domestiques, les représentations du bestiaire mythologique Senufo n’ont aucune valeur initiatique ou divinatoire. Elles ne servent qu’à souligner le prestige de leur propriétaire et son rang dans la communauté.
Au delà des Senufo
Ce dernier volet de l’exposition propose de réexaminer les frontières du corpus défini comme Senufo, à la lumière des travaux de Susan Elizabeth Gagliari, mais aussi de chercheurs africains.
Les objets présentés ne sont pas généralement qualifiés de Senufo. Certains sont attribués aux Bamana (ou Bambaras), culture souvent considérée comme très différente de celle des Senufo.
Susan Elizabeth Gagliari constate qu’il y a très nombreuses variations au sein de la culture Senufo et que les échanges de toute nature sont multiples dans les zones frontalières et notamment avec les Bamana. Cette fluidité des frontières est illustrée par un ensemble de photographies d’objets intercesseurs, réalisées par Agnès Pataux, au Mali et au Burkina Faso.
Les objets rassemblés dans ces salles montrent que leur attribution à un groupe culturel ne fait pas toujours sens. Les idées, les coutumes sont souvent partagées dans des régions proches où les aires ethniques différentes se côtoient. Le Masque heaume du Dallas Museum of Art est assez démonstratif de ces proximités entre Bamana et Senufo, des similitudes entre le Komo des uns et le Poro des autres…
D’autres illustrent les échanges entre Senufo et Mandé ou avec les communautés Simaou et Toussian. Le rapprochement de deux casques à cornes de buffles surmontés d’oiseaux pic-bœuf est assez convaincant.
L’exposition s’achève par cette remise en question de la classification avancée par Goldwater, en 1963. Soulignant son manque de nuances, elle montre que les identités culturelles et artistiques sont beaucoup plus floues et poreuses que l’on a voulu le croire. En fait, les fonctions des objets ont probablement plus d’importance que leur appartenance ethnique ou culturelle.