Jusqu’au 10 février 2019, la Friche accueille, au 5° plateau de Tour-Panorama, Biomorphisme, une proposition particulièrement intéressante et singulière du Centre Gilles Gaston Granger.
Avec : Jean Arnaud, (vidéo, dessin, installation) – Peter Briggs, (sculpture, installation) – Amélie de Beauffort, (dessin, installation) – Nathalie Delprat, (vidéos et installation interactive) – Julie Pelletier, (sculpture, installation) – Sylvie Pic, (dessin) – Barbara Sarreau, (danse) – Teruhisa Suzuki, (installation, sculpture)
Les huit artistes présents dans l’exposition Biomorphisme sont associés depuis plusieurs années au groupe de recherche « Biomorphisme – Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant » qui réunit des scientifiques et des théoriciens de nombreuses disciplines : Sciences de l’art, esthétique, philosophie, mathématiques, physique, biologie, écologie, neurosciences.
Dans leur texte d’intention Julien Bernard, Sylvie Pic et Pascal Taranto soulignent :
« Le vivant fait montre d’une extraordinaire inventivité formelle, d’une très grande variabilité et plasticité. Les formes du vivant sont multiples, foisonnantes – sinon infinies – et toujours étonnantes.
Cet étonnement est celui des artistes, des scientifiques et des philosophes, réunis dans le programme de recherche “Biomorphisme. Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant”. Leur méthode est résolument transdisciplinaire, et sans hiérarchisation entre propositions artistiques et scientifiques ».
Un peu plus loin, ils affirment l’ambition de vouloir « poser sur le vivant un regard qui en dégage la complexité formelle, par-delà la naïve familiarité que nous entretenons habituellement avec lui ».
L’exposition Biomorphisme rassemble huit univers artistiques singuliers dans lesquels les pratiques et les médiums sont très divers (dessin, sculpture, installation, vidéo ou performance).
Si « chacun place à sa manière les formes du vivant au fondement de son travail », les formes présentées sont elles-mêmes très diverses : corps des organismes (animaux ou végétaux), productions du vivant (habitat, traces), gestes, métamorphoses, jeux stratégiques (camouflage, mimétisme), ou encore « les formes de la sensation et de la perception, les formes de l’empathie et ses limites ».
Cette richesse, cette diversité et cette « complexité » pouvaient faire craindre une exposition très hétérogène et conceptuelle, difficile à suivre et un peu « barbante »… Il n’en est rien !
Biomorphisme est une vraie réussite que l’on peut tout à fait voir sans aucune préparation. Les œuvres parlent d’elles-mêmes, avec force, sans avoir besoin d’aucun auxiliaire. Le parcours est passionnant et relance continuellement la curiosité du visiteur.
La scénographie et l’accrochage conçues par Karin Graff, commissaire de l’exposition, proposent un parcours d’une grande fluidité qui joue au mieux avec les contraintes des volumes de la Friche. Elle offre à chaque artiste l’espace nécessaire pour que ses propositions s’expriment pleinement. Elle sait opportunément créer des rapprochements et des oppositions qui font sens, où quand c’est nécessaire, isoler les installations qui l’exigent.
Les cartels enrichis sont rédigés avec simplicité et efficacité. Ils offrent d’utiles repères sur les artistes comme sur les pièces exposées.
Néanmoins, Biomorphisme n’est pas sans interroger son visiteur. L’exposition bouscule souvent sa perception des formes du vivant et l’interpelle sur ces approches transdisciplinaires qui réunissent artistes et chercheurs en sciences humaines comme en sciences « dures » depuis 2016 et au moins jusqu’en 2020…
En effet, l’exposition n’est qu’un élément d’un ensemble de dispositifs (séminaires, colloques, activités pédagogiques, publications) par lesquels ses acteurs s’efforcent « d’interagir pour tisser ensemble une réflexion sur les formes du vivant ».
Le visiteur pourra donc enrichir son expérience de l’exposition avec la lecture d’un passionnant texte de 26 pages proposé par David Romand, philosophe et historien de la connaissance et Julien Bernard, philosophe des sciences. Ce document est disponible à l’entrée de Biomorphisme.
L’exposition s’accompagne d’un colloque scientifique gratuit ouvert au grand public qui se déroulera à La Friche le 25 janvier 2019. Il rassemblera 24 intervenants, dont les artistes de Biomorphisme.
Plusieurs performances sont programmées pour cette journée du 25 janvier avec notamment Barbara Sarreau, chorégraphe ainsi qu’une visite commentée « performative » de Peter Briggs.
