Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont – Aix-en-Provence

Du 24 novembre 2017 au 11 mars 2018, l’Hôtel de Caumont propose à Aix-en-Provence, « Botero, dialogue avec Picasso ». Une soixantaine d’œuvres de Botero (huiles, dessins, sculptures) font écho une vingtaine d’œuvres de Picasso.

 

Cette exposition s’inscrit dans le pléthorique projet Picasso-Méditerranée, initié par le Musée national Picasso-Paris. Conçue par Culturespaces, l’exposition aixoise est ainsi présentée sur le site Picasso-Méditerranée 2017-2019 :

« L’exposition “Botero dialogue avec Picasso” présente la riche production du maître colombien sous un angle inédit à travers le prisme de ses affinités artistiques et culturelles avec Pablo Picasso. Ce dialogue imaginaire voulu par Botero avec le grand maître de la peinture moderne se nourrit de racines communes et rend un vibrant hommage à Picasso. Bien que les deux artistes ne se soient jamais rencontrés, ils partagent leur appartenance au monde hispanique et un lien fort avec la Méditerranée. Dès sa jeunesse, Botero a observé l’œuvre de Picasso, dont il admire la riche palette, la monumentalité et la sensualité des volumes. Chez les deux artistes, la déformation des corps et des volumes correspond à un regard résolument subjectif sur la réalité et à une posture radicalement moderne dans l’histoire de la figuration, qui est à l’origine du langage personnel et inimitable de chacun d’entre eux. Aux œuvres de Botero (environ une cinquantaine de peintures et dessins) font écho des œuvres de Picasso, issues des collections du Musée National Picasso Paris et du Museu Picasso de Barcelone. Leur juxtaposition met en lumière les nombreuses facettes de leurs explorations communes : de la nature morte au nu, de la corrida aux fêtes populaires, de l’autoportrait aux appropriations des maîtres de l’histoire de l’art qui les ont précédés. »

Le parcours de visite thématique s’articule autour des sujets suivants :

Parmi les œuvres majeures de Botero, l’Hôtel de Caumont expose Le diptyque d’après Piero della Francesca (1998), la gigantesque Poire (1976), le Pierrot (2007) ou La Fornarina, d’après Raphaël (2008). L’accrochage met en regard quelques toiles importantes de Pablo Picasso comme L’Acrobate (1930), La danse villageoise (1922), Massacre en Corée (1951) ou encore son interprétation des Ménines de Velázquez, de 1968.

Le commissariat est assuré par Cecilia Braschi, historienne de l’art du XXe siècle en Europe et en Amérique latine. Elle a travaillé au Musée d’art Moderne – Centre Pompidou et à la Fondation Giacometti (Paris), en tant qu’assistante d’exposition, chargée de recherche et attachée de conservation. Depuis 2015, au sein de Culturespaces, elle est responsable des expositions à l’Hôtel de Caumont Centre d’art, à Aix-en-Provence.

Crédits : Publication Facebook de Connaissancedesarts.com.

Pour la première fois à Caumont, ce n’est pas Hubert Le Gall qui conçoit la scénographie, mais Laurence Fontaine. Depuis 1993, cette architecte scénographe à développé de nombreux projets. En 2017, elle est intervenue sur les scénographies de la rétrospective David Hockney au Centre Pompidou, de « La vie folle » de Ed Van der Elsken au Jeu de Paume, des « Les années Vogue » de Robert Doisneau à l’Espace Richaud, Versailles ou encore de l’exposition « Jardins » aux Galeries Nationales du Grand Palais.

Botéro, Cheval - Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Photo © Caumont-Centred'Art © Botéro
Botéro, Cheval – Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Photo © Caumont-Centred’Art © Botéro

À lire ci-dessous, une brève description du parcours de l’exposition et de longs passages d’un entretien captivant de Cecilia Braschi avec Fernando Botero, où il précise ses intentions pour cette exposition. Ces documents sont extraits du dossier de presse.

Propos recueillis par Cécilia Braschi, Commissaire de l’exposition – Images : Sylvain van Eeckhout – Montage : Luca Chiari – Olam Productions. Crédits Culturespaces et Olam Production.

En savoir plus :
Sur le site de l’Hôtel de Caumont – Centre d’Art
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Sur le site Picasso-Méditerranée 2017-2019

Botero, dialogue avec Picasso : Le parcours de l’exposition

Salle 1 : Botero et Picasso. Portraits et autoportraits

La première salle de l’exposition présente la biographie de Botero, de ses origines colombiennes à sa trajectoire cosmopolite, tout en introduisant le sujet de l’exposition : le dialogue imaginaire entre Botero et Picasso. Un ensemble de portraits et autoportraits montre leur intérêt partagé pour la figure humaine, leur autoreprésentation en tant qu’artistes, mais aussi le regard porté par Botero sur le maître espagnol.

Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l'exposition Photo © Caumont-Centred'Art © Botéro
Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l’exposition Photo © Caumont-Centred’Art © Botéro

Salle 2 : Copie ou appropriation ? Le musée imaginaire de l’artiste

Une large section de peintures montre les hommages de Botero aux artistes de toutes les époques. Il s’agit, parfois, des artistes que Picasso a également étudiés, comme Velázquez, Ingres ou Cranach. Dans tous les cas, ce ne sont pas de simples copies, mais de véritables appropriations : chez les deux artistes, la connaissance approfondie des maîtres du passé permet de développer son propre langage original.

Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l'exposition Photo © Caumont-Centred'Art © Botéro
Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l’exposition Photo © Caumont-Centred’Art © Botéro

Salle 3 : La Recherche du style. La nature morte

Cette salle est consacrée à la nature morte, thème inépuisable de l’histoire de l’art que les deux artistes ont particulièrement exploré et qui a permis à chacun d’élaborer son style distinctif. Là où Picasso a aboli le point de fuite en décomposant les formes, Botero a aboli les proportions par la déformation des volumes. L’héritage du classicisme, notamment dans l’étude des volumes, est particulièrement remarquable chez lui dont les natures mortes peuvent atteindre des tailles monumentales.

Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l'exposition Photo © Caumont-Centred'Art © Botéro
Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l’exposition Photo © Caumont-Centred’Art © Botéro

Salle 4 : Le nu, ou l’art de la sensualité

Fernando Botero, Femme à la plage, 2002 Pastel sur toile 69 x 104 cm Collection privée © Fernando Botero
Fernando Botero, Femme à la plage, 2002 Pastel sur toile 69 x 104 cm Collection privée © Fernando Botero

Comme la nature morte, le nu féminin est un genre auquel Botero revient de manière constante et répétée tout au long de sa carrière, notamment lorsqu’il ressent le besoin de se ressourcer aux valeurs fondamentales de la peinture. Car, comme tout peintre, il sait que les formes les plus ordinaires (une figure humaine, un fruit) sont aussi les plus longues à sonder et les plus difficiles à représenter.

Salle 5 : Film « Botero dialogue avec Picasso »

Interview inédite de Botero, interrogé sur son œuvre et sur celle de Picasso.

Salle 6 : L’artiste face à l’histoire

Artistes du XXe siècle, ayant vécu l’histoire de leurs pays respectifs, Botero et Picasso se sont tous les deux attachés à la représentation de l’actualité politique et sociale, y compris dans ses moments les plus dramatiques. Chez les deux artistes, le thème de la violence entraîne une étude approfondie de la déformation des visages et de l’explosion des formes. Des dictatures sud-américaines du siècle dernier aux assassinats de rue en Colombie en passant par les tremblements de terre, Botero est le spectateur attentif des drames de son époque, persuadé de sa responsabilité, en tant qu’artiste, d’être un homme de son temps.

