Francis Bacon / Bruce Nauman, Face à face : l’art comme une expérience au Musée Fabre

Jusqu’au 5 novembre 2017, le musée Fabre propose avec « Francis Bacon / Bruce Nauman Face à face : l’art comme une expérience », une exposition inédite et inattendue.

Cette confrontation Francis Bacon / Bruce Nauman avait beaucoup intrigué lors de son annonce. Cette initiative qui s’inscrit dans le cadre des 40 ans du Centre Pompidou a été imaginée par Cécile Debray, commissaire invitée et conservateur en chef du Patrimoine au Musée national d’Art moderne / Centre Pompidou. Elle en raconte ainsi la genèse et en précise les intentions :

« Cette proposition de confrontation entre deux artistes majeurs, Francis Bacon et Bruce Nauman, procède du souvenir d’une émotion visuelle. Lors d’une visite des collections d’un musée d’art moderne et contemporain européen, j’ai été particulièrement frappée par une salle où se faisaient face un triptyque de Bacon et un carrousel de Nauman. La peinture de l’un se donnait soudain à voir, brutalement, à nu si j’ose dire, sans ses oripeaux de tableau luxueux à l’expressionnisme précieux et décoratif ; la sculpture de l’autre s’ancrait dans une chaîne d’associations esthétiques et poétiques nouvelle, ouvrant un dialogue inédit avec la peinture. Approfondissant ce face à face inattendu, me sont apparues des thématiques – la cage, la piste, l’animal, le cri – et des procédures et postures – le hasard, le collage, la distanciation, l’engagement du corps, celui du regardeur – à partir desquels s’articulent et se répondent avec pertinence et force les deux œuvres. »

Cécile Debray et Michel Hilaire, commissaires de Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Cécile Debray et Michel Hilaire, commissaires de Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Pour architecturer son discours, et le face à face Francis Bacon / Bruce Nauman , l’exposition propose un parcours de visite organisé en cinq sections qui rassemblent une soixantaine d’œuvres : peintures, sculptures, vidéos, installations, photographies et arts graphiques.
Après une séquence d’ouverture qui confronte la quadruple projection de « Art Make Up » (1967-68) de Bruce Nauman et le triptyque « In Memory of George Dyer » (1971) de Francis Bacon, prêté par la Fondation Beyeler, le parcours enchaîne :

  • Cadrage / Cage
  • Mouvement / Animalité
  • Corps / Fragment
  • Piste / Rotation
  • Réflexion / Portrait

La scénographie de l’exposition a été confiée au cabinet The Cloud Collective. Sobre et discrète, elle sait avec élégance offrir les espaces adaptés aux cinq sections et au discours muséographique du face à face. L’esthétique générale et les choix typographiques pour les textes d’accompagnement sont en cohérence avec le propos. L’éclairage, toujours parfait au musée Fabre, distribue volontairement une lumière homogène qui écarte tout effet inutile.

Les tableaux de Francis Bacon sont accrochés autour des pièces de Bruce Nauman, installées au milieu du dispositif scénographie. Les deux œuvres sont physiquement face à face. Prolongeant la thématique « Piste / Rotation », on pourrait presque imaginer une analogie avec un ring de boxe… Nauman occupe le centre ; en face, à distance, Bacon semble tourner autour…
À de rares exceptions, l’accrochage ne permet pas un regard simultané et rapproché d’œuvres de Bacon et Nauman. Toutefois, dans les reflets du verre de protection des tableaux de l’un, on peut souvent regarder les sculptures, dessins et installations de l’autre…
Autour des thématiques, des procédures et postures retenues par la commissaire, quelles sortes de « réponses » construit ce face à face  ? Des accords et des correspondances ou plutôt des oppositions et des divergences ?

Après une première visite de « Francis Bacon / Bruce Nauman Face à face : l’art comme une expérience », on peut sans aucun doute affirmer que la démonstration de Cécile Debray est brillante et habile… mais est-elle pour autant convaincante ?

Une seconde visite, une lecture rapide du catalogue et l’utilisation de l’application pour tablette gratuitement mis à disposition du public ne m’ont personnellement pas plus convaincu. L’exposition est avant tout le regard de sa commissaire… dont le projet repose sur son intuition.