Enfin, un riche ensemble de documents du groupe de recherche « Biomorphisme – Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant » est disponible sur le Carnet de recherche hébergé par le site hypotheses.org.
L’exposition s’inscrit dans un programme conduit par le Centre Gilles Gaston Granger, unité de recherche en philosophie et épistémologie comparative d’Aix-Marseille Université et du CNRS auxquels sont associés l’IMéRIA, l’A*Midex et la Fondation Carasso.
Par la richesse de son propos, par la diversité et la qualité des œuvres exposées et par sa scénographie sobre et efficace, Biomorphisme mérite sans aucun doute un passage par la Friche avant 10 février 2019.
À lire, ci-dessous, un compte rendu de visite et la présentation de l’exposition par Sylvie Pic et Julien Bernard. Ces documents sont extraits du dossier de presse.
En savoir plus :
Sur le site de la Friche
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Sur le Carnet de recherche Biomorphisme
Les liens vers les sites des artistes sont dans le compte rendu qui suit.
Le parcours débute avec une première salle toute en longueur.
Les six grands dessins sérigraphiques sur calque de Jean Arnaud de sa série Matière grise, 2018 sont opportunément placé devant les fenêtres qui ouvrent sur la cour Jobin.
Jouant intelligemment avec la lumière, ces grandes feuilles préserve les fragiles maquettes de Teruhisa Suzuki et réduisent les reflets sur les photographies de ces installations in situ.
Ces dessins de Jean Arnaud interrogent sur les limites mouvantes entre le minéral et le végétal.
Ils renvoient aussi aux « architectures » biomorphiques de Teruhisa Suzuki qui dans la tradition du Land Art s’intègrent dans leurs environnements. L’exposition ne peut évidement qu’évoquer ces œuvres ( Yane, Kazé et Shelter) à travers des maquettes et des représentations photographiques.
À noter, la présentation d’un Work in progress avec la maquette et des dessins de l’œuvre en projet Coquillage M. Ce projet est conduit avec les étudiants de la licence « Sciences et Humanités » de l’université Aix-Marseille.
Au fond de cette première salle, un espace accueille les projections simultanées de deux projets vidéos réalisés par Jean Arnaud en collaboration François Landriot (Improbable genèse, 2018) et Damien Beyrouthy (Mise en conformité, 2018).
Ces œuvres s’intéressent plus particulièrement à la morphogenèse donc propose de s’interroger sur la manière dont les êtres vivants « prennent forme »… et disparaissent comme semble le suggérer l’apparition fugace de la forme d’un rhinocéros à la fin de cette Improbable genèse…
Cette question de la morphogenèse traverse également les œuvres d’Amélie de Beauffort qui sont largement exposées dans l’espace suivant.
Deux Oxydations sur feuille d’argent montrent son intérêt pour matériaux dont les capacités de métamorphose participent à l’émergence des formes. Elles encadrent l’entrée de la salle de projection…
Plus curieuses et déstabilisantes, ses trente prothèses oculaires et son un œil de verre avec miroir convexe qui tapissent le fond de cette première salle pour un étrange Clin d’œil à P, 2012-2018. Cette œillade est destinée à Giuseppe Penone dont on connaît l’intérêt pour les formes du vivant … Mais cette pièce renvoie aussi à l’œil de Méduse et à Persée qui peuplaient en partie son exposition « La pierre dans les yeux » et qui semblent hanter son travail…
Amélie de Beauffort et Sylvie Pic
L’espace suivant, un vaste volume au centre de l’exposition, joue un peu le rôle d’un carrefour dans le parcours de visite.
Il confronte le travail de deux artistes où la question de la morphogenèse est largement partagée.
Chez Amélie de Beauffort, les matériaux sont sélectionnés pour leurs capacités de métamorphose. Ils participent à l’émergence des formes. S’y ajoutent la question de la surface et une pratique où « nouer, déplacer, couper, coller, trouer et quelques fois tracer, font et défont le dessin ».
Deux questions introduisent ce qu’elle a choisi d’exposer pour Biomorphisme :
Une œuvre peut-elle sédimenter les poussières des jours qui passent ? Peut-elle faire corail de notre temps ?