Pablo Picasso, Massacre en Corée, Vallauris, 18 janvier 1951 © Succession Picasso 2017 Huile sur contreplaqué 110 x 210 cm Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979 MP203 © Succession Picasso 2017 © Photo : RMN Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Jean-Gilles Berizzi
Pablo Picasso, Massacre en Corée, Vallauris, 18 janvier 1951 © Succession Picasso 2017 Huile sur contreplaqué 110 x 210 cm Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979 MP203 © Succession Picasso 2017 © Photo : RMN Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Jean-Gilles Berizzi

Salle 7 : Taureaux et toreros. La passion pour la corrida

Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l'exposition Photo © Caumont-Centred'Art © Botéro
Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l’exposition Photo © Caumont-Centred’Art © Botéro

À son tour sublimation de la violence, la représentation de la corrida est l’un des sujets favoris de Botero, entré avec force dans la tradition artistique occidentale notamment grâce à Picasso et à ses nombreuses représentations. Une section importante de l’exposition est ainsi consacrée aux tableaux et dessins de toreros, picadores, taureaux mourants et autres scènes de corrida.

Salle 8 : Acrobates et saltimbanques. La poésie du cirque

Les traditions populaires font partie de l’héritage culturel de Botero comme de celui de Picasso. Tout comme la corrida, quelques expressions populaires issues de la tradition hispanique et colombienne attirent tout particulièrement la sensibilité des deux artistes : le cirque comme le carnaval et les spectacles ambulants. Les couleurs des saltimbanques de Botero, les positions de ses acrobates et la mélancolie de ses Pierrots rappellent à plusieurs égards les nombreuses oeuvres que Picasso a réalisées sur les mêmes thèmes.

Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l'exposition Photo © Caumont-Centred'Art © Botéro
Botero, dialogue avec Picasso à l’Hôtel de Caumont. Vue de l’exposition Photo © Caumont-Centred’Art © Botéro

Salle 9 : Musique maestro ! Danseurs et musiciens

Comme Picasso, Botero combine dans son œuvre les références savantes et populaires, sans qu’aucune hiérarchie ne s’introduise entre elles. Des sujets en apparence « mineurs », comme les concerts de rue, les bals et les fêtes foraines sont magnifiés dans le grand format typique de ses tableaux, tout en témoignant de l’attachement profond à ses origines et à l’imaginaire archaïque et populaire de l’intérieur de la Colombie.

Extraits d’un entretien de Cecilia Braschi avec Fernando Botero

Cecilia Braschi : Fernando Botero, commençons par les débuts : comment êtes-vous devenu artiste ?

Fernando Botero : En réalité, j’ai commencé à peindre grâce aux taureaux. Quand j’avais treize ou quatorze ans, je rêvais d’être torero, et j’ai fréquenté une école où j’apprenais à « torear de salon », comme on dit — c’est-à-dire sans taureau. J’avais une grande admiration pour le milieu de la corrida et, à l’école, je passais mon temps à dessiner des taureaux et des toreros. Ce fut mon initiation au dessin, je pense. Voilà comment j’ai commencé à dessiner et à peindre. Par la suite, le sujet des taureaux m’est toujours revenu ; j’ai, de fait, une grande passion pour la corrida et c’est donc un sujet permanent dans mon travail.

Fernando Botero Autoportrait 1998 Huile sur toile 92,7 x 81,28 cm Collection privée © Fernando Botero / Photo : Christian Moutarde
Fernando Botero Autoportrait 1998 Huile sur toile 92,7 x 81,28 cm Collection privée © Fernando Botero / Photo : Christian Moutarde

CB : Y avait-il des artistes dans votre famille ou dans votre entourage ? Êtes-vous un fils d’artiste, comme Picasso ?

FB : J’aurais bien aimé avoir un père artiste, cela m’aurait bien facilité la tâche ! Non, il n’y avait pas d’artiste dans ma famille, et le milieu à Medellín n’était pas le plus favorable au développement d’une carrière de peintre, car il n’y avait ni musées, ni galeries, ni collectionneurs.

Mais j’ai cherché les artistes de la ville, j’ai commencé à fréquenter le café où ils se réunissaient, pour les écouter parler de peinture. Un jour, j’ai acheté ma propre boîte d’aquarelle et mon papier et je les ai accompagnés peindre des paysages dans les environs de Medellín. C’est à ce moment-là que j’ai su que je voulais être artiste. Il ne s’agissait plus de dessiner des corridas, mais de faire de l’art. Ma passion pour la peinture est devenue si forte que, à dix-huit ans, j’ai abandonné l’école pour m’y dédier complètement.

À dix-neuf ans, j’ai fait ma première exposition personnelle à Bogota. J’ai eu la grande chance, pendant toute ma vie, de pouvoir vivre de ma peinture. J’étais pauvre voire très pauvre au départ, mais je n’ai jamais eu besoin de faire autre chose pour vivre.

CB : Comment avez-vous connu l’oeuvre de Picasso dans ce contexte particulier ?

FB : Le nom de Picasso était connu, évidemment, à Medellín comme partout. Cependant, le mouvement le plus « à la mode », ou du moins le plus « actuel », était le muralisme mexicain : Rivera, Orozco, Siqueiros.

Les artistes de Medellin que je fréquentais parlaient uniquement d’art mexicain, d’art public, d’art de masse. C’était un mouvement très romantique, tous ces artistes souhaitaient que le peuple participe à une réforme politique qui dépasse l’art. Picasso était alors trop intellectuel pour eux, je crois. Moi j’aimais beaucoup Picasso, bien que moi-même je ne devais pas encore le comprendre très bien, à l’époque.

Toujours est-il que j’ai écrit un article sur Picasso dans un journal local, qui s’appelle El Colombiano. Je ne sais pas si cet article a été compris ou pas, ce que je sais c’est que le directeur de l’école, un curé, n’a pas du tout aimé que je cite dans cet article une phrase d’un leader communiste. Il m’a expulsé de l’école pour cela.

CB : En quoi consistait, exactement, votre fascination pour Picasso lorsque vous étiez étudiant ?

FB : Mon admiration pour Picasso vient, d’une part, du phénomène Picasso en lui-même : cette capacité à transformer tous les styles et son immense impact sur la culture mondiale. D’autre part, c’est sa peinture qui m’a impressionné. Dépendant de l’époque, de mon degré de formation, de mon état d’esprit, j’ai été impressionné par des aspects différents de son œuvre. La première chose que j’ai faite a été de me laisser influencer par ses périodes bleue et rose. À l’époque, je faisais des œuvres très volumineuses, avec des formes très pleines. Quand j’ai découvert l’époque bleue et rose de Picasso, j’ai commencé à peindre des figures stylisées et, pendant plusieurs mois, j’ai travaillé dans cette direction.

Pablo Picasso, La Danse villageoise, Paris, 1922 © Succession Picasso 2017 Pastel fixé et huile sur toile 139,5 x 85,5 cm Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979 MP73 © Succession Picasso 2017 © Photo : RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau
Pablo Picasso, La Danse villageoise, Paris, 1922 © Succession Picasso 2017 Pastel fixé et huile sur toile 139,5 x 85,5 cm Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979 MP73 © Succession Picasso 2017 © Photo : RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau

CB : Que s’est-il passé par la suite ?

FB : Après j’ai compris que ce n’était pas ma voie, mais l’influence de Picasso a été importante dans cette phase. Et par la suite, toute ma vie, j’ai regardé Picasso avec un grand intérêt puisqu’il est le plus grand artiste du XXe siècle et toutes ses périodes sont importantes. Cependant, j’apprécie moins sa dernière période, je la trouve trop « chaotique ». Ce que je préfère, c’est l’oeuvre de Picasso jusqu’à Guernica, je la trouve fascinante.

Pablo Picasso, Massacre en Corée, Vallauris, 18 janvier 1951 © Succession Picasso 2017 Huile sur contreplaqué 110 x 210 cm Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979 MP203 © Succession Picasso 2017 © Photo : RMN Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Jean-Gilles Berizzi
Pablo Picasso, Massacre en Corée, Vallauris, 18 janvier 1951 © Succession Picasso 2017 Huile sur contreplaqué 110 x 210 cm Musée national Picasso-Paris Dation Pablo Picasso, 1979 MP203 © Succession Picasso 2017 © Photo : RMN Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Jean-Gilles Berizzi

CB : Puis, en Europe, il y a eu la rencontre directe avec les œuvres…

FB : Quand je suis arrivé à Paris, en 1952, je me suis rué au musée d’Art moderne pour voir les œuvres de Picasso. J’avais été d’abord en Espagne pour cela mais, à l’époque de Franco, on ne trouvait un Picasso nulle part. Je dois avouer que ses œuvres, en vrai, m’ont déconcerté et déçu, surtout par leur petit format.

Ce qui m’a intéressé davantage, dans les musées français, c’est l’art égyptien et assyrien, je l’ai trouvé d’une importance et d’une force extraordinaires. Ensuite, en voyageant vers l’Italie, je suis tombé par hasard sur une exposition très importante de Picasso au musée de Lyon. À ce moment-là, devant cette sélection d’œuvres excellentes, mon admiration pour Picasso est revenue.

CB : C’est à ce moment-là que vous avez décidé d’aller à la rencontre de l’artiste ?

FB : Oui, tout à fait. Je voyageais avec un ami et je lui ai dit : « Allons voir Picasso. Il habite à Vallauris. » On est parti sur-le-champ. Arrivés à Vallauris, on a frappé à la porte. Un monsieur âgé nous ouvert et nous lui avons dit : « Bonjour, nous voudrions voir Picasso. » Surpris, il nous a demandé si on avait rendez-vous, il nous a expliqué que, sans rendez-vous, Picasso ne recevait personne. Nous avons donc rejoint le café du coin et nous avons demandé si Picasso passait parfois par là. Le serveur nous a répondu qu’il passait tous les jours et que nous pouvions l’attendre. On est restés assis dans l’attente de Picasso, mais il n’est jamais arrivé. Quelqu’un nous a dit : « Parfois il part, il va jusqu’à la plage de Juan-les-Pins. » Nous avons rejoint cette plage, pas de Picasso non plus. Ce fut la seule opportunité que j’ai eue de rencontrer Picasso, et la seule fois dans ma vie où j’ai essayé d’aller à la rencontre d’un artiste, mais je suis resté dans la frustration de ne jamais avoir rencontré Picasso personnellement.

Fernando Botero, Portrait de Picasso, 1998 Huile sur toile 187 x 128 cm Collection privée © Fernando Botero / Photo : Christian Moutarde
Fernando Botero, Portrait de Picasso, 1998 Huile sur toile 187 x 128 cm Collection privée © Fernando Botero / Photo : Christian Moutarde

CB : Vous avez pourtant réalisé plus d’un portrait de Picasso : ils sont peints d’après des photographies ?

FB : Je travaille toujours selon mon imagination, ou de mémoire. Tout ce que je peins c’est de l’imagination, même les portraits. J’ai sans doute regardé une photo de Picasso, bien que je connaisse bien son visage, mais je n’ai jamais peint avec une photo à la main. Je m’inspire très peu de la photographie, parce que je me sentirais limité. C’est très difficile d’atteindre la ressemblance et de déformer en même temps, la fidélité à une photo limiterait la liberté dont on a besoin pour peindre.

CB : Comme le montrent les œuvres de cette exposition, on trouve, dans votre peinture, un certain nombre de thèmes qu’on pourrait qualifier de typiquement « picassiens » : de la nature morte au nu, du cirque à la corrida…

FB : Oui, parce qu’il s’agit en fait des grands thèmes de la peinture de tous les temps, et Picasso a puisé dans une riche tradition. Au fond, Picasso a été un grand traducteur de tous les mouvements qui ont existé avant lui, avec un talent et une capacité extraordinaires de les transformer. C’est la clé de son succès. Car dans l’art, ce qui est vraiment important, ce n’est pas le thème, mais le style. Avoir une conception propre de ce qu’est la réalité, de ce qui nous entoure, c’est ce qui fait d’un artiste un véritable créateur. Bien évidemment, je connais très bien les corridas de Picasso, car j’ai étudié toutes les périodes de son œuvre. Cette relation est même très visible dans l’un de mes tableaux, le toréador frappé par le taureau. Il s’agit d’un thème que j’ai traité à plusieurs reprises mais, dans ce tableau en particulier, on voit bien mon admiration pour La Corrida de Picasso. Ce tableau est « picassien », d’une certaine manière mais, en même temps, il ne l’est pas, puisque, si le thème est le même, le style est très différent. D’ailleurs, comme je disais, si un artiste se limitait à copier les autres, il ne serait pas un créateur. Un artiste doit venir « corriger » la peinture, entre guillemets. Aucun artiste ne peut être en accord total avec l’oeuvre d’un autre artiste, on garde toujours une attitude critique, même devant le plus grand des artistes. C’est ainsi que Picasso a fait ses corridas, et moi j’ai fait les miennes.

CB : Cette capacité de transformer et de faire quelque chose de personnel à partir de sujets communs, que vous admirez dans l’oeuvre de Picasso, est aussi ce que vous poursuivez lorsque vous copiez les grands artistes du passé. Un exercice pictural que Picasso a pratiqué avant vous.

FB : En effet, le fait de vouloir apprendre des autres en faisant des « versions » est une véritable tradition en peinture. Dans une copie, on se limite à regarder attentivement une œuvre, alors qu’une « version » naît de l’admiration pour une œuvre à partir de laquelle on veut apprendre mais, en même temps, prouver que l’on peut faire, à travers son propre style, quelque chose de différent et de personnel. Picasso a fait de nombreuses versions et, avant lui, Van Gogh, Rubens, bref, tous les artistes depuis la Renaissance. Tous les grands maîtres ont fait preuve d’une cohérence totale de style. On peut reconnaître un tableau de n’importe quel grand artiste par un doigt, par une main, car il y transparaît une conviction très grande. C’est ce qui fait que le tableau n’est plus une copie, mais un original.

Fernando Botero, D’après Cranach, 2016 Huile sur toile 172 x 140 cm Collection privée © Fernando Botero
Fernando Botero, D’après Cranach, 2016 Huile sur toile 172 x 140 cm Collection privée © Fernando Botero

CB : Certaines de vos « versions » présentées dans cette exposition, sont inspirées d’artistes que Picasso a aussi beaucoup admirés, comme Cranach, Ingres ou Velázquez.

FB : J’ai eu beaucoup d’amours dans ma vie d’artiste, et chacun de ces amours m’a laissé quelque chose. Évidemment, j’ai été un grand admirateur de Velázquez, toute ma vie, comme Picasso. Chez Velázquez, il y a une aisance, une sensualité de la touche que j’ai essayé d’obtenir parfois. J’ai d’ailleurs fait plusieurs versions des Ménines. Picasso, lui, a travaillé surtout l’idée de la composition de ce tableau, alors que moi, j’ai fait plusieurs tableaux avec un seul personnage. Cranach a quelque chose de satirique, un élément malin qui est très attrayant, très particulier. Et j’admire beaucoup les dessins d’Ingres, magistraux, bien que, parfois, il y a dans sa peinture un aspect académique qui me dérange un peu.

CB : Mais, dans votre oeuvre, la référence la plus importante demeure la peinture italienne.

FB : Oui, j’aime l’art de la Renaissance, en entier, le Quattrocento surtout : Giotto, Paolo Uccello et Piero della Francesca en particulier. Giotto a inventé la troisième dimension, ce miracle qui consiste à donner la sensation de l’existence d’un volume par une surface plane. Aujourd’hui, cela nous semble normal mais, à l’époque, cela a été une grande révolution, qui a donné du mystère et de la complexité à la peinture. Je cherche à obtenir les volumes uniquement par les lignes qui enferment les couleurs, comme le faisaient les peintres du Quattrocento. Dans mes visages, il y a une impassibilité car je suis un admirateur de l’art égyptien et de Piero della Francesca. Dans sa peinture, une tête est un objet comme tous les autres, jamais il n’a peint un sourire ou une expression de douleur. Même dans les scènes de bataille, il garde cette impassibilité extraordinaire, ce mystère poétique et profond. C’est pourquoi moi aussi, j’essaie de peindre une tête comme un objet quelconque, impassible.

CB : Peindre une tête comme un objet quelconque, c’est une idée qui a été exprimée aussi par d’autres artistes, tels Cézanne ou Giacometti qui, comme vous, ont beaucoup appris de la nature morte. Voici une autre tradition picturale très importante dans votre oeuvre. Des bodegónes espagnols de Luis Meléndez, Sánchez Cotán ou Zurbarán, elle nous mène, une fois de plus, jusqu’à Picasso.

FB : La nature morte est l’un des thèmes favoris de Picasso, surtout dans sa période cubiste. C’est étrange qu’aujourd’hui, il n’intéresse plus personne. Très peu d’artistes contemporains peignent des natures mortes. Peut-être parce que les gens demandent de l’action, ils attendent qu’il se passe toujours quelque chose mais, dans la nature morte, il ne se passe rien d’autre que la peinture, et c’est précisément ce que je trouve fascinant. J’ai toujours aimé la nature morte, j’en ai peint de nombreuses, toujours à ma manière. Quand on me dit : « Vous êtes le peintre des grosses femmes », je réponds toujours : « Non, vous n’avez qu’à regarder mes natures mortes. » Dans mes natures mortes, les formes et le volume sont déformés, exaltés, comme je le fais avec la figure humaine.

Fernando Botero, Nature morte au violon, 2002 Crayon et encre sur papier 37 x 30 cm Collection privée © Fernando Botero
Fernando Botero, Nature morte au violon, 2002 Crayon et encre sur papier 37 x 30 cm Collection privée © Fernando Botero

CB : On pourrait dire que, si Picasso a révolutionné le genre, dans sa phase cubiste, vous, à votre tour, l’avez détourné à votre manière, en peignant par exemple des bouquets de fleurs géants, des poires et des oranges monumentales. Ce genre « mineur » adapté, en général, au petit format prend, dans votre oeuvre, une tout autre proportion.

FB : Eh bien, en réalité, je ne l’ai pas fait avec le désir de révolutionner. J’avais envie de faire ces œuvres où les formes étaient très pleines, très grandes, car c’était une manière d’exprimer plus de sensualité. Ainsi, la taille d’une orange ou d’une poire devait être agrandie pour qu’elle puisse être encore plus poire ou plus orange, grâce à la quantité. Je souhaitais en somme intensifier l’existence d’un objet par le biais du volume. C’est vrai que, dans la nature morte, on n’utilise pas, en général, le grand format. Mais moi j’ai beaucoup aimé peindre, par exemple, ces bouquets de fleurs très grands, et d’ailleurs, puisqu’ils contiennent plus de 500 fleurs chacun, il aurait été impossible de les peindre en un petit format !

CB : Quelle relation voyez-vous entre vos natures mortes et celles de Picasso ?

FB : Chez Picasso, il y a une déconstruction de la forme, alors que moi, je fais le contraire : j’essaie de construire. C’est fascinant de voir ce que Picasso a fait avec la guitare, par exemple. Il a pris cet instrument et il a éliminé l’idée de sculpture en tant que volume. Il a représenté différents plans qui créent l’espace et la guitare mais, en réalité, cette dernière n’est plus là, puisqu’il n’y a pas son volume. Au contraire, j’ai sculpté une guitare pour en accentuer le volume. Ma sculpture en bronze du musée de Medellin est une guitare « anti-Picasso », ou « contre Picasso », puisque j’ai insisté sur la masse, sur le volume. Cela résume au fond ma position face à Picasso : une grande admiration mêlée à une attitude de révolte contre le père, pour ainsi dire.

Fernando Botero, Musiciens, 2008 Huile sur toile 178 x 100 cm Collection privée © Fernando Botero
Fernando Botero, Musiciens, 2008 Huile sur toile 178 x 100 cm Collection privée © Fernando Botero

CB : Justement, ces instruments de musique qu’on trouve souvent dans vos tableaux, comme dans ceux de Picasso, sont-ils liés à une passion particulière pour la musique ?

FB : J’ai peint beaucoup d’instruments de musique mais, si vous regardez bien, mes guitares n’ont pas de cordes, elles ne jouent pas. Parce que ce qui m’intéresse dans une guitare, une clarinette, un violon, etc., c’est la forme, rien que la forme. Je fais aussi de la musique, comme tout le monde, mais jamais je ne peins en écoutant de la musique. Je crois que Picasso ne le faisait pas non plus. J’ai entendu dire que d’autres artistes le faisaient, comme Chagall par exemple, mais je ne vois pas Picasso comme un homme « musical », plutôt comme un homme « plastique ».

CB : À New-York, vous avez côtoyé les artistes de l’expressionnisme abstrait mais, bien que l’on puisse reconnaître cette référence dans certaines de vos toiles des années 1960, votre peinture est toujours restée résolument figurative. Pouvez-vous préciser votre position à ce sujet ?

FB : Je n’ai jamais fait un tableau abstrait dans ma vie, parce que je crois que la peinture est un équilibre entre les valeurs décoratives et les valeurs expressives, et je trouve que la peinture abstraite manque de ce deuxième élément : expressif, émotif, poétique… Peu importe comment on l’appelle. Je pense que l’art doit avoir quelque chose d’inquiétant qui le rend permanent dans l’esprit des gens.

CB : L’arbitraire des proportions, typique de vos peintures, correspond aussi à ce souhait ? À quoi attribuez-vous cette liberté dans la composition qui fait, par exemple, que vous introduisez des tout petits éléments à côté de personnages très volumineux ?

FB : Le fait est que, sur la toile, l’on compose sur un plan bidimensionnel. C’est en posant les deux dimensions qu’on exprime, ensuite, la troisième. Mais cet équilibre entre les formes planes du tableau est extrêmement important, c’est pourquoi parfois des détails, même les plus petits, peuvent être peints en très grands. Il faut garder cette liberté. Si vous regardez la peinture du Quattrocento, vous trouverez parfois un évêque tout petit, à côté de la Vierge, ou bien le même évêque très grand à côté d’une cathédrale minuscule. Cette liberté dans les proportions m’a toujours intéressé, je la trouve très poétique.

Fernando Botero, La salle de bain, 1989 Huile sur toile 249 x 205 cm Collection privée © Fernando Botero
Fernando Botero, La salle de bain, 1989 Huile sur toile 249 x 205 cm Collection privée © Fernando Botero

CB : Vous partagez aussi, avec Picasso, la conviction d’être, en tant qu’artiste, un homme de votre temps. Cependant, cela se manifeste de manière très différente dans vos œuvres. Quelle est pour vous cette relation entre l’art et l’histoire ? Vos œuvres reflètent-elles votre position politique ?

FB : Oui, elles reflètent une position politique, mais elles naissent surtout du désir de représenter la vie telle qu’elle est, sous tous ses aspects, c’est-à-dire non seulement son côté agréable mais aussi son côté dramatique. Pendant les années 1960, j’ai peint des dictateurs et des juntes militaires dans un esprit critique ; plus récemment, j’ai réalisé une série sur la torture dans les prisons d’Abu Ghraib, en Irak, un événement qui a suscité l’indignation internationale, et j’ai senti que je devais dire quelque chose sur le sujet.

CB : Cependant, même face à des thèmes très violents, voire brutaux, votre peinture reste toujours très soignée, très polie. Ce contraste est frappant lorsque vous peignez des homicides, des dictateurs ou des tremblements de terre.

FB : Dans ma peinture, les surfaces sont traitées avec beaucoup de soin, ce n’est pas le cas, par exemple, d’un peintre comme Orozco, qui montre sa haine et sa répulsion par une touche picturale violente. Pour moi, ce n’est pas ainsi. Je sens que je dois être avant tout fidèle à la peinture et à ma manière de la concevoir. Ce qui fait que le drame s’adoucit un peu. Même si l’esquisse renferme de la violence et de la haine, ensuite la peinture doit comporter un certain contrôle, un équilibre de la composition. Car la peinture est une caresse ; on peut aborder un sujet animé d’une grande violence, du fait de l’aversion que l’on ressent, et finir par flatter un dictateur, pour ainsi dire.

Monte-Carlo, 8 décembre 2016

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