James Ensor et Alexander Kluge : Siècles noirs à Arles

Jusqu’au 10 février 2019, la Fondation Vincent Van Gogh Arles présente avec « James Ensor et Alexander Kluge : Siècles noirs » une des expositions les plus étranges et déroutantes de cet hiver 2018-2019.

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à Arles - vue de l'exposition - Photo FVVGA
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à Arles – vue de l’exposition – Photo FVVGA

Après avoir vu et revu l’exposition, lu et relu le catalogue et visionné plusieurs fois l’entretien d’Alexandre Kluge avec Julia Marchand, commissaire de l’exposition, écrire une chronique à propos de ces Siècles noirs reste compliqué, difficile et laborieux…

En effet, cette confrontation entre les deux artistes « détonne » comme le souligne Julia Marchand dans son introduction au catalogue.

Le point de départ de ce projet semble avoir été James Ensor et plus précisément ses gravures. La commissaire a souhaité inviter Alexander Kluge à répondre à ce corpus d’œuvres qu’il connaissait mal… À ce propos, on pourra regarder avec profit l’entretien de Julia Marchand avec Alexander Kluge mis en ligne par la revue en ligne TK-21.

L’articulation du parcours de visite paraît être la traduction de cette élaboration.
En effet, tout commence avec les eaux-fortes de James Ensor qui occupent de manière exclusive les premières pièces de l’ancien appartement du directeur de la banque de France.
Il faut atteindre la troisième salle pour voir des œuvres de Kluge répondre à celle d’Ensor.
Ensuite, l’exposition confronte les gravures de l’artiste belge aux productions de l’écrivain et réalisateur allemand. Leur « rapprochement » se fait alors « à travers le prisme du grotesque et la pensée des anti-Lumières »…

Dans son texte introductif à l’exposition, Julia Marchand précise ainsi ses intentions :

« En réponse au rejet généralisé d’une société qui lui échappe, Ensor nourrit un grotesque ontologique dont l’héritage nous interpelle. Situé entre un pessimisme bouché et un rire régénérateur, le grotesque d’Ensor appelle un genre complémentaire, plus lumineux : le grotesque de conscience d’Alexander Kluge. Émanant du XXe siècle, que le penseur allemand nomme “Siècle noir”, il constitue une mise en garde contre l’endormissement de la pensée en des temps obscurcis par les guerres et la grande industrie. Le grotesque de Kluge opère à la manière d’un phare parmi les décombres de l’Histoire : il éclaire d’une lumière inattendue les faits et récits que l’on préfère garder sous silence et les place dans un jeu de relations qui les tient hors de l’ombre. Il se prolonge à notre époque, où l’impérialisme de la raison accompagne l’émergence d’algorithmes tranchants, pour éveiller des “contre-algorithmes”. Tapis dans une zone salvatrice, ils réhabilitent la raison épidermique, les tripes et l’affect en convoquant l’heureux retour d’Ensor. »

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Julia Marchand, commissaire de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Julia Marchand, commissaire de l’exposition

Dans l’article publié dans le numéro 87 de la revue TK-21, outre l’entretien déjà cité, on peut lire ces lignes qui éclairent en partie ce projet :

« Qu’ont-ils donc à se dire ? Qu’ont-ils donc à nous dire ? Quelque chose qui a à voir avec une conception du temps qui tient à une compréhension intime du psychisme et non à la croyance en son irréversibilité officialisée par la raison.
(…)
Voir des œuvres d’Ensor et de Kluge, c’est retrouver, dans le brouillard artificiel, mais si prégnant dont nous enveloppe cette crise sans fin, un peu de visibilité. Ce que l’on voit est moins un chemin qu’une ouverture portant sur ce brouillard même. Voir le brouillard comme un théâtre d’ombre, c’est comme voir les masques. C’est aussi faire l’expérience à la fois du fond ancien qui couve en nous et que le grotesque ranime et d’une sortie du piège mental que nous impose cette crise sans fin. »

« James Ensor et Alexander Kluge : Siècles noirs » est une exposition exigeante qui est tout sauf une agréable promenade apéritive ou digestive. Elle impose du temps et un regard attentif de la part du visiteur. En même temps, elle ne déroule pas un discours fluide, argumenté avec rigueur et qui s’impose avec évidence.

« James Ensor et Alexander Kluge : Siècles noirs » apparaît plutôt comme un essai qui interroge, qui dérange, qui trouble et qui laisse le soin à son visiteur de « faire couture », d’en penser certaines articulations et qui lui confie la possibilité éventuelle de conclure…

De manière inattendue et déconcertante, les eaux-fortes d’Ensor, comme les mots et les images de Kluge résonnent curieusement avec l’actualité sociale et politique qui accompagnent l’exposition depuis son vernissage.

Au-delà des intentions de la commissaire, « James Ensor et Alexander Kluge : Siècles noirs » peut aussi être simplement appréhendé comme l’opportunité de voir une importante sélection des gravures de James Ensor et de découvrir le travail d’Alexander Kluge, cinéaste, théoricien des médias et écrivain mal connu en France et dont c’est la première exposition au sein d’une institution muséale en France.

Le catalogue est publié aux éditions Fondation Vincent van Gogh Arles. Il reproduit toutes les eaux-fortes d’Ensor exposées et un ensemble de courts récits de Kluge dont certains sont inédits regroupés sous le titre « Siècles noirs 1492-1942-2042 ».
Julia Marchand signe un essai intitulé « L’encre du ventre » et anime un échange avec Maxime Boidy, Michel Draguet et Xavier Tricot sous le titre « Du carnaval au black bloc, la foule ensorienne ».

À voir, semble-t-il, plutôt avec l’esprit du ventre qu’avec celui des Lumières…
Est-il nécessaire de partager la noirceur, le sarcasme, l’insolence, l’ironie et le pessimisme de celui qui est parfois qualifié d’anarchiste de droite pour découvrir « le passage qui mène de la lucidité pessimiste à la “connaissance des issues de secours” (…) et entrevoir une lueur d’espoir, même si cet espoir n’est pas réaliste » que suggère Kluge et s’interroger sur « Inquiétance du temps » ?

À lire, ci-dessous, un compte rendu photographique accompagné des textes de salle.

En savoir plus :
Sur le site de la Fondation Vincent van Gogh Arles
Suivre l’actualité de la Fondation Vincent van Gogh Arles sur Facebook et Twitter
Alexandre Kluge sur le site des éditions P.O.L.
Alexandre Kluge sur le site de la Cinémathèque
Interview de Kluge dans Liberation Next du 26 octobre 2018

Introduction (Antichambre)

James Ensor, Mon portrait en 1960, 1888 - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
James Ensor, Mon portrait en 1960, 1888 – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

Né en 1860 à Ostende en Belgique, où il meurt en 1949, James Ensor, le peintre des masques et des foules, est considéré comme l’un des plus éminents représentants de l’avant-garde belge du début du xxe siècle, et ce malgré une attitude ambivalente dénotant une posture extérieure à celle-ci. Né en 1932 à Halberstadt en Allemagne, le cinéaste, écrivain, homme de télévision et penseur Alexander Kluge élabore depuis près de soixante ans une œuvre puissante, parfois provocante, qui transgresse les frontières entre les différents médias.

Les disciplines et les engagements de ces deux figures majeures traversant les me, xxe et xxie siècles sont différents à bien des égards. L’exposition « James Ensor & Alexander Kluge : Siècles noirs » propose un rapprochement inédit entre les estampes de l’artiste belge et l’œuvre du penseur allemand, à travers le prisme du grotesque et la pensée des anti-Lumières.

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Julia Marchand, commissaire de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Julia Marchand, commissaire de l’exposition

En réponse au rejet généralisé d’une société qui lui échappe, Ensor nourrit un grotesque ontologique dont l’héritage nous interpelle. Situé entre un pessimisme bouché et un rire régénérateur, le grotesque d’Ensor appelle un genre complémentaire, plus lumineux : le grotesque de conscience d’Alexander Kluge. Émanant du xxe siècle, que le penseur allemand nomme « Siècle noir », il constitue une mise en garde contre l’endormissement de la pensée en des temps obscurcis par les guerres et la grande industrie. Le grotesque de Kluge opère à la manière d’un phare parmi les décombres de l’Histoire : il éclaire d’une lumière inattendue les faits et récits que l’on préfère garder sous silence et les place dans un jeu de relations qui les tient hors de l’ombre. Il se prolonge à notre époque, où l’impérialisme de la raison accompagne l’émergence d’algorithmes tranchants, pour éveiller des « contre-algorithmes ». Tapis dans une zone salvatrice, ils réhabilitent la raison épidermique, les tripes et l’affect en convoquant l’heureux retour d’Ensor.

Commissaire d’exposition : Julia Marchand

James Ensor (Salon et Boudoir)

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Vue de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Vue de l’exposition

Avant 1886, date à laquelle il s’adonne à la gravure, James Ensor aspire à être reconnu comme le chef de file d’une école belge qui revendique son indépendance à l’égard non seulement de la peinture française mais aussi d’une internationalisation de l’esthétique moderniste.

James Ensor-La Mort poursuivant le troupeau des humains (ou Le Triomphe de la Mort), 1895
James Ensor-La Mort poursuivant le troupeau des humains (ou Le Triomphe de la Mort), 1895

Depuis Ostende, il cherche à s’émanciper du Groupe des Vingt, cercle de l’avant-garde belge, en ayant notamment recours à la gravure. Celle-ci participe en effet d’un réflexe antimoderne, au sens où l’a défini l’écrivain Antoine Compagnon : « Une modernité qui n’est plus pensée comme un courant exclusif — celui qui détermine toutes les histoires de l’art moderne — mais qui intègre des voix multiples. » Ainsi, Ensor fait entrer l’univers rabelaisien (le populaire, le carnaval et la laideur) dans son oeuvre qui ne peut dès lors être assimilée aux canons bourgeois.

L’artiste assiste également à la transformation d’Ostende, livrée à la spéculation dès 1870. Pour lui, la ville aliène l’individu et la foule devient folle. Depuis son atelier, il représente la population ostendaise dans un jeu de silhouettes détaillées (Musique rue de Flandre, Ostende, 1890), et conçoit un monde dont la peste et le squelette formeraient les ultimes perspectives de la société humaine (Le Roi Peste, 1895, et La Mort poursuivant le troupeau des humains, 1895). Dans La Vengeance de Hop-Frog (1898), illustrant la nouvelle éponyme d’Edgar Allan Poe, la cruauté, le travestissement et le grotesque s’allient en une apothéose renversant la tyrannie des rois.

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Vue de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Vue de l’exposition

James Ensor et Alexander Kluge (Foyer)

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Vue de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Vue de l’exposition

Juriste de formation et ancien collaborateur du philosophe Theodor W. Adorno (1903-1969) rencontré à l’Institut de recherche sociale à Francfort à la fin des années 1950, Alexander Kluge se destinait à être écrivain. Convaincu par Adorno, il s’engage dans le cinéma, sans pour autant délaisser la littérature. Il est aujourd’hui l’un des intellectuels allemands les plus importants, et les programmes culturels réalisés par sa maison de production audiovisuelle fondée en 1987, DCIP, sont difusés aux heures où les esprits éclaires ne sommeillent qu’à moitié. Son imposante œuvre littéraire, quant à elle, nous parvient en France grâce à la maison d’édition P.0.L .

Le tableau d’affichage présente différents chantiers créatifs et théoriques menés par l’auteur : le pouvoir de la troisième image ou image invisible ; la figure obsédante de Napoléon Bonaparte ; ou encore les projets cinématographiques inachevés par exemple, celui de Stanley Kubrick sur Napoléon. Ces courts récits textuels burlesques laissent notamment la part belle à une typo-graphie expressive. Cette dernière se retrouve dans son œuvre filmique, caractérisée par un morcellement narratif, l’insertion de passages scripturaux, d’images d’archives, d’œuvres contemporaines et d’extraits d’opéras. Ce morcellement représente une manière « d’introduire au cœur d’un tel média [la télévision] le meilleur dont on dispose », selon les mots de l’auteur dans un entretien. Le film Un opéra qui provoqua une révolution (La Muette de Portici), datant de 2018, témoigne de cette prolifération de corps étrangers bienveillants tout en revenant sur l’opéra à l’origine de la révolution belge de 1830.

Si les œuvres d’Ensor interrogent la raison d’être d’une foule en apparente révolte, elles révèlent également l’usage abscons des slogans politiques. Les estampes La Belgique au XIX° siècle (1889) et Alimentation doctrinaire (1889) montrent à la fois l’exercice du pouvoir et la passivité cruelle des puissants qui sécrètent leurs propres vérités, y compris la bien-pensance et l’aveuglement.

James Ensor-La Belgique au XIXe siècle-1889
James Ensor-La Belgique au XIXe siècle-1889

Dans La Belgique au XIX° siècle, Léopold II, roi de Belgique de 1865 à 1909, est représenté en souverain myope, tandis que dans Les Bons Juges (1894) l’artiste traite de l’injustice avec théâtralité, à travers la satire.

James Ensor, Les bons juges, 1894 - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
James Ensor, Les bons juges, 1894 – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

James Ensor (Corridor)

Réalisée durant sa dernière période de production d’estampes (1902-1904), la série des péchés capitaux témoigne du pessimisme d’Ensor quant à la possibilité de l’homme de s’améliorer : l’artiste belge ne croit pas au progrès, mais à la lucidité tragique.

Alexandre Kluge (Bureau)

Deux récits filmiques de Kluge, diffusés plus loin, dialoguent librement avec cette série et jouent de l’Histoire, du déguisement et de l’actualite : Le cirque arrive en ville (2018) et Triptyque policier (2017). Répondant à une composition triptiqye héritée des expérimentations filmiques de Laszlo Moholy-Nagy, artiste tardif du Bauhaus (Dynamique de la grande ville, 1921-1922), ces deux films affirment l’amour de Kluge pour le cinéma des années 1920, auquel appartient notamment Fritz Lang auprès de qui l’artiste a effectué son premier stage.

Alexander Kluge, Le cirque arrive en ville (2018) et Triptyque policier (2017) - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
Alexander Kluge, Le cirque arrive en ville (2018) et Triptyque policier (2017) – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

Si la courte durée de ces films tient des premières heures du cinéma, l’idée du montage qui traverse l’ensemble de son œuvre est tributaire de Jean-Luc Godard, et donc des années 1960. Un montage, affirme Kluge, confronte réalités de différents types ; au point de soudure apparaît une troisième information : « l’image invisible ». Revendiquant la libre association d’images n’obéissant pas à un système pré-déterminé, Kluge prône l’établissement d’ensembles émotionnels qui demandent un discernement plus complexe que la seule distinction entre bien et mal, bon et méchant, vénéneux et bénéfique.

James Ensor et Alexander Kluge (Salle des Fuseaux)

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à Arles - vue de l'exposition - Photo FVVGA
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à Arles – vue de l’exposition – Photo FVVGA

Cette salle propose trois films d’Alexander Kluge – dont Hommage à James Ensor (2018) spécialement conçu pour l’exposition -, à partir desquels s’articulent les œuvres de l’artiste ostendais. Kluge dédie ce triptyque cinématographique au poisson tenu par Jésus dans La Multiplication des poissons (1891) et aux nombreux démons peuplant l’oeuvre d’Ensor. D’autres tableaux apparaissent sous le filtre d’artistes contemporains (Anselm Kiefer, Kerstin Brâtsch) de manière à apporter « des commentaires non-verbaux issus d’époques […] antérieures ou postérieures [à l’œuvre de l’artiste belge] ».

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Vue de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Vue de l’exposition

Si Kluge souhaite d’une part montrer l’esprit d’Ensor qui « convoque le sérieux et le grotesque et les fait deviser dans un dialogue nocturne », il élargit d’autre part sa constellation de fantômes en apportant une autre perspective sur la figure du Christ. Se tenant hors-champ, il interviewe l’un des plus grands spécialistes du Talmud, Peter Schàfer, qui s’appuie sur une théorie de rabbins de Babylone pour raconter le sort de Jésus aux enfers.

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Vue de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Vue de l’exposition

Trois des sept vertus mortelles («  Qui toujours espère meurt en chantant »), réalisé en 2018, revient dès son titre à la réflexion amorcée en amont autour des distinctions complexes, non-binaires. L’idée ici incarnée est que trois vertus (la bonne foi, la serviabilité et l’espérance) sont en réalité mortelles. Dans ce film qui semble jouer du comique de répétition, un homme, Antoine Billot, échappe à plusieurs catastrophes.

James Ensor, Cathaclysmes, 1888 et La bataille des éprons d'or, 1895 - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
James Ensor, Cathaclysmes, 1888 et La bataille des éprons d’or, 1895 – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

Les estampes d’Ensor traitent avec le même humour piquant de l’absurdité d’une fouie tantôt en guerre (Les Éperons d’or 1895), tantôt s’adonnant aux nouveaux plaisirs balnéaires (Les Bains à Ostende, 1899). L’artiste belge s’inspire de Breughel et depeint une société en proie à ses heureux vices.

James Ensor, Diables rossant anges et archanges, 1888 et Les bains à Ostende, 1899 - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
James Ensor, Diables rossant anges et archanges, 1888 et Les bains à Ostende, 1899 – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

Le mur du fond propose un rapprochement entre trois courts textes d’Alexander Kluge, tirés du catalogue de l’exposition, le film Chinoiserie musicale de Jacques Offenbach, 1855, « Bataclan » (2018), produit en référence à l’opérette d’Offenbach, et un dessin de James Ensor représentant l’artiste japonais de l’époque d’Edo, Katsushica Hokusai. Synonyme de la curiosité occidentale du XIX° siècle ayant favorisé son apparition, notamment via les expositions universelles, et évoquant la boutique de souvenirs de la mère d’Ensor, la chinoiserie est ici transposée à notre époque.

James Ensor, Le guerrier et le Buddha, 1885 - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
James Ensor, Le guerrier et le Buddha, 1885 – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

Alexander Kluge (Galerie)

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles - Vue de l'exposition
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles – Vue de l’exposition

La présentation simultanée des films s’accorde avec le principe du montage, développé à l’échelle de la salle, et avec la polyphonie épistémologique et affective qui existe au cœur de son art narratif.
Il est également question de constellation. Dans un entretien, Kluge explique : « Le frottement, l’antinomie sont le field of employment de notre temps. La forme de la CONSTELLATION est pour cela un moyen d’expression adéquat. Constellation vient de Stella, étoile. Il est impossible de relier les corps célestes dans un ordre linéaire […]. D’où le montage libre des triptyques ou des tableaux et films par groupes, et plus généralement, du film dans l’espace […] La modernité, ce n’est pas l’ordre qui règne quand le maître fait classe, mais le brouhaha vivant des voix au moment de la récréation, « Le parole in libertà ».

Cinq films sont présentés de manière à suivre une progression au sein de la constellation, allant du grotesque de conscience convoquant Rabelais à la connaissance des issues de secours, cette lueur d’espoir qu’incarne Mondrian-Machine N° 1 : Éducation (2018). L’un des passages scripturaux de ce film annonce : « Apprendre et aimer dans un océan guerrier. »

Alexander Kluge, Mondrian-Machine N° 1 ; Éducation, 2018 - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
Alexander Kluge, Mondrian-Machine N° 1 ; Éducation, 2018 – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

James Ensor et Alexander Kluge (Vestibule)

James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à Arles - vue de l'exposition - Photo FVVGA
James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à Arles – vue de l’exposition – Photo FVVGA

Dans le grotesque d’Ensor — qui cherche par son rire, ses os et sa peste, à tout réduire à néant — résident les germes d’un grotesque romantique, animé et ravivé par l’écrivain et cinéaste allemand.

James Ensor, Le pisseur, 1887
James Ensor, Le pisseur, 1887

Ensor ne conçoit pas la gravure comme un procédé de reproduction, mais comme un art de l’esprit, une manière d’explorer la captation sensible de la lumière ou encore d’expérimenter différents types de lignes. Il s’adonne sans retenue aux subtilités alchimiques du métier jusqu’à transformer une plaque trop « mordue » en un champ de croix funèbre et nocturne — un matiérisme de la morsure (Les Étoiles au cimetière, 1888).

Insectes singuliers (1888) s’inspire d’un poème de Heinrich Heine et emprunte au caricaturiste Jean-Jacques Grandville (1803-1847) un zoomorphisme des corps —ici amoureux, James Ensor se représentant aux côtés de Mariette Rousseau. Métamorphosé en insectes, le couple peut jouir d’une liberté inaccessible autrement ; libellule, Mariette s’envole doucement face à Ensor, cloué au sol.

Alexander Kluge, Les animaux sous les bombes. Fluidifier. Une voie a complètement égaré sa direction (2017) - James Ensor et Alexander Kluge - Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles
Alexander Kluge, Les animaux sous les bombes. Fluidifier. Une voie a complètement égaré sa direction (2017) – James Ensor et Alexander Kluge – Siècles noirs à la Fondation Van Gogh Arles

L’animal marin qu’on retrouve dans Les animaux sous les bombes. Fluidifier. Une voie a complètement égaré sa direction (2017) lance quant à lui à un S.O.S. Peut-être est-ce là un appel à rendre moins opaque l’algorithme tranchant ou à le contrecarrer en lui apportant une troisième voie. Sans pour autant remettre en cause l’ère numérique en soi, Kluge milite pour que chaque algorithme — système exclusif et sans racines — soit accompagné de contre-algorithmes, opérant comme béquilles fructueuses. L’artiste explique : « La raison est un animal d’équilibre. Elle a besoin d’autant de raison venant des tripes, de raison épidermique, qu’il y a de raison algorithmique dans la tête. » Il cherche à construire une oasis de sens dans le tout numérique.

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