Au centre d’une première cimaise, elle accroche un fascinant Corail de sa collection. Le texte de salle consacre plusieurs lignes à cette présence que complète un fragment d’ammonite posé au sol, en équilibre contre le mur :
« Le paradigme de la métamorphose est le corail, dont les qualités plastiques se modifient : souple dans l’eau il se pétrifie dans l’air. En biologie, il fit également vaciller les frontières des catégories du vivant puisqu’il fut successivement classé comme végétal puis comme animal. »
À droite de ce corail, une œuvre emblématique de son travail : Cd’8, 2017 sur laquelle elle revient depuis plusieurs années. Ici, elle choisit de l’accompagner de la mention « Signe infini dessiné avec des fragments de photogrammes poinçonnés ». Ce 8 est donc un ∞…
Le protocole est clairement décrit par l’artiste : « Une ficelle nouée tombe sur le support, son parcours sinueux est suivi, poinçonné et ces opérations inlassablement répétées. Les points de vide ressemblent à de la couture, pourtant, il s’agit plutôt d’en découdre. Des fragments se détachent et se réassocient en de grandes pièces aux lacis complexes où l’égarement du regard est de mise. »
Sur son site, Amelie de Beauffort propose aussi d’entendre Cd’8 comme « C d’huit » et accompagne la présentation de cette pièce avec cette citation de Jean Baudrillard : « Le sujet ne peut que désirer, seul l’objet peut séduire »…
Au sol, Jardin#2, 2018 est une pièce tissée à partir d’un tapis de découpe. Sur cette surface qu’elle qualifie de martyr, l’artiste reproduit « les traces entrelacées des motifs poinçonnés dans les œuvres “papiers” »…
On peut aussi y voir des motifs biomorphiques et imaginer des yeux ou des organismes marins…
Au mur à gauche du corail, un autre tapis de découpe s’oxyde en compagnie d’une pièce Sans titre (2018) qui associe polyester encré, feuille de cuivre et vert de gris.
En face, deux autres surfaces semblables sont intitulées Jardin#1 et Jardin#3 et sous-titrées « Quand l’aigre vire au vert ».
Sur la gauche, une troisième cimaise rassemble deux œuvres. À l’évidence, l’une répond à Cd’8. Le polyester encré remplace les fragments de photogrammes, le stylet se substitue au poinçon, le nouage et le huit sont toujours présents…
Ce Persée, (8 x 8) . 8, par exemple est tout aussi étrange, captivant que séduisant.
À propos de cette pièce, Amélie de Beauffort confie sur son site :
« Depuis plusieurs années, le nouage en huit me travaille inlassablement. Je décidai de resserrer la question, peut-être d’en faire le tour. La répétition allait-elle épuiser le huit ? Je commençais à répéter l’objet jusqu’à en obtenir 9 puis 16. Où s’arrêter ? Plutôt, quand ? Le plus simple était de s’en tenir à un nombre de décisions minimum. Le huit étant déjà donné, je m’y suis tenue. Qu’allait produire un mur de 8 par huit nouages de 8 “identiques” ? Installer, réinstaller un mur de 8 : une vie des formes se tient dans la réserve. Et en même temps ne se satisfaire d’aucune forme. Celle donnée lors d’un accrochage, l’est à perte, puisqu’elle est en définitive non répétable à l’identique ».
Un peu plus loin, elle ajoute :
« Chevelure, ou bouclier, miroir noir, la surface se courbe en saillie et en concavité, les fentes s’entrouvrent suivant les tensions opérées par l’accrochage tout en négociant avec sa résistance, son élasticité et la gravité. Il n’y a aucune représentation à lire mais seulement un regard à pratiquer, et c’est cette pratique qui lui donne sens. Elle en passe par le corps, non pas en tant que corps représenté mais en tant que cela engage la jouissance du toucher et de la vue. Un glissement du regard vers le toucher qui invite à un corps à corps avec le nœud ».
Qu’ajouter ? Qu’il est encore question de nœuds dans les Demi-torsions en cours qui occupent la vitrine où se mêlent « Recherche, variations topologiques, ruban de Moebius et objets de collection de l’artiste »…
Quatre impressions contrecollées sur alu, voisinent avec Persée, (8 x 8) . 8.
Leur proximité semble évidente et ces images conduisent assez naturellement le regard vers les grands dessins sombres de Sylvie Pic qui leur font face, de l’autre côté de cet espace central.
Toutes les œuvres graphiques de Sylvie Pic appartiennent à l’importante série Sensorium qui elle-même se rattache à un ensemble intitulé Leibformen.
L’exposition présente plusieurs productions qui correspondent à diverses étapes de son processus créatif (esquisses, dessins préparatoires, etc.).
Ce qui peut s’assimiler à des orifices, des fentes laissent le regardeur dans l’incertitude face à ces dessins : Où est le dedans et le dehors ? Ces formes sont-elles concaves ou convexes ? Face à quelle intimité est-on ? Doit-on y voir différents stades embryonnaires ? Est-on face à de l’immatériel, du rêve ou du vivant ?
Dans un texte destiné aux étudiants de la licence « Sciences et Humanités », Sylvie Pic apportait en mai dernier quelques indications sur son travail :
« La série de dessins intitulée « Leibformen », sur laquelle je travaille actuellement, essaie d’approcher les formes du corps sensible ou perceptif. Une distinction essentielle entre deux acceptions du mot « corps » a été dégagée par la phénoménologie : il y a d’une part le « Körper » et de l’autre le « Leib ». Le Körper, c’est le corps biologique, anatomique, celui qui est étudié de l’extérieur -comme n’importe quel autre objet du monde- par les sciences dites « naturelles », en particulier la biologie telle que pratiquée aujourd’hui. Le Leib, c’est le corps sensible, notre corps tel que nous le ressentons, le percevons, l’expérimentons de l’intérieur. Celui qui est affecté par la joie ou la douleur. Bien sûr, l’un n’existe pas sans l’autre, le corps ressenti est ancré dans le corps biologique et même au plus profond de lui : le corps sensible dépend étroitement des processus embryogéniques et des orientations spatiales du corps biologique. Cependant, ils n’ont pas la même étendue, le corps perceptif s’étend bien au-delà des limites du corps anatomique. Et, plus important, ils n’ont pas la même topologie : le Leib n’est pas fermé, il a plutôt une forme de champ et à lui seul appartient l’auto-affectation, la réflexivité.
Par ces dessins, j’essaie simplement de voir comment ces deux aspects du corps s’articulent entre eux. Au sens spatial le plus strict, où est le nœud, le gond qui les relie et leur permet de « jouer » ? Aucun dessin ne se donne seul, il fait partie d’une série et seule la série est signifiante car je procède par variations à partir d’un modèle fondamental.
(…) Je suis tentée de dire que l’outil fondamental de ma recherche est l’introspection. Mais, à vrai dire, le terme d’« introspection » (regard qui se porte vers l’intérieur) n’est pas adéquat. D’une part, parce que le mouvement de mon travail est inverse, c’est plutôt l’intérieur qui demande à se porter à la vue, au visible. (…) Et plus fondamentalement encore, parce que la distinction intérieur/extérieur est ici inopérante. »
Peter Briggs, Julie Pelletier et Nathalie Delprat
La fin du parcours accorde ensuite un espace particulier à chacune des trois dernières propositions artistiques.
L’installation du sculpteur britannique Peter Briggs se regarde en tournant le dos aux autres propositions.
Le regard y est introduit par une sculpture posée au sol que l’artiste aurait aimé utilisé comme main courante… Il s’agit d’une forme en Y fabriquée avec des rails de chemin de fer américains qui datent de 1917. Pour Peter Briggs, « leur configuration reprend le dessin de la constellation du Cancer ».
Les deux branches du Y conduisent le visiteur vers deux structures qui articulent son installation. Le texte de salle souligne que « Dhadha signifie moitié-moitié en Hindi ».
À droite, on découvre un ensemble d’objets suspendus à la cimaise qui renvoient au corps humain ou plus exactement à son habillement.
Une série de vestes d’homme, certaines en haillons voisinent avec des morceaux de tissus noirs, une paire de collants, une plaque de feutre, une autre de marbre…
À côté, une collection de gants en coton est clouée au mur. Dans une lettre à la commissaire reproduite sur son site, Peter Briggs en fait la description suivante : « trempés dans la barbotine de porcelaine et cuite à haute température, le tissu est éliminé par la chaleur, il ne reste que les formes fantômes des gants. »
L’autre branche du Y dirige le visiteur vers une longue étagère placée à hauteur de ses yeux et de ses mains.
L’artiste décrit son dispositif comme « a loose installation », quelque chose de lâche, libre qui assemble des pièces récentes conçues pour fonctionner ensemble.
À leur sujet dans sa correspondance avec Karin Graff, il précise ses intentions :
« Il s’agit d’une série de références à des processus complémentaires qui ont en commun une préoccupation avec une forme de plasticité induite et possible lecture de et par le corps. Et, à ce titre une identification par une forme d’empathie, de sympathie plutôt par le spectateur/tacteur avec ces choses et l’action qui a conduit à leur fabrication et finalisation.
Partout dans les opérations menées, il y a des références à des formes ou des processus naturels, organisées selon ce que Lars Spuybroek appelle ‘the radical picturesque’. C’est-à-dire, des opérations complémentaires qui donnent la forme à travers une plasticité de la gestation, de la croissance, ou, au contraire, du déclin, de l’érosion, de la destruction.
Des liens se tissent entre les choses, et ‘cet entre des choses’ est senti par les spectateurs, non pas comme une individuation éparpillée, mais comme une forme en soi. Ce qui leur permet d’en faire l’expérience et qui fournit les outils sensoriels, c’est une assimilation préalable de la notion et de la pratique du biomorphisme. C’est-à-dire l’ancrage du corps, de l’œil incarné et l’esprit dans le monde du vivant.
Les formes naturelles sont devant nous, mais aussi en nous, depuis nos rétines, jusqu’à nos plantes des pieds. La proprioception joue autant que la vision et le toucher dans notre sensibilité au monde.
C’est une relation d’assimilation au monde, ’embedded’, ’embarquée’ que je tente de cultiver et de mettre ‘en choses’ et ‘en espace’ dans ma contribution à cette exposition. »
Manifestement, l’ensemble excite la curiosité et provoque une envie irrépressible de toucher. Peter Briggs réussit à transformer son visiteur en « spec-ta(c)teur » et à créer un processus empathique qui passe par un rapport tactile fantasmé ou pas…
Au fond de l’espace d’exposition, la scénographie ménage un volume particulier pour les œuvres de Julie Pelletier qui conduit le visiteur à s’investir corporellement dans son univers.
Le texte de salle reproduit ainsi ses propos :
« Mon travail plastique est nourri par le monde animal et plus précisément les constructions qui lui sont propres (piège, protection, refuge…). Je m’en imprègne pour proposer au spectateur des installations où il devient acteur. Mes installations doivent s’intégrer au maximum dans leur lieu d’exposition. J’utilise autant que possible les moyens d’accroche présents dans l’espace pour installer mon travail de même que le fait l’araignée pour fixer sa toile. Les constructions, faites de matériaux industriels, sont à échelle humaine afin d’impliquer le spectateur dans l’œuvre si et de le questionner sur son environnement ».
Il faut donc se pencher un peu pour passer sous l’installation Délicatesse et autres tourments (2017-2018).
On pénètre alors dans un sombre couloir qui conduit à la Forêt fantasmée (2015-2018). Ici, face à son image fragmentée, reflétée à l’infini, chacun composera avec ses frayeurs, ses désirs et ses rencontres pour y construire peut-être des récits intimes.
Certains jours, Barbara Sarreau chorégraphe et danseuse pourra participer à votre expérience…
Au bout de ce « tunnel », un univers où l’on est invité à partager des formes plus animales dans un imaginaire poétique où l’on découvre des poches d’œufs (Œufs, 2017) et deux étranges dames (Ma dame I, 2016-2018 et Ma dame II, 2018), sculptures protectrices, enchantées ou ensorcelées où se mêlent fils de cuivre et colle thermofusible…
Le dernier espace de Biomorphisme est consacré à Nathalie Delprat
Intéressée par une approche art-science-philosophie, les travaux de Nathalie Delprat explorent les liens entre matérialité virtuelle, conscience corporelle et imaginaire.
Elle présente ici plusieurs œuvres issues d’un projet de recherche et création démarré en 2009 au LIMSI-CNRS dans la thématique VIDA (Virtualité, Interaction, Design et Art).
On peut ainsi découvrir un Carnets d’expérience (2013-2018) qui regroupe sous la forme d’une boucle vidéo des photographies de « Rêverie Augmentée » qui est basée sur les travaux de Gaston Bachelard sur l’imagination matérielle et la poétique de la rêverie.
Echo(s), 2018 est une vidéo sonore qui raconte l’histoire d’un personnage réel et de ses doubles virtuels…
Dans le prolongement de « Rêverie Augmentée », Nathalie Delprat travaille actuellement sur le projet ELEMENTA dont elle propose pour Biomorphisme deux éléments avec Murmure, une installation interactive et une présentation plus contemplative avec Persona.
L’expérience de Murmure est sans aucun doute singulière. C’est probablement un des moments marquants que de Biomorphisme.
À la condition d’y faire des gestes lents et mesurés, ce dispositif immersif offre la découverte déroutante d’un dédoublement de soi, de la « perte » de ses frontières corporelles, de nouvelles relations à l’espace, d’un corps avatar poétique à l’existence précaire…
Dans une salle obscure, une caméra Kinect récupère le squelette numérique de la personne présente. Un traitement des données basé sur un moteur de particules permet de projeter en temps réel le rendu graphique de son corps avec la densité et la forme d’une matière élémentaire (nuages, gouttelettes d’eau, flammes…).
La transformation virtuelle de sa densité corporelle crée d’étranges illusions perceptives comme la sensation de fragmentation, l’impression que son corps se vide ou qu’il se désagrège dans l’espace…
ELEMENTA est un projet interdisciplinaire de recherche et création qui a pour objectif d’étendre les études menées avec le paradigme de « Rêverie Augmentée » sur le ressenti poétique, sensoriel et émotionnel de la transformation virtuelle du corps à toutes les matières (eau, air, terre, feu, mélanges) et d’enrichir le dispositif avec le contrôle de l’avatar-matière par le souffle et la voix.
Il a été lauréat de l’appel à projet Maturation 2017 de la MSH Paris-Saclay et regroupe plusieurs laboratoires scientifiques dont le LIMSI-CNRS qui a développé le prototype RêvA, le LMA-CNRS à Marseille (Laboratoire de Mécanique et d’Acoustique), le CRPPC à Lyon (Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique) et le CGGG (Centre Gilles Gaston Granger) à Aix-en-Provence ainsi que des institutions des domaines artistiques comme le Conservatoire de Musique de Marseille et le Pôle Supérieur de Danse de Provence/Côte d’Azur.
Le prix CNRS-Images, décerné à Nathalie Delprat lors du Festival Sciences en Lumière 2018, permettra la réalisation d’un court-métrage sur ELEMENTA par le CNRS en 2019.
À l’avenir le dispositif pourrait être utilisé comme « outil de médiation thérapeutique, comme outil d’étude de la conscience corporelle, mais aussi comme outil de production artistique pour des performances de danse ou de musique augmentée… ».
Bio-morphisme, vie et forme, n’est-ce pas redondant ? En effet, qu’est-ce que la vie, si ce n’est une discontinuité dans l’a-morphe, une singularité dans la non-forme ? Forme se détachant d’un fond, organisme se différenciant d’un milieu, et entretenant avec lui un dialogue qui se traduit à son tour par l’émergence d’un deuxième niveau de formes. Le vivant fait montre d’une extraordinaire inventivité formelle, d’une très grande variabilité et plasticité. Les formes du vivant sont multiples, foisonnantes – sinon infinies – et toujours étonnantes.
Cet étonnement est celui des artistes, des scientifiques et des philosophes, réunis dans le programme de recherche « Biomorphisme. Approches sensibles et conceptuelles des formes du vivant ». Leur méthode est résolument transdisciplinaire, et sans hiérarchisation entre propositions artistiques et scientifiques. Leurs recherches les amènent à articuler entre eux : les aspects théoriques de la morphogenèse, l’esthétique du biomorphisme artistique, l’étude psychologique de l’empathie et de la perception, enfin les enjeux politiques – dans la crise écologique actuelle, plus que jamais, le besoin se fait sentir de réactiver notre sensibilité au vivant, de reprendre conscience de ce qui nous lie à la communauté biotique dans son ensemble. Posons sur le vivant un regard qui en dégage la complexité formelle, par-delà la naïve familiarité que nous entretenons habituellement avec lui.
Cette exposition réunit les univers de huit artistes. Ils utilisent des médiums très divers, chacun plaçant à sa manière les formes du vivant au fondement de son travail, sans nécessairement opposer sensibilité et conceptualisation, abstraction et figuration. Les formes présentées peuvent être celles des corps, des organismes animaux ou végétaux eux-mêmes ; mais elles peuvent être aussi celles des « productions » du vivant : son habitat (coquilles, cocons, toiles) ou les traces qu’il laisse dans la nature. Certains artistes mettent plutôt en scène le geste, les métamorphoses ou les jeux stratégiques des animaux (camouflage, mimétisme), ou encore les formes de la sensation et de la perception, les formes de l’empathie et ses limites…
Julien Bernard (maître de conférences en philosophie), Sylvie Pic (artiste), Pascal Taranto (professeur des universités en philosophie et directeur du Centre Gilles-Gaston Granger