Quoi qu’il en soit, les œuvres présentées dans ce face à face « Francis Bacon / Bruce Nauman » justifient à elles seules un passage par le Musée Fabre !

À lire, ci-dessous, les amorces des textes de salles extraits du dossier de presse ainsi que les enjeux de la scénographie du cabinet The Cloud Collective

En savoir plus :
Sur le site du Musée Fabre
Suivre l’actualité du musée sur Facebook et Twitter

Francis Bacon / Bruce Nauman  Le parcours d’exposition : deux parallèles artistiques en cinq sections (extrait du dossier de presse)

Cadre/Cage

Francis Bacon et Bruce Nauman montrent dans leurs œuvres une même utilisation du cadre, géométrique, spatial ou linéaire comme élément formel de tension et d’exacerbation.

Cadre - Cage, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Cadre – Cage, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Afin d’exprimer l’intensité de la présence de la figure chez Bacon, celle-ci est encagée dans un tracé abstrait – encadrements géométriques comme délimitation linéaire de l’espèce de prisme impondérable dans lequel chaque être ou chaque chose est inclus et qui fait sentir plus vivement les personnages dans leur réalité de corps habitant l’espace ; il s’agit d’une manière d’isoler la figure dans un espace neutre comme Beckett le fait pour ses personnages – une sorte de positionnement métaphysique dans un monde sans transcendance.
Bruce Nauman, dans ses premiers travaux, se montre désœuvré dans son atelier qui devient le cadre de ses premières performances filmées proches de l’univers beckettien absurde et vide (Bouncing in the corner 1 and 2, 1968-69). Inspiré par les théories behavioristes du psychologue B. F. Skinner et ses boîtes labyrinthiques à étudier le comportement des rats, il explore le thème du corridor d’abord en vidéo (Walk with contrapposto, 1968), comme système panoptique, expression de l’aliénation ou du non-sens de la condition humaine.

Cadre - Cage, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Cadre – Cage, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Mouvement/Animalité

Dans leur approche du corps, les deux artistes, chacun à leur manière, tendent à capter par le biais du mouvement, une forme d’animalité. Puisant parfois aux mêmes sources comme la chronophotographie de Muybridge, ils trouvent l’un et l’autre dans ce parallèle avec l’animal la possibilité de poser le constat existentiel d’un corps entre sensations et organicité matérielle.

Mouvement - Animalité, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Mouvement – Animalité, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Bacon montre souvent ses figures dans une position difficile, tendue, inconfortable inspirée de documents de Muybridge : « Car la réalité d’un corps a chance d’être plus intensément sentie si on a l’impression que ce corps, du fait de se trouver dans un équilibre fragile ou dans un état d’effort, a une perception de lui-même plus intense » à l’instar des performances body art de Nauman. La contorsion du corps implique la contorsion de la peinture elle-même comme Michel Leiris l’explicite : « La puissance bouleversante de la peinture de Bacon tient probablement à ce qu’elle est le lieu de ce conflit : extrême déchainement pictural incurvant, cisaillant des figures la plupart étrangères à tout drame et isolées dans un espace neutre ou dans le vide d’un décor banal.»

Mouvement - Animalité, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Mouvement – Animalité, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Bacon peint une douzaine de toiles sur des animaux s’inspirant des photos de Muybridge (Animals in Motion, 1899) et des images de parcs zoologiques. Pour le peintre, le corps est une carcasse et ses premiers tableaux, les Crucifixions, ne représentent « plus rien de l’homme en croix mais participent davantage de l’étal par un côté carcasse » (Michel Leiris).

Mouvement - Animalité, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Mouvement – Animalité, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Bruce Nauman a une véritable familiarité avec le monde animal, possédant un ranch au Nouveau-Mexique, ayant pratiqué la chasse. Le modèle des boîtes de Skinner qu’il compare parfois volontiers à certaines pièces de Beckett, lui sert de paradigme, préoccupé par la répétition compulsive d’actions vaines. Toutefois, ce sont ses sculptures et carrousels d’animaux, figurés par des mannequins d’écorchés de taxidermie transposés dans différents matériaux (polyuréthane, aluminium, cire…) qui évoquent fortement l’univers de Bacon avec ces corps colorés en suspension, à la violence sourde et énigmatique. Toutes ces œuvres seraient selon Robert Storr, « la vision d’une sorte d’enfer sur terre, enfer non divin, mais entièrement créé par l’homme. La nature humaine, contraire dialectique de la nature animale dans la cosmologie de l’artiste, inclut en effet l’aptitude, voire l’inclinaison à faire souffrir, à la fois les animaux et les autres êtres humains. Mais à la lumière de l’oeuvre de Bruce Nauman il est impossible de dire si cela constitue un péché ou non. » [Robert Storr, « Tout autour de l’enfer», Nauman, Fondation Cartier, Paris, 2015].

Bruce Nauman Double Poke in the Eye II 1985 Néons montés sur un monolithe d'aluminium 61 x 91 x 24,5 cm Stuttgart, Froehlich Collection © Collection Annita Froehlich, photo Augustin Esslingen © ADAGP, Paris, 2017
Bruce Nauman Double Poke in the Eye II 1985 Néons montés sur un monolithe d’aluminium 61 x 91 x 24,5 cm Stuttgart, Froehlich Collection © Collection Annita Froehlich, photo Augustin Esslingen © ADAGP, Paris, 2017

Corps/Fragment

Corps - Fragment, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Corps – Fragment, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Si le corps est montré en mouvement, il est bien souvent dans l’oeuvre de Bacon et dans celle de Nauman, fragmenté voire mutilé. Chez Bacon, le corps dénudé est montré dans sa nature double : réceptacle d’une prodigieuse gamme de sensations et agrégat strictement matériel d’éléments anatomiques, révélateur de son animalité. Il peint souvent le corps par fragments : la série des six Heads, 1948-49 et les torses comme Study of the Human body, 1982 (Mnam).

Corps - Fragment, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Corps – Fragment, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

De même le thème du fragment anatomique est omniprésent chez Nauman depuis sa sculpture moulage de 1967, From Hand to Mouth, puis ces carrousels de morceaux d’animaux écorchés (1988-1989). Dans plusieurs vidéos, le cadrage en gros plan, parfois l’image inversée, focalisent et théâtralisent une partie du corps : dans Lip Sync (1970), la bouche à l’envers de l’artiste, répétant en boucle les mots monosyllabiques du titre, devient une étrange créature contorsionnée.

Francis Bacon Study of the Human body 1981-1982 CR82-01 Huile et pastel sur toile 198 x 147,5cm Paris, Collection Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle. Service presse/Musée Fabre. Photo (C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat Droits d'auteur:© The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2017
Francis Bacon Study of the Human body 1981-1982 CR82-01 Huile et pastel sur toile 198 x 147,5cm Paris, Collection Centre Pompidou – Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Service presse/Musée Fabre. Photo (C) Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Philippe Migeat Droits d’auteur:© The Estate of Francis Bacon /All rights reserved / Adagp, Paris and DACS, London 2017

Piste/Rotation

Piste - Rotation, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Piste – Rotation, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Le cercle comme la boucle est un ressort majeur de l’oeuvre de Nauman. Ils suggèrent l’idée d’infini et de répétition, l’éternel retour d’une même suite de gestes et de circonstances, à la manière de la musique de John Cage ou la danse de Merce Cunningham.

Dans les tableaux de Bacon, les horizons courbes ou les cercles sur lesquels s’inscrivent les figures sont récurrents. Suggérant un espace infini et abstrait, neutre, la courbe évoque surtout une sorte de piste, de scène que constitue l’atelier, espace réflexif, autoréférentiel constamment représenté par les deux artistes.

Réflexion/Portrait

Portrait - Reflexion, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Portrait – Reflexion, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Francis Bacon et Bruce Nauman ont, chacun à leur façon, renouvelé le genre du portrait et de l’autoportrait. Bacon a souvent invoqué dans ce travail de captation d’une ressemblance, d’un visage, le rôle du hasard.

