Jusqu’au 1er décembre 2019, La Friche la Belle de Mai accueille la 32e édition du festival Les Instants Vidéo avec « Effondrements / Soulèvements », une exposition qui présente des œuvres de Parya Vatankhah (Iran), Fabrice Pichat (Belgique), Robert Cahen (France), Brut TV (France), Marcantonio Lunardi (Italie), Nicolas Clauss (France), John Beieler (USA), Saara Ekström (Finlande), Grzegorz Stefanski (Pologne – GB), Nelio Costa (Brésil), Nicola Pilkington & Oupa Sibeko (Afrique du Sud), Mozhgan Erfani (Iran – France), Guillaume Martial (France), Albert Merino (Espagne / France), Grace Schwindt (GB), Sami Van Ingen (Finlande), Klaus Verscheure & Tom McRae (Belgique / GB).
« Effondrements / Soulèvements » est sans doute une des propositions les plus abouties et les plus réussies de cet automne à la Friche. Installés au 5e étage de la Tour-Panorama, Les Instants Vidéo réutilisent avec intelligence et un pertinent sens de l’économie les installations scénographiques mises en place cet été par Christian Caujolle pour Brésils, l’exposition photographique de Ludovic Carème. Cependant, « Effondrements / Soulèvements » parvient à créer une ambiance complètement différente et à offrir un parcours singulier et captivant.
Dans le catalogue en ligne, qualifié de « manuel pour mettre la main au désir
(un anti-catalogue) », on peut lire dans une « Notes pour une (in)direction artistique des 32es Instants Vidéo » :
« Notre souci du jour a consisté à comprendre ce qui articule les deux mouvements qui à nos yeux caractérisent notre époque : les effondrements et les soulèvements. Ces deux mouvements sont-ils des états distincts qui se succèdent tel un balancement pendulaire, ou entretiennent-ils un rapport dialectique qui veut que toute force antagoniste est déjà contenue dans celle à laquelle elle s’oppose ? »
Évoquant la fondation en 1993 d’une « “Internationale Icariste” qui regroupe tous ceux qui n’ont pas renoncé à porter des ailes. », le texte de présentation affirme « la fidélité des Instants Vidéo à cet élan aérodynamique ». Il suggère logiquement de parcourir l’exposition « avec en tête ce paradoxe : une ascension vers la chute dont l’art (et toutes autres formes de révoltes) est le rebond »…
Sans aucun doute, l’expérience mérite d’être entreprise !
Le visiteur pourra alors vérifier si « pénétrer dans cet espace d’exposition, c’est entrer dans une salle de montage »…
Le parcours est particulièrement bien construit. Il alterne judicieusement vidéoprojections et diffusion sur moniteur. Les espaces sont utilisés avec habileté pour valoriser au mieux chaque proposition et offrir au spectateur d’excellentes conditions pour les apprécier. Les perspectives rythment habilement la déambulation sans jamais la contraindre.
Les Instants Vidéo dédient cette 32e édition du festival « aux premiers pas d’un humain sur la Lune il y a 50 ans, aux femmes et aux hommes qui peinent aujourd’hui à poser un pied sur les rives Nord de la Méditerranée, aux huit morts par effondrement de la rue d’Aubagne (Marseille) le 5 novembre 2018 (Simona, Fabien, Niasse, Taher, Chérif, Ouloume, Julien, Marie-Emmanuelle), aux oiseaux, aux artistes et aux peuples qui élèvent la réalité à hauteur de leurs rêves d’émancipation ».
À lire, ci-dessous, un synopsis des installations vidéo extrait de la fiche de salle et le texte de présentation d’« Effondrements / Soulèvements » par les Instants Vidéo.
En savoir plus :
Sur le site des Instants Vidéo
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Télécharger le catalogue du 32e Festival à partir du site des Instants Vidéo
Ce travail est une réaction face à la violence que l’humanité subit et aux difficultés de guérison après des expériences douloureuses. Depuis le nouvel an Iranien, le 21 mars 2019, des pluies diluviennes ont frappé plusieurs régions, provoquant des inondations sans précédent dans plus de 100 villes et villages, amplifiées par la gestion désastreuse des infrastructures et des voies navigables ces dernières années. Le Président Rohani, par la négation complète du problème, illustre le décalage entre les souffrances du peuple et le pouvoir en place, en affirmant de manière irresponsable que « la pluie est un cadeau de dieu, que celui-ci va dédommager ceux qui ont tout perdu ».
Synchronie montre les effets d’un réglage consistant à faire varier la fréquence de passage d’un objet jusqu’à que celui-ci coïncide avec la fréquence de prise de vue de la caméra. Une définition récente d’artefact, venant du domaine de l’imagerie assistée par ordinateur, est l’apparition d’une erreur, un leurre perceptuel ne provenant pas de l’objet observé mais de la technologie d’observation elle même.
Tombe (avec les mots) est une projection classique d’une image verticale encadrée, tel un tableau. Des mots, expressions, lettres, entrent dans le champ visuel, se déplacent lentement et tombent de haut en bas, comme dans une sorte d’apesanteur, ralentis par leur déplacement dans un élément liquide. L’idée du passage une fois encore hante ce travail, mais ici, augmentée d’une émotion particulière et mortifère, émotion contenue déjà dans l’intitulé de l’œuvre “Tombe”.
Les métiers et l’artisanat traditionnels sont comme une enclave dans le cours de l’Histoire, et c’est précisément cette singularité qui permet de les isoler comme des entités à part. Ce sont des bulles de temps dans lesquelles les mouvements ou les gestes acquièrent une dimension ancestrale. Elles restituent des traditions ancestrales qui ne survivent que grâce aux mains et aux yeux de ceux qui les pratiquent encore. Quelques sanctuaires présentent ces artisans comme s’ils étaient des curiosités, avant leur disparition totale, ultimes représentants de ces traditions.
Le visiteur sera peut-être surpris de se retrouver face à deux émissions de télévision accolées dans une exposition artistique. L’une (Marche de la colère ) est le fruit d’un média (Brut TV) qui diffuse en direct depuis le cœur des événements, comme ici une manifestation à Marseille en novembre 2018 suite à l’effondrement de deux immeubles ayant causé huit morts. L’autre (De Bergen à Oslo) est un voyage méditatif de 7h14 (Slow TV) depuis l’œil d’un train. Un des plus long travelling de l’histoire du cinéma.
A elles deux, ces œuvres démontrent que la télévision est un des rares dispositifs audiovisuels à sans cesse renouveler ses formes en usant de ses spécificités. La télévision est somptueuse quand elle s’émancipe du cinéma, du théâtre ou de la littérature. L’art vidéo est sa fille débauchée.
http://nicolasclauss.com/
Au début il y a les conteneurs, la marchandise et l’échelle démesurée du port du Havre, puis le métal qui trace son sillon dans un tunnel de mer et de ciel. Dans ce tunnel, des gros plans, les regards caméra des marins, traversent.
Durant l’automne 2016, la compagnie de transport maritime MARFRET a accueilli Nicolas Clauss en résidence à bord du Marfret Guyane, porteconteneurs de 176 mètres d’une capacité de 1 700 conteneurs, au départ du Havre et à destination de Saint-Martin ; la traversée a duré 10 jours. Ce n’est pas la destination mais le mouvement incessant du navire qui importe, c’est le flux de marchandises, le télescopage des échelles, l’économie globalisée et ces regards singuliers.
Atlas des soulèvements, mois par mois, dans le monde de 1979 à 2013.
Body All Eyes est un requiem pour les vastes cieux dans lesquels les mythes archaïques de voyages à travers le temps et l’espace, entrent en collision avec un monde technologique et pragmatique. Il montre une stratosphère faite d’avions, de drones et de satellites de surveillance omniscients tels des yeux omniprésents – un privilège qui, il fût un temps, n’appartenait qu’aux dieux et à leurs messagers, les oiseaux. Dans ce film tourné avec une pellicule 8mm, le surnaturel, le mécanique, le corporel et le transcendantal se confrontent et se mêlent. Un acrobate masqué, créant un échange performatif entre l’Homme et l’animal, guide le spectateur à travers un torrent d’images vers un monde mystérieux qui ondule en apesanteur entre le ciel et la terre.
http://grzegorzstefanski.com/
Spill est une installation vidéo multi-écran qui se concentre sur la fraction de seconde d’inertie qui précède la chute d’un corps humain. Une fraction de seconde que le réalisateur étire pendant une dizaine de secondes. Les images saisissent cet instant de relâchement où le corps perd tout contrôle. L’installation oscille entre film et photographie, inspirant une réflexion sur la signification de la chute dans nos cultures contemporaines où la virilité est une valeur vantée. Elle peut aussi s’interpréter comme une métaphore de l’état du monde actuel où l’on voit tomber des gouvernements, des banques faire faillite, des immeubles s’écrouler ainsi que des systèmes juridiques tout entier.
Un intrus envahit un territoire sur lequel jouent des enfants. Soudain, ils se mettent à le défier.
https://pixelfix.pb.online/screen
Dans sa forme le butô s’opposait fortement à l’influence occidentale du ballet classique et de la danse moderne rnais aussi aux formes artistiques traditionnelles du Japon comme le Nô ou le Kabuki. Cette danse moderne provoqua un véritable choc, surgissant 14 ans après Hiroshima et Nagasaki, 14 ans après le traumatisme de la défaite de 1945 qui fut vécu comme un cataclysme politique, économique, social et culturel.) Le film explore les possibilités d’hybridation de la pratique du mouvement *IQHAWE avec la forme d’un film : fragmenter, coller et re-figurer le corps dans le temps et l’espace pour tenter de saisir l’énergie qui traverse l’expression du corps dansant, comme s’il était composé de cendre et de cristal.
*iQhawe signifie “guerrier” en Sotho, la langue d’origine du danseur Oupa Sibeko. IQHAWE est le personnage auquel Oupa Sibeko donne vie dans chacune de ses danses.
La vidéo Inextricable présente l’invocation d’un groupe de cinq femmes. Microcosme d’un univers multiple formant un pentagramme qui selon Pythagore symbolise l’harmonie, la beauté et la santé, en opposition totale avec la frénésie destructrice et jouissive de ces cinq femmes-éléments, l’air, la terre, le feu, l’eau et l’esprit. Une hystérie dévastatrice aboutissant à un nouvel éveil perpétuel. Le mot « Khafaqan » qu’elles prononcent en persan signifie suffoquant, oppressant. Le même mot existe aussi en arabe pour désigner le battement du cœur.
http://www.guillaumemartial.fr/
L’habitat spontané en Guyane, région et département français d’Amérique du sud, est le nom donné aux abris précaires non officiels créés par les populations pour se loger. Dans une narration visuelle fictive et décalée, l’habitat spontané est détourné par un jeu de voltige. Un personnage-oiseau, inspiré de l’ibis rouge emblématique de la Guyane, explore le territoire naturel et tente de se fabriquer un nouvel espace habitable comme échappatoire à l’urbanisation croissante. L’habitat spontané nouvellement créé se transforme en espace de liberté imaginaire, burlesque et poétique.
Les paysages de The Present Condition dérivent d’un voyage de plus de 15 000km par la route que l’artiste a réalisé afin de connecter les deux extrêmes du continent Sud américain. Une atmosphère surréaliste dans laquelle le réel et l’imaginaire se croisent, imprègne la vidéo. L’intimité, le désir, le travail, le capitalisme sauvage qui érige des cathédrales dans le désert, la bureaucratie perverse et la mise en place de frontière sont quelques uns des différents éléments et concepts qui se mélangent dans une éclatante mosaïque visuelle évocatrice. Qu’est-ce qu’un territoire? Que constitue une frontière? Quelles en sont les limites? Comment sont-elles construites et à quelles volontés sont-elles soumises? Cette video de Merino nous donne un sentiment d’étrangeté – une série d’apparente questions isolées et complexes – mais dans le même temps elle nous conduit à nous percevoir comme étant acteurs d’un voyage collectif à travers l’inconnu.
http://www.graceschwindt.net/Grace_Schwindt/Home.html
The Birder s’intéresse à la fragilité dans un monde conduit par la logique capitaliste. Dans une société capitaliste, il est facile d’oublier que les corps sont vulnérables et la mort semble ne pas exister – jusqu’à ce qu’elle arrive. Le film est basé sur une conversation avec l’ornithologue Martin Heubeck, qui travaille dans un phare des îles Shetland et qui surveille la population d’oiseaux marins depuis que l’industrie pétrolière est arrivée aux Shetland à la fin des années 1970. Le film dépeint le dilemme de cet homme, dont l’amour et l’attachement pour les oiseaux le rendent involontairement acteur d’une industrie qui considère leur corps (mort ou vivant) comme un instrument de mesure de l’efficacité du capitalisme.
Un mélodrame fragmenté reposant sur quelques photogrammes abîmés des dernières minutes de la seule bobine qui reste du long métrage Silja – Fallen Asleep When Young (1937) du réalisateur Teuvo Tulio. Toutes les copies et le négatif du film furent détruits en 1959 lorsqu’un incendie a ravagé le studio où ils se trouvaient. Mais une courte séquence issue du milieu du film a été découverte à la Cinémathèque française, à Paris, en 2015.
https://www.klausverscheure.com/
Cette installation remet en cause le mythe tenace de ce couple idéal à l’origine de toute l’humanité, constitué d’un homme et d’une femme : Adam et Eve. Tous deux servent de modèle pour toutes les familles « normalement » constituées. Mais peut-on se fier aux apparences des sexes physiologiques ? Naissons-nous femme ou homme, ou bien le devenons-nous par choix ou par nécessité ?
En 1993, les Instants Vidéo fondent à Casablanca, avec la chanteuse Touria Hadraoui et le poète Abdallah Zrika, « l’Internationale Icariste » qui regroupe tous ceux qui n’ont pas renoncé à porter des ailes. En 2005, nous convoquons un second congrès dans la ville argentine de Rosario où naquit Ernesto Che Guevara. Forts de l’expérience de la lutte contre la dictature où des milliers de rebelles furent jetés dans le fleuve Paranà, les participants décidèrent de prolonger la définition de l’Internationale par ces mots :… malgré la possibilité de la chute.
Cette exposition marque la fidélité des Instants Vidéo à cet élan aérodynamique. Elle peut donc être parcourue avec en tête ce paradoxe : une ascension vers la chute dont l’art (et toutes autres formes de révoltes) est le rebond. Pénétrer dans cet espace d’exposition, c’est entrer dans une salle de montage, notre beau souci : si choisir des images est un regard, monter est un battement de cœur. Le cœur sera donc à l’ouvrage. Ô rapports dialectiques, notre autre beau souci ! Attisons les braises du conflit des images. Le bonheur est dans le heurt.
L’œuvre (« Je me soigne, tu te soignes, il se soigne, nous allons mourir » de l’Iranienne Parya Vatankhah) qui accueille dans le hall d’entrée le visiteur, permet d’emblée de pénétrer dans le vif du sujet (définition commune de l’amour et de la guerre). Nous assistons aux désastres causés par une pluie diluvienne considérés par les autorités théocratiques comme un cadeau du ciel, un sacrifice indispensable pour accéder aux bienfaits qui pour sûr sont à venir. Aux répétitifs discours des Ayatollahs, l’artiste répond par un bandage de son corps, une contestation sous forme d’un repli sur sa douleur, un cri qui passe par le mutisme.
En entrant dans la salle, le visiteur est saisi par un contre-point de cette œuvre : « Synchronie » de Fabrice Pichat (Belgique) où nous contemplons des variations autour d’une plume, attribut de tous les soulèvements icaristes. Depuis une simple vibration d’aile, nous percevons le désir d’envol qui nous arrache de l’accablement, qui nous détourne d’une défaite ou d’une mort annoncée. Si le visiteur tourne son regard, c’est pour tomber sur une œuvre de Robert Cahen (France), « Tombe (avec les mots) ». Comme dans un trou de mémoire où sombrent nos paroles désuètes, il s’agira de nous reprendre, de tenter un bouche à bouche avec le langage agonisant pour qu’à nouveau jaillissent les paroles qui nous élèvent.
Trois œuvres qui se heurtent. Le visiteur sait donc à quoi s’en tenir. A quoi se tenir. S’appuyer sur les épaules du poème pour voir plus loin. Il ne passera pas d’une œuvre à une autre comme un consommateur de produits culturels. Il s’exercera au métier de monteur, métier à tisser des relations inédites, et à déchirer, défricher pour ouvrir des chemins de traverse. Il mettra en jeu son imagination. Il y aura des voisinages consensuels d’œuvres qui collent ensemble, se prolongent, se complètent, et d’autres qui se défient, se défilent, se frictionnent.
Chemin faisant, le visiteur sera peut-être surpris de se retrouver face à deux émissions de télévision mises côte à côte dans une exposition artistique. L’une (« Marche de la colère ») est le fruit d’un média (Brut TV) qui diffuse en direct depuis le cœur des événements, comme ici une manifestation à Marseille qui fait suite à l’effondrement de deux immeubles causant la mort de huit personnes. L’autre (« Bergen à Oslo ») est un voyage méditatif de 7h (Slow TV) depuis l’œil d’un train. Peut-être le plus long travelling de l’histoire du cinéma. A elles deux, ces œuvres démontrent que la télévision est un des rares dispositifs audiovisuels à sans cesse renouveler ses formes en usant de ses spécificités. La télévision est somptueuse quand elle s’émancipe du cinéma, du théâtre ou de la littérature. L’art vidéo est la fille débauchée de la télé.
« Sanctuary » de Marcantonio Lunardi (Italie) est une plongée dans un temps révolu où des gestes de métiers artisanaux agonisent dans des sanctuaires. Mais si l’on scrute les mains et les regards de ces travailleurs, quelque chose de ce passé enfoui sous la chape de plomb de la nouvelle économie mondiale persiste. Affaire de regards aussi l’installation « Les traversants » de Nicolas Clauss (France) située au cœur de cette exposition. Gros plans des yeux des marins confrontés à la masse des containers dans lesquels circulent sans interruption des flux de marchandises que nous ne pouvons pas identifier.
Indubitablement, nous vivons une époque témoin d’une chute de la valeur du temps de travail socialement nécessaire pour fabriquer des marchandises dont la valeur d’usage importe de moins en moins. Les grands médias en ne nous relayant pas les informations sur les luttes menées ici ou là par les exploités, nous confortent dans l’idée que plus rien n’est possible, que la résignation est la religion admise par les pauvres. C’est tout l’intérêt de l’atlas numérique « Worldwild Protests » de John Beieler (USA) de nous éclairer sur la fréquence des soulèvements populaires dans le monde sur une période donnée. Ces petits points lumineux qui clignotent sont autant de lucioles qui nous maintiennent la tête haute.
Le ciel n’est cependant plus le domaine réservé aux oiseaux et aux astres, il s’est peuplé d’inquiétants drones et satellites qui nous placent sous résidence surveillée (« Body All Eyes » de la finlandaise Saara Ekström). Il arrive que l’un de ces oiseaux de malheur (un hélicoptère) atterrisse comme dans « Space Invader » de Nelio Costa (Brésil), devant les yeux ébahis de quelques enfants qui pour conjurer la peur se mettent à danser. Ils défient le monstre qui finit par s’enfuir. Ici le soulèvement du monstre de métal s’apparente à une chute.
Nous avons tous déjà vu une feuille tomber d’un arbre à l’automne, mais avons-nous déjà perçu cette fraction de seconde où le végétal se détache de la branche ? Grzegorz Stefański (Pologne) dans « Spill » tente de saisir cet instant de grâce qui précède la chute… d’un homme.
Il ne suffit pas d’enregistrer un mouvement avec une caméra pour restituer l’énergie qu’il contient. Quand le danseur de Butoh Oupa Sibeka déploie dans l’espace et le temps ses gestes, les différentes phases de ses mouvements ne s’enchainent pas de manière linéaire. Il construit sa chorégraphie en agençant différentes séquences qui confrontées les unes aux autres fabriquent du sens. Le film de l’installation « The Rebirth of Iqhawe » de Nicola Pilkington (Afrique du Sud) rend compte dans sa forme même de ce montage corporel, il « re-colle » les morceaux, associe des fragments de gestes, re-figure les corps sans jamais chercher à les reconstituer intégralement de manière réaliste…
Il est aussi question de montage avec « The present condition » d’Albert Mérino (Espagne) où des temps et des espaces hétéroclites co-habitent, où s’érigent avec toute la violence dont le capitalisme sauvage a le secret d’étranges cathédrales dans le désert. Nul ne peut savoir si nous nous situons avant ou après la catastrophe.
Avec « The birder » du britanique Grace Schwindt, nous sommes résolument plongés dans le temps présent de la catastrophe écologique où des oiseaux sombrent dans l’océan les ailes englues de pétrole. De ce marasme, un homme entame un désespéré soulèvement dansé.
Dans « Inextricable » de l’Iranienne Mozhgan Erfani, ce sont cinq femmes qui sont au bord du marasme, un gouffre noir qui soudain se met à tourner et qui inévitablement devrait les entraîner dans l’abîme. Mais du chaos naissent les étoiles filantes, la chute sera donc un soulèvement cosmique qui les arrache à l’oppression qu’elles subissent.
Non moins inespérée cette renaissance depuis les cendres d’un film que l’on pensait définitivement perdu dans « Flame » de Sami van Inge (Finlande).
Dans « Habitat spontané 2 » de Guillaume Martial (France), un personnage dessine un trou et saute dedans. Chute d’un corps et chute de l’histoire. Il n’y a pas que les corps et les objets qui s’effondrent, les croyances aussi. Les premiers humains de la terre, nous ne les connaissons ni d’Eve ni d’Adam. Pourtant, la croyance en ce couple « premier » dont nous serions tous les descendants résiste à tous les éclairages scientifiques. Il fait même figure de modèle hétérosexuel pour toute famille à cheval sur les principes moraux. Dans l’installation « Adam&Eve/Eve&Adam », Klaus Verscheure & Tom McRae mettent à nu une vérité bien peu catholique : l’habit fait le moine. Il suffit que le couple intervertisse leurs vêtements pour que le mythe du couple originel hétéronormé s’effondre.
Cette exposition fait le pari que malgré l’entreprise de récupération des images (fussent-elles critiques et infiniment sensibles) par la société du spectacle, par le formatage et le règne de la marchandise, les images ont encore quelque chose à nous dire si nous leur accordons toute notre patiente attention. Elle fait aussi le pari qu’il existe toujours un public de résistants qui ne confondent pas le voir et le voyeurisme, la médiation et la médiatisation, la sensation et le sensationnalisme, le sentiment et le sentimentalisme, la pensée et l’opinion… La puissance des images ne s’effondrera que le jour où plus aucun humain ne soulèvera son regard à hauteur d’homme dont la véