Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Du 16 février au 24 juin 2018, le Centre de la Vieille Charité présente « Picasso, voyages imaginaires » dans la cadre du projet « Picasso-Méditerranée », initié par le Musée national Picasso-Paris.

Pablo Picasso Femme nue au bonnet turc 1er décembre 1955 huile sur toile 116 x 89 cm Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle. Donation Louise et Michel Leiris, 1984. En dépôt depuis le 2 septembre 1998 au Musée national d’art moderne - Mnam / Cci © Succession Picasso 2018
Pablo Picasso Femme nue au bonnet turc 1er décembre 1955 huile sur toile 116 x 89 cm Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Donation Louise et Michel Leiris, 1984. En dépôt depuis le 2 septembre 1998 au Musée national d’art moderne – Mnam / Cci © Succession Picasso 2018

Cette exposition est coproduite par la Ville de Marseille et la RMN – Réunion des musées nationaux – Grand Palais. Elle est accompagnée d’un second volet « Picasso et les Ballets russes, entre Italie et Espagne » présenté par le Mucem dans le bâtiment Georges Henri Rivière au Fort Saint-Jean.

« Picasso, voyages imaginaires » réunit près de 300 pièces. Une centaine de peintures, sculptures, assemblages, dessins ou estampes du maître dialoguent avec des œuvres majeures des musées de Marseille et du Mucem. À cet ensemble s’ajoute une importante sélection parmi les nombreuses de cartes postales collectionnées par Picasso.
Étudiées pour la première fois, ces images et leurs échanges épistolaires ont en partie structuré le parcours de l’exposition.

La visite s’organise en cinq itinéraires qui se développent d’ans les galeries de la Vieille Charité avant de se conclure dans la Chapelle avec Les Baigneurs, unique ensemble sculpté, inspiré de l’art des Cyclades :

On attendait avec intérêt ce « Picasso, voyages imaginaires » dont l’ambition affirmée était de rendre compte « de l’étendue de sa curiosité, aiguisée d’une volonté sans borne à entrevoir d’autres cultures que la sienne ».

Si le parcours de visite présente des séquences et surtout des ensembles d’œuvres remarquables, le propos de ce projet nous a semblé s’épuiser en s’effilochant peu à peu. À mesure que l’on avance dans les galeries de la Vieille Charité, s’installe le sentiment de parcourir une exposition hésitant entre discours thématique et chronologique et qui finit par esquisser à grands traits l’itinéraire artistique de Picasso.

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Amour antique
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Amour antique

L’importance des cartes postales et de leurs échanges épistolaires fait assez vite long feu… Si quelquefois les objets archéologiques mis en regard des toiles, dessins ou sculptures du maître espagnol sont pertinents, on peut à plusieurs reprises s’interroger sur l’enrichissement du propos qu’ils sont supposés apporter. Par moments, l’exposition flirte avec l’anecdote…

Les « souvenirs de voyages et les itinéraires fictifs de Picasso » assemblés ici dessinent avec inconstance la « trame mythologique » qui selon la suggestion de l’artiste pourrait figurer un Minotaure…

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Introduction
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Introduction

Toutefois, « Picasso, voyages imaginaires » reste un moment d’exception par la richesse des œuvres qui y sont présentées.
L’accrochage réserve également quelques rapprochements très réussis. Il est servi par un éclairage sans défaut.
La scénographie est un peu terne, voire un tantinet ennuyeuse, à l’exception de l’utilisation judicieuse des cartes postales collectionnées par Picasso qui marquent le début du parcours.
Les galeries de la Vieille Charité ont malheureusement l’inconvénient de devenir très « inconfortables » dès que le nombre des visiteurs augmente. En effet, les voûtes amplifient le volume sonore auquel s’ajoutent des effets de résonance désagréables. La visite en compagnie de scolaires est parfois difficile.
Comme souvent dans les musées de la Ville de Marseille, le personnel de surveillance peut être charmant et discret ou à l’inverse particulièrement déplaisant. En témoigne la menace incongrue et exaspérante de confisquer la carte mémoire d’un appareil photo sous prétexte qu’une prise de vue même éloignée avec la « Ma Jolie (Guitare, bouteille de Pernod) » (1912) était strictement interdite… Un sketch qui relevait plus d’une mauvaise série « B » que de l’accueil habituel dans une exposition…

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Afrique fantôme et Horta - Sorgues – Marseille
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Afrique fantôme et Horta – Sorgues – Marseille

Il semble assez évident que « Picasso, voyages imaginaires » a été conçue comme une exposition « blockbuster » à destination du très grand public. Si l’on se place uniquement de ce point de vue et si l’on oublie les intentions « scientifiques » qui étaient annoncées dans le projet, c’est certainement une réussite que confirmeront les chiffres de fréquentation.

Le commissariat est assuré par Xavier Rey, directeur des musées de Marseille ; Christine Poullain, directrice honoraire des musées de Marseille, conservatrice en chef du patrimoine ; Guillaume Theulière, conservateur adjoint au directeur des musées de Marseille
La scénographie est réalisée par Etienne Lefrançois, Emmanuelle Garcia de l’agence e.deux.

Catalogue de Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille

Le catalogue de l’exposition « Picasso, voyages imaginaires » est coédité par la Ville de Marseille et la RMN. Au sommaire des textes de Isis Jourda, Danièle Giraudy, Guillaume Theulière, Carmine Romano, Luigi Gallo, Christine Poullain, Cécile Godefroy, Virginie Perdrisot-Cassan et Androula Michael. Avec 200 illustrations, une chronologie de Pierre-Nicolas Bounakoff, bibliographie et index.

À lire, ci-dessous, un texte de présentation du projet, les textes de salle de « Picasso, voyages imaginaires » et des extraits du catalogue signés par Isis Jourda, Guillaume Theulière, Androula Michael, Georges Salles et Virginie Perdrisot-Cassan. Ces documents sont extraits du dossier de presse.

En savoir plus :
Sur le site de la Vieille Charité
Sur le site Picasso-Méditerranée
Suivre Picasso-Méditerranée sur Facebook

Picasso, voyages imaginaires : Présentation extraite du dossier de presse

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille

Des rives de la méditerranée jusqu’aux confins de l’Afrique, l’œuvre de Pablo Picasso offre un point de départ vers un ailleurs, cartographie sans frontières où les arts se mêlent et où la poésie prévaut. Bien qu’il ne soit pas un artiste voyageur son cheminement dessine une trame mythologique qu’il nous invite à parcourir : « si on marquait sur une carte tous les itinéraires par où je suis passé et si on les reliait par un trait cela figurerait peut-être un minotaure ».

Hormis ses trajets entre l’Espagne et la France ou ses voyages en Hollande, Italie, Angleterre et Pologne, nul pays plus lointain n’est tamponné sur son passeport. Aux bateaux ou aux avions, Picasso préfère le train qui le ramène continuellement sur les plages du midi. Voyageurs, ses amis artistes, poètes et intellectuels sillonnent le monde et lui envoient des cartes postales. Collectionnées par centaines et étudiées pour la première fois, ces images constituent une source exceptionnelle d’inspiration pour ses œuvres.

Dévoilant la richesse visuelle de cette relation épistolaire, l’exposition Picasso, voyages imaginaires rend compte de l’étendue de sa curiosité, aiguisée d’une volonté sans borne à entrevoir d’autres cultures que la sienne. A travers cent peintures, sculptures, assemblages, dessins en dialogue avec des œuvres maîtresses des musées de Marseille et du Mucem, l’exposition emprunte cinq itinéraires Bohème Bleue, Afrique fantôme, Amour antique, Soleil noir et Orient rêvé, autant de voyages dans l’antre imaginaire du génie Picasso.

Picasso, voyages imaginaires : Textes de salle

Bohème bleue

Profitant du développement des lignes ferroviaires reliant la France et l’Espagne après la création de la compagnie TBF (Tarragone-Barcelone-France), Picasso effectue son premier voyage à Paris en octobre 1900, afin de représenter son pays natal à l’Exposition universelle avec la toile Les Derniers Moments. La capitale rayonne et affirme sa puissance coloniale à travers un faste cosmopolite affiché dès l’entrée de la manifestation par un portail pseudo-Khmer. Est-ce à cette occasion qu’il découvre ses premiers objets extra-occidentaux, encore relayés au rang de curiosités ? Il profite surtout de ce séjour pour visiter le Louvre, le musée du Luxembourg et des galeries d’art qui le confrontent directement aux oeuvres de Van Gogh, Gauguin et Cézanne. Mais l’ambiance de fête régnant à Montmartre est rapidement assombrie par le suicide dans un café de son ami artiste Casagemas, fou amoureux de la modèle Germaine.

Pablo Picasso Mère et enfant 1902 huile sur toile 40.5 x 33 cm Edimbourg, National Galleries of Scotland © Succession Picasso 2018 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso Mère et enfant 1902 huile sur toile 40.5 x 33 cm Edimbourg, National Galleries of Scotland © Succession Picasso 2018 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Ses figures osseuses et mélancoliques, sujets d’une humanité souffrante, triste et pauvre, ou saltimbanques errant dans des paysages espagnols déserts, se teintent subitement d’un bleu céleste. Après plusieurs allers-retours entre Barcelone et Paris, il s’installe en 1904 au Bateau-Lavoir, place Ravignan, lieu de rencontres où la poésie triomphe de la faim partagée avec la « colonie » des artistes espagnols, Ricardo Canals, Totote, Ramón Pichot, guidé par la fidélité des poètes Guillaume Apollinaire et Max Jacob.

Pablo Picasso, Le Fou, 1905 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Bohème Bleue
Pablo Picasso, Le Fou, 1905 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Bohème Bleue

Ce dernier sert de modèle pour le célèbre buste sculpté Le Fou en 1905, icône de ces années de bohème. Avec en poche les 20 francs donnés par Max Jacob, il arrive en Hollande chez le poète Thomas Schilperoort. Pour un Andalou, le dépaysement est total. Son carnet de voyage rend compte de ses impressions nordiques, abandonnant le thème de l’Arlequin pour des visages de Hollandaises croqués sans affect et déjà teintés de rose.

Pablo Picasso, Carnet de Hollande (profil de jeune Hollandaise), été 1905 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Bohème Bleue
Pablo Picasso, Carnet de Hollande (profil de jeune Hollandaise), été 1905 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Bohème Bleue

Afrique fantôme

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Afrique fantôme et Horta - Sorgues – Marseille
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Afrique fantôme et Horta – Sorgues – Marseille

Au début de l’année 1906, Picasso visite au Louvre une exposition d’art ibérique présentant les fouilles récentes des sites d’Osuna et de Cerro de los Santos. Ces sculptures archaïques vont être déterminantes dans son retour aux sources espagnoles.

Durant l’été, il se rend à Gósol, village isolé de Haute Catalogne, en compagnie de Fernande Olivier. Fasciné par la vierge romane en bois polychrome de l’église, il entame une série de bois sculptés restituant la rudesse des oeuvres de Gauguin. Peu à peu, l’archaïsme espagnol se double d’un intérêt pour l’art africain. Il découvre, accroché à un mur de l’atelier d’André Derain, un masque Fang du Gabon, s’intéresse au fétiche Vili du Congo acquis par Henri Matisse et achète un ensemble de cartes postales « ethnographiques » édité par Edmond Fortier. Lors d’une visite au musée d’Ethnographie du Trocadéro, c’est un véritable choc : « J’ai compris que c’était très important : il m’arrivait quelque chose, non ? J’ai compris pourquoi j’étais peintre. Tout seul dans ce musée affreux, avec des masques, des poupées peaux-rouges, des mannequins poussiéreux. »

La fascination/répulsion que ces arts extra-occidentaux provoquent chez lui mais aussi le contexte anarchiste et l’épidémie de syphilis qui ronge Paris plongent Picasso dans une recherche intérieure proche de « l’exorcisme ». Farouchement déterminé à révolutionner la peinture de son temps, il signe une série extraordinaire de centaines d’études, toiles, dessins, de figures vivement hachurées, aux visages parés de masques africains, griffés et fantomatiques. Malgré l’incompréhension de ses amis qui les découvrent dans l’atelier, Les Demoiselles d’Avignon ne cesseront de le hanter.

Pablo Picasso Buste 1907-08 huile sur toile 41.91 x 43.18 cm Dallas Museum of Art, Foundation for the Arts Collection, gift of Joshua L. Logan, Loula D. Lasker, Ruth and Nathan Cummings Art Foundation, Mr. and Mrs. Edward S. Marcus, Sara Dorsey Hudson, Mrs. Alfred L. Bromberg, Henry Jacobus and an anonymous donor, by exchange © Succession Picasso 2018 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso Buste 1907-08 huile sur toile 41.91 x 43.18 cm Dallas Museum of Art, Foundation for the Arts Collection, gift of Joshua L. Logan, Loula D. Lasker, Ruth and Nathan Cummings Art Foundation, Mr. and Mrs. Edward S. Marcus, Sara Dorsey Hudson, Mrs. Alfred L. Bromberg, Henry Jacobus and an anonymous donor, by exchange © Succession Picasso 2018 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Sorgues – Marseille

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Afrique fantôme et Horta - Sorgues – Marseille
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Afrique fantôme et Horta – Sorgues – Marseille

Durant l’été 1909, Picasso et Fernande partent se ressourcer à Horta de Ebro, village catalan aux constructions cubiques et à l’aspect moyenâgeux dont il photographie l’architecture reposant sur des formes simples. À travers ce retour aux sources, Picasso « admire l’austérité même des paysages dans ce qu’elle a conservé de mauresques et des vestiges des occupations de l’Antiquité ». À l’instar de Cézanne, il cherche dans la nature les formes géométriques qui la composent, la sphère, le cône et le cube, fondement de ses réflexions entamées avec son compagnon de cordée Georges Braque. En 1912, entamant une relation secrète avec Eva Gouel, il décide « de tout abandonner, Montmartre, le boulevard de Clichy, Paris, en quête d’un paradis terrestre afin de se soustraire au vacarme».

Ils se rendent à Sorgues, « un pays très joli », non loin d’Avignon, où ils s’installent fin juin à la villa Les Clochettes, bientôt rejoints par Braque. Les deux artistes entament alors une période très prolifique d’expérimentations. Ils apposent sur leurs toiles des lettrages industriels au pochoir, collent des bouts de papier, de tapisserie, épurent leurs compositions jusqu’à les réduire à de simples traits qui obligent le spectateur à imaginer et synthétiser le motif. On lit çà et là sur les toiles « Ma Jolie », ou « Pernod fils » ; pipes et guitares sont des motifs de prédilection, et Picasso peint à même les murs de la villa une ode amoureuse à sa jolie muse en kimono.

Pablo Picasso, Violon et bouteille sur une table, automne 1915 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Horta - Sorgues – Marseille
Pablo Picasso, Violon et bouteille sur une table, automne 1915 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Horta – Sorgues – Marseille

De Sorgues, les deux hommes se rendent à Marseille et y restent deux jours pour acheter quelques curiosités, des « nègres » comme on dit alors, dont ce fameux masque Krou de Côte d’Ivoire aux yeux cylindriques qui va lui inspirer une série de sculptures cubistes.

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Afrique fantôme et Horta - Sorgues – Marseille
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Afrique fantôme et Horta – Sorgues – Marseille

Rome – Naples

Le 17 février 1917, Picasso et Cocteau embarquent dans un train gare d’Austerlitz pour rejoindre Serge Diaghilev à Rome où il a emmené sa troupe des Ballets russes, afin de travailler aux décors et costumes de Parade. Leur séjour va durer huit semaines. Ils descendent tout d’abord avec Cocteau à l’hôtel de Russie, via del Babuino, puis trouvent un atelier d’artiste via Margutta dont les fenêtres donnent sur la Villa Médicis. Picasso visite tous les musées, achète des cartes postales d’Italiennes en costumes folkloriques et retrouve à Rome ses amis futuristes, notamment Depero dans l’atelier duquel ils se réunissent. En voyage, son rythme créatif s’atténue. Il s’imprègne de découvertes, peint peu, esquisse quelques dessins.

Pablo Picasso Deux femmes courant sur la plage 1922 Gouache sur contreplaqué 32 x 41.5 Paris, Musée national Picasso © Succession Picasso 2018 photo : RMN-Grand Palais (musée national Picasso - Paris) / Mathieu Rabeau - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso Deux femmes courant sur la plage 1922 Gouache sur contreplaqué 32 x 41.5 Paris, Musée national Picasso © Succession Picasso 2018 photo : RMN-Grand Palais (musée national Picasso – Paris) / Mathieu Rabeau – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Sur les pas d’Ingres, de Corot ou de Poussin, son style oscille entre naturalisme froid et cubisme tardif. Il se rend deux fois à Naples où « l’Antiquité grouille toute neuve dans ce Montmartre arabe ». Subjugué par les trésors du musée d’Archéologie et la concision des fresques de Pompéi, il est sensible aussi au folklore napolitain et à la commedia dell’arte, nourrissant l’imaginaire théâtral du ballet Pulcinella. Dans une correspondance, il décrit à Gertrude Stein son agréable voyage italien : « J’ai soixante danseuses. Je me couche très tard. Je connais toutes les dames romaines. J’ai fait beaucoup des fantaisies pompéiennes qui sont un peu lestes. J’ai fait des caricatures de Diaghilev, du danseur Massine et des danseuses. Elles m’ont fait des cadeaux chinois achetés à San Francisco. » Parmi ces danseuses, Picasso retient le charme classique de celle qui vient d’obtenir son premier rôle d’étoile, Olga Khokhlova. Mais, « attention, le prévient Diaghilev, une Russe on l’épouse ».

Soleil noir

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Soleil noir
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Soleil noir

« Il faisait tellement noir à midi qu’on voyait les étoiles », dit un poème adressé à Dora Maar. Au contact des surréalistes et de Christian Zervos, éditeur de la revue Cahiers d’art, Picasso enrichit son « musée imaginaire » de nouvelles sources égyptiennes, néolithiques, amérindiennes, océaniennes et africaines. Sans se rendre dans ces contrées lointaines, il reçoit toujours plus de cartes postales soigneusement choisies par leurs expéditeurs, admirateurs du peintre. Décidément l’Afrique qu’il prétend ne pas connaître le hante, et le primitivisme s’immisce à nouveau dans ses recherches. Il visite au musée du Trocadéro la collecte d’objets rapportés de la mission Dakar- Djibouti, documentée par Michel Leiris dans son journal de bord, L’Afrique fantôme. Un masque Nimba Baga de Guinée trône alors dans son atelier de sculptures du château Boisgeloup, dont les majestueuses rondeurs dialoguent avec les métamorphoses corporelles et faciales de sa jeune compagne Marie-Thérèse. Olga quant à elle disparaît, réduite à des signes géométriques érigés en fétiches primitifs.

Pablo Picasso Le Baiser 30 décembre 1943 huile sur papier 66 x 50 cm Musée national Picasso-Paris en dépôt au Musée Cantini, Marseille © Succession Picasso 2018 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso Le Baiser 30 décembre 1943 huile sur papier 66 x 50 cm Musée national Picasso-Paris en dépôt au Musée Cantini, Marseille © Succession Picasso 2018 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Après la naissance de sa fille Maya, Picasso poursuit son itinéraire amoureux avec Henriette Théodora Markovitch, alias Dora Maar, artiste photographe qui lors de leur première rencontre lui fait forte impression en plantant un couteau entre ses doigts, sa main à plat sur une table des Deux Magots. Née sous le signe du scorpion, d’un père croate, elle lui apparaît non comme un simple modèle mais comme son alter ego surréaliste, indomptable, avec qui il vivra une relation passionnelle et destructrice. Ses portraits sauvages, hybrides et cruels crient la souffrance du bombardement de la ville basque de Guernica, reflets tragiques d’une Espagne qu’il ne reverra plus jamais, où l’imaginaire se tait dans la noirceur.

Soleil azur

Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille - Soleil noir
Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille – Soleil noir

En 1943, Picasso âgé de soixante-deux ans, fait la connaissance de Françoise Gilot et aspire à une nouvelle renaissance, délaissant après la guerre son costume de Minotaure pour celui du faune méditerranéen. Invité par Romuald Dor de la Souchère, conservateur du musée d’Antibes, il installe son atelier au château Grimaldi, futur musée Picasso. Avec du Ripolin, il peint sur des toiles, des plaques de fibrociment ou de contreplaqué des natures mortes d’oursins, de seiches, ou de poulpes, renouant avec les thèmes mythologiques d’une certaine joie de vivre. Il s’adonne également à l’imitation de céramiques antiques avec sa série de Tanagra, statuettes de terre cuite apparues en Grèce aux IV et IIIe siècles avant J.-C., et dévoile son inspiration par les vases à figures noires grecques lors de ses séjours aux ateliers de poteries de Vallauris. Il développe en outre un bestiaire imaginaire à l’aide d’objets récupérés, fourchette, pelle, bois et osier, le tout emprisonné dans du plâtre grossièrement appliqué pour créer La Grue en 1951.

Pablo Picasso Les Baigneurs 1956 Bronze 264 x 83.5 x 83.5 cm Paris, Musée national Picasso-Paris © Succession Picasso 2018 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso Les Baigneurs 1956 Bronze 264 x 83.5 x 83.5 cm Paris, Musée national Picasso-Paris © Succession Picasso 2018 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Picasso réitère cette expérience de récupération durant l’été 1956, lorsqu’il ramasse des bouts de bois sur la plage de la Garoupe et des pieds de lit qu’il recycle pour son unique ensemble sculpté Les Baigneurs. Inspirés de l’art des Cyclades (2500 avant J.-C.), les acteurs sculptés de ce théâtre méditerranéen, fondu en bronze pour décorer le jardin de son marchand Kahnweiler, forment une fontaine au centre de laquelle le rôle principal est tenu par un « Manneken Pis ».

Orient rêvé

Quand survient le décès de Matisse en 1954, Picasso perd à la fois un ami cher et un guide qui le mit notamment sur la piste de l’Afrique. En hommage au maître des odalisques niçoises et pour témoigner une fois encore des basculements de l’Histoire, Picasso se détourne de son aversion pour l’exotisme en entreprenant, alors qu’éclatent les premiers affrontements de la guerre d’Algérie, une série de quinze toiles, précédées d’études préparatoires d’après Femmes d’Alger de Delacroix.

Pablo Picasso Les Femmes d’Alger , d’après Delacroix - variation E 1955 Huile sur toile 46 x 55 cm San Francisco, SFMOMA San Francisco Museum of Modern Art - Gift of Wilbur D. May © Succession Picasso 2018 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso Les Femmes d’Alger , d’après Delacroix – variation E 1955 Huile sur toile 46 x 55 cm San Francisco, SFMOMA San Francisco Museum of Modern Art – Gift of Wilbur D. May © Succession Picasso 2018 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

À l’encontre du père du romantisme français, Picasso inverse le regard occidental : plutôt que de projeter une vision fantasmée du harem algérien, il s’immisce littéralement dans le tableau. Tout n’est alors qu’arabesque libérée, rythme frénétique, calligraphie du geste et composition érotique. La représentation des femmes y est stylisée, faite de poses suggestives voire allégoriques en ce qu’elles sont contemporaines de la libération des femmes. Picasso fait appel à ses origines andalouses, aux azulejos de l’Alhambra et aux tissus chamarrés que Jacqueline revêt en modèle.

Pablo Picasso Femme nue au bonnet turc 1er décembre 1955 huile sur toile 116 x 89 cm Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle. Donation Louise et Michel Leiris, 1984. En dépôt depuis le 2 septembre 1998 au Musée national d’art moderne - Mnam / Cci © Succession Picasso 2018
Pablo Picasso Femme nue au bonnet turc 1er décembre 1955 huile sur toile 116 x 89 cm Centre Pompidou, Paris. Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Donation Louise et Michel Leiris, 1984. En dépôt depuis le 2 septembre 1998 au Musée national d’art moderne – Mnam / Cci © Succession Picasso 2018

Cette dernière apparaît monumentale, frontalement dénudée, figure préhistorique au visage égyptien doté d’un oeil Oudjat, d’un turban et d’un chapeau turc ou d’une mantille espagnole. Aussi bien, si Picasso se tourne vers l’Orient après la guerre, c’est sans doute pour entamer un dernier voyage à travers ses racines arabo-andalouses, un voyage imaginaire dans les racines d’une Espagne emprisonnée, jadis omeyyade, tolérante et éclairée.

Pablo Picasso L’Enlèvement des Sabines 4 novembre 1962 - 8 novembre 1962 Huile sur toile 97 x 130 cm Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne - Centre de création industrielle. Don de M. Daniel-Henry Kahnweiler en 1964. © Succession Picasso 2018 - Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité - Marseille
Pablo Picasso L’Enlèvement des Sabines 4 novembre 1962 – 8 novembre 1962 Huile sur toile 97 x 130 cm Centre Pompidou, Paris Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle. Don de M. Daniel-Henry Kahnweiler en 1964. © Succession Picasso 2018 – Picasso, voyages imaginaires à la Vieille Charité – Marseille

Les Baigneurs

Les cartes postales de Picasso

Picasso a reçu plus de sept cents cartes postales de ses amis, admirateurs et marchands et il en collectionna presque un nombre équivalent. Sa collection personnelle dessine toute une géographie de ses voyages, avec plus d’une centaine de cartes. Son intérêt pour la carte postale de voyage est très précoce car on retrouve de nombreux paysages de ses premières destinations : Horta de Ebro, Cadaqués ou encore Barcelone. Les villes et villages de France sont également bien représentés. On compte d’importantes vues aériennes des cités balnéaires de Dinard, Saint- Malo, Arcachon puis Marseille, Vallauris, Cannes, Juan-les-Pins et Antibes. Après l’Espagne et la France, quelques paysages d’Italie avec Rome, Pompéi et Naples viennent compléter le panorama, donnant ainsi une idée précise des trois pays les plus chers à l’artiste. […] Picasso a conscience que derrière chaque carte se cache un regard et c’est sans doute ce qui l’encourage à collectionner parfois plusieurs vues d’un même lieu. Il saisit ainsi tout le potentiel de la carte postale en l’associant aux pouvoirs expressifs de la photographie. […] On en retrouve deux dans la correspondance que Picasso a reçue. La première met en scène Salvador Dalí dans un univers pittoresque de pêcheurs et la deuxième représente Paul et Nusch Éluard en 1939, photographiés par Man Ray au moment de la mobilisation de Paul Éluard comme lieutenant dans le Loiret.
[…]
En mai 1906, à l’occasion de l’Exposition coloniale qui s’est tenue à Marseille ou bien lors de la présentation d’un village sénégalais au Grand Palais à l’automne de la même année, Picasso fit l’acquisition d’une quarantaine de cartes postales, représentant essentiellement des femmes de l’Afrique noire. Il s’agit, après le corpus des paysages de ses voyages, de l’ensemble le plus important et le plus homogène de sa collection personnelle. […]
Les cartes de Hollandaises en costumes traditionnels datent d’un séjour en Hollande en 1905, et toutes les variations sur le costume et les mises en scènes de la commedia dell’arte datent des premiers voyages en Italie dès 1917. Les images du Japon, d’ouvriers de Russie ou certaines scènes de rue en Turquie nourrissent des voyages imaginaires car Picasso est un artiste qui a très peu voyagé. […]
Les marchands de Picasso constituent les premiers expéditeurs de cartes postales. Daniel- Henri Kahnweiler en envoya un peu moins d’une centaine ; Paul et Léonce Rosenberg, une cinquantaine. Picasso se saisit sans doute du regard de ses proches et notamment de ses marchands pour nourrir son imagination, mais les cartes envoyées rencontrent un intérêt esthétique et visuel moins grand que celles de son propre répertoire. […]
Nombreuses sont celles qui évoquent les silences de l’artiste, l’absence de réponse à des courriers précédents, sa discrétion quant à son quotidien, car Picasso se nourrissait pour son travail d’un rapport très exclusif avec un entourage restreint. Aussi la carte postale dit-elle mieux que tout autre support la volonté de pérenniser un lien d’amitié avec l’artiste sans pour autant être intrusif.[…] Au verso d’un paysage de montagne, Paul Éluard ordonne sur la carte postale sept mots dans l’espace aérien de la feuille : « Les Éluard aiment leur ami Pablo Picasso ». Objet de curiosité controversé quant à l’intimité du message révélé aux yeux de tous, la carte postale a fasciné les dadaïstes et les surréalistes pour ses qualités humoristiques et fantaisistes. Paul Éluard, qui a collectionné plus de cinq mille cartes postales, distinguait les cartes artistiques, qu’il réservait à son usage personnel, et celles qu’il envoyait à Picasso. Quand les premières possèdent des qualités graphiques, esthétiques et visuelles, les secondes sont de simples paysages pittoresques de ses lieux de vacances. La carte postale, souvent synonyme de voyage, conserve une certaine part de légèreté et de naïveté ; mais, comme l’a dit Paul Éluard, si « les cartes postales ne sont pas de l’art, tout juste une petite monnaie de l’art » , elles ont parfois pu donner « l’idée de l’or » aux artistes de leur temps et Picasso a su en faire le meilleur usage.

Isis Jourda

Souvenirs de Marseille

À la suite de leur rencontre en novembre 1907 au Bateau-Lavoir devant Les Demoiselles d’Avignon, Pablo Picasso et Georges Braque entament une exploration artistique commune, qui va prendre la forme, jusqu’à la mobilisation de Braque pour la Grande Guerre de 1914, d’un véritable laboratoire cubiste. Liés autant intellectuellement que par l’amitié, leur collaboration devient très étroite à partir de leur séjour à Céret durant l’été 1911, puis à Sorgues l’été 1912. Leurs oeuvres analytiques puis synthétiques présentent des similitudes si troublantes qu’il est parfois difficile d’en déceler l’auteur. Dépassant les leçons cézanniennes, leurs compositions font valoir la rythmique picturale au détriment des motifs, qui sont représentés sous plusieurs angles éclatés.
Au fil de cette « cordée en montagne » , ils développent un imaginaire mutant, dynamisent le regard que doit porter le spectateur sur leurs oeuvres, et s’intéressent de plus en plus aux arts extra-occidentaux, qui ouvrent la voie à une quatrième dimension spirituelle aux sources de l’art moderne. C’est pour faire quelques achats d’objets d’art africain qu’ils se rendent en août 1912 à Marseille, où ils passent deux journées qui seront semble-t-il déterminantes pour Picasso dans sa découverte de l’art primitif. À cette époque, Marseille prospère grâce à l’expansion du port de la Joliette, qui profite d’importants liens commerciaux avec le Maghreb et dont les colonies françaises constituent les principaux débouchés. Forte de ce nouvel élan économique, la municipalité affirme sa place de métropole méditerranéenne lors de sa première exposition coloniale en 1906, qui connaît un retentissement national. […]

Six ans plus tard, le 23 juin 1912, Picasso s’installe avec Eva Gouel à Sorgues, près d’Avignon, dans la joliment nommée villa des Clochettes. Braque le rejoint en juillet et s’installe non loin de là avec son épouse Marcelle à la villa Bel Air, une « ferme japonaise » où l’on passe de « bonnes soirées au coin du feu » en plein mois d’août. Sous la chaleur du midi, ils expérimentent tous deux de nouvelles trouvailles cubistes, renouant avec la réalité au moyen de représentations fragmentées d’objets usuels, d’instruments de musique ou de pipes et, pour la première fois, l’ajout de papiers découpés, de fragments de tapisseries, parfois de sable et de poussière. C’est alors que, s’échappant de leur laboratoire, poussés par un insatiable besoin de découvertes, les deux amis se rendent à Marseille. Les lettres que Picasso envoie à son marchand Kahnweiler nous informent sur les motivations de ce bref séjour. Le 15 août, il écrit de Sorgues : « Wilbourg Braque est déjà installé, il habite la ferme japonaise […] si vous seriez fumeur, je vous conseillerais aussi les pipes de Marseille…» Est-ce pour fumer ou pour les peindre dans ses toiles cubistes que Picasso fait usage des pipes marseillaises ? Toujours est-il que la cité phocéenne abrite depuis le XIXe siècle la fabrique Léon Bonnaud, célèbre pour ses pipes ornées de têtes de personnages exotiques, asiatiques ou africains, originaires des contrées coloniales. Évidemment la postérité ne retiendra pas du passage de Picasso et de Braque à Marseille leur intérêt cubiste pour les pipes. Mais c’est bien la situation coloniale de la ville qui rend cette visite intéressante. Une autre lettre, datée du 11 août, est bien plus diserte sur la destination de cette escapade : « Nous avons été passé deux jours à Marseille. Wilbourg Braque voulait chercher une maison à l’Estaque ou dans un autre endroit près de Marseille […] Nous avons acheté des nègres, poursuit Picasso, un masque qui est très bien, une femme avec des grands nichons et un jeune nègre […] je vous enverrai un de ces jours des photos des nègres que j’ai acheté ». Braque ajoute dans une carte postale adressée le 16 août à Kahnweiler : « Nous avons achetés à Marseille quelques nègres vous verrez ils ne sont pas mal »[…]

Après la Seconde Guerre mondiale, Picasso se rapproche pourtant de Marseille et de Cézanne. Préférant « acheter la Sainte-Victoire » plutôt que de la peindre, il s’installe au château de Vauvenargues avec sa seconde épouse Jacqueline. Il est alors sollicité par le maire de Marseille, Gaston Defferre, qui vient d’engager d’importants travaux de reconstruction. Une grande rétrospective Picasso est d’abord organisée au musée Cantini en 1959, puis, à la suite de la commande avortée d’un monument commémorant la fondation de Massalia , il réalise en 1964-1965 avec son ami le sculpteur norvégien Carl Nesjar une sculpture monumentale dans le cadre d’un « 1 % artistique » pour le lycée Honoré- Daumier, construit par l’architecte d’État René Egger sur l’avenue du « médecin d’Égypte » Clot-Bey. […]

Guillaume Theulière

« Parfums d’Arabie et arabesques de ses cheveux »
Quel Orient pour Picasso ?

Picasso n’aime pas voyager. Il trouve même que c’est plutôt embêtant d’entreprendre un voyage pour découvrir finalement que la lumière au bord de la Marne ne diffère pas vraiment de celle d’Ampurdan. La légère exagération dans ses propos – notamment concernant la lumière, qui de toute évidence ne peut être la même d’un endroit à l’autre – ne cache pas moins le fond de sa pensée. Car, absorbé par son travail, il serait capable d’aller au bout du monde sans rien voir ; tout comme son ami Manitas de Plata dont il raconte avec amusement l’expérience au journaliste Christopher Finn : « Peu de gens comprennent qu’un artiste doit réserver tout son temps à son travail. Laissez-moi vous raconter une petite histoire […] Vous savez que Manitas de Plata était allé à New York pour donner une série de concerts. Quand il est rentré, je lui ai demandé : “Comment est New York ?” Manitas a été embarrassé et a essayé de répondre, mais en réalité il n’avait pas “vu” New York, il a fini par dire : “C’est grand, c’est haut…” Est-ce que ceci n’est pas remarquable et intéressant ? Il n’avait rien vu d’autre que son travail. »
Picasso exprime ici en filigrane sa propre conception du voyage, qui n’est pas le voyage intérieur mais celui du mouvement à l’intérieur du travail lui-même.

Si dans les années 1910 Picasso exprime son aversion pour l’exotisme , il se dit dans les années 1950 fasciné par l’Orient : « J’aurais aimé être maure ou oriental . Tout ce qui touche à l’Orient me séduit. L’Occident et sa civilisation ne sont que des miettes de ce gigantesque pain qu’est l’Orient. » Cette séduction indiquait-elle que Picasso était conscient d’une certaine pensée qui considérait l’Orient comme « un berceau pour l’humanité » ? Si cela est impossible à savoir, il est sûr au contraire que Picasso connaissait parfaitement, depuis sa jeunesse en Espagne, le terme « orientaliste », qui désigne la peinture de sujets d’inspiration orientale. Si l’artiste n’a jamais entrepris le voyage en Orient, il s’en faisait une idée par les récits de ses amis, les images en vogue qui circulaient sous forme de cartes postales et les productions des peintres orientalistes en Espagne et en France, ou encore de certains des artistes les plus proches de lui, comme Matisse. Aussi disait-il à Penrose : « Tu as raison, Matisse en mourant m’a légué ses odalisques, et voilà mon idée de l’Orient, bien que je n’y sois jamais allé. »

Androula Michael

Les Baigneurs ou le théâtre de la mer

Picasso façonne, en primitif, des engins au pouvoir magique. Il ramasse des bouts de planches, des bâtons cassés, un manche à balai, un cadre jeté à la poubelle, tout un déchet sans emploi. Il joue avec ces débris, les assemble et se trouve soudain face à une figure monumentale, chargée d’une vertu surnaturelle. Par sa texture de misère, le rebut est l’occasion du miracle.

Georges Salles

De l’assemblage à l’animation scénique

Durant les mois d’août et septembre 1956, Picasso travaille aux Baigneurs, ensemble de six personnages longs et géométriques fait de planches de bois grossièrement assemblées, issues d’objets de récupération : morceaux de caisse, pieds de lit, manches à balai, châssis de tableau… Sur le bois sont gravées et peintes, en rouge et blanc, des indications anatomiques. Une véritable mise en scène, décidée par Picasso lui-même à l’issue d’une série d’études graphiques, régit la disposition des sculptures dans un décor de plage, inspiré des longues journées que Picasso passe en famille sur les bords de la Méditerranée. Ainsi, de gauche à droite et du fond vers l’avant : la Plongeuse et l’Homme aux mains jointes sont sur la jetée, la Femme aux bras écartés et le Jeune Homme sur un plongeoir, l’Homme-fontaine et l’Enfant les pieds dans l’eau. Comme on peut le voir dans ses précédents assemblages, notamment dès 1953 dans la série des poupées peintes en bois qu’il avait confectionnées pour sa fille Paloma, Picasso sait concevoir un être vivant à partir de quelques morceaux de bois, investis par le geste créateur d’un caractère à la fois primitif et expressif. Un rapprochement formel avec l’aspect planimétrique des sculptures, dont les surfaces sont décorées d’incisions, a pu être fait avec les idoles cycladiques de la sculpture grecque préarchaïque, dont Picasso possédait un exemplaire. Ces oeuvres furent par ailleurs reproduites dans Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale d’André Malraux, paru en 1952. Selon Jean Leymarie, en effet, « dans les matériaux de hasard, il [Picasso] retrouve la force magique des idoles de marbre des Cyclades qu’il agrandit aux dimensions monumentales ». Avec le groupe des Baigneurs, l’artiste utilise à l’échelle monumentale des techniques qui ont leurs sources dans les constructions cubistes, telles les petites guitares en carton de 1912 , dans lesquelles il assemblait sur une surface plane des matériaux issus de la réalité, transformant l’oeuvre d’art en « signe ». Le travail sur l’animation de surfaces planes se poursuit dans les années 1950 et au début des années 1960 avec la création des sculptures en tôle pliée et peinte, comme les portraits de Sylvette où l’on observe une géométrisation de la sculpture et une composition à partir de plans découpés, également à l’oeuvre dans le groupe des Baigneurs, où les six personnages apparaissent comme autant de totems rectilignes rythmés par les lignes que dessinent les mouvements des corps : têtes, bras et jambes.

Voyage mythologique en Méditerranée

Une véritable chorégraphie scénique régit les Baigneurs, que Picasso inscrit dans un espace qui devient une composante à part entière de l’oeuvre. Nous pouvons supposer que le sculpteur envisageait depuis le début de faire un groupe, comme en témoignent le jeu sur les différents formats des figures et les variations sur les gestes qui font de chaque personnage un être animé à la personnalité propre.[…]

Virginie Perdrisot-Cassan

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