Portrait - Reflexion, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Portrait – Reflexion, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Cette notion de «chance» qui intervient également de manière essentielle dans le travail de performance de Nauman qui multiplie très tôt des autoportraits déformés par la vidéo. Outre la résonance immédiate entre ces contorsions du faciès et la touche mouvementée de Bacon, entre la présence du thème du cri, on perçoit surtout une saisie objective et froide : préférant peindre ses modèles (amis, amants ou lui-même) d’après photo plutôt que face à eux, Bacon instaure une distance avec son sujet pour lui infliger «en privé» une opération de démolition visant à évacuer la ressemblance pour mieux capter son essence.

Portrait - Reflexion, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Portrait – Reflexion, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier

Dans la grande installation polyphonique Anthro/Socio (1991) de Nauman, le spectateur est cerné, assailli par la vision monumentale d’un visage répétant inlassablement, du ton monocorde à la vociferation, « Feed me / Eat me / Anthropology / Help me / Hurt me / Sociology ».

Portrait - Reflexion, Francis Bacon - Bruce Nauman - Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Portrait – Reflexion, Francis Bacon – Bruce Nauman – Face à face au Musée Fabre, Montpellier
Bruce Nauman, Anthro/Socio (Rinde Facing Camera).1991

Lorsque Michel Leiris définit l’art de Bacon comme non expressionniste ni misérabiliste, ses mots pourraient également s’appliquer à l’oeuvre de Nauman : « Pas de spéculation systématique sur une violence de fait divers, non plus que sur le caractère consternant du motif (ce qui n’est qu’un esthétisme inversé) ou sur le grossissement théâtral de certains traits (procédés relevant de l’éloquence romantique), moins encore une visée critique, d’ordre moral ou politique : mais, au lieu de tout cela, une saisie sur le vif, en un sens aussi acéré que quand on parle d’une plaie à vif…». [Francis Bacon, Paris, Grand Palais, 1971, p. 11].

Francis Bacon / Bruce Nauman –  À propos de la scénographie

« Matters I The Cloud Collective est un studio de design pluridisciplinaire fondé à Paris en 2014 et membre du collectif européen The Cloud Collective. Il se concentre sur des projets culturels et scénographiques en réalisant des expositions temporaires et permanentes, des installations architecturales, des publications éditoriales et des identités graphiques. La multi-disciplinarité de son équipe, architectes, scénographes, graphistes, lui permet d’aborder la conception de l’espace non pas comme la construction de murs ou le placement d’objets mais comme la conception d’un environnement ou d’un ensemble de scènes. Penser ainsi lui permet de se concentrer sur les ingrédients les plus importants : ambiance, matérialité, tactilité, typologies spatiales et combinaisons fonctionnelles. Cette approche leur permet de faire de chaque projet une expérience unique et sur mesure.
La diversité des oeuvres présentées dans l’exposition « Francis Bacon / Bruce Nauman. Face à Face », peintures, vidéos, projections, sculptures, photographies etc., ainsi que leur force et environnements habituels, comportent une scénographie qui à aucun moment ne cherche à s’imposer par rapport aux oeuvres. Si l’esthétique graphique et scénographique sont donc relativement sobres par leurs formes et couleurs, le parcours et l’organisation spatiale cherchent à subtilement faire référence aux thématiques abordées dans les oeuvres de Francis Bacon et Bruce Nauman. L’esthétique graphique, quant à elle, supporte le discours muséographique du face à face – dans ses choix et création typographique, dans sa sélection de couleurs et son rapport aux supports.
L’étrangeté, le sens de confinement exprimés dans les tableaux de Bacon trouvent leur écho dans le travail de Nauman. C’est ainsi que le cabinet a créé des espaces homogènes mais de proportions et de rapports au corps subtilement différents. Ainsi, la manière avec laquelle s’opposeront les murs créera à la fois des espaces centralisés, des espaces linéaires, des espaces en entonnoir etc.
Ceci non pas pour systématiquement opposer les oeuvres de Nauman à celles de Bacon, mais justement pour créer des rapports bien précis entre ces oeuvres à l’intérieur de chaque thématique de l’exposition, tout en conservant une esthétique et une systématique générale et évidente dans l’ensemble du parcours ».

Joris Lipsch – Floriane Pic, The Cloud Collective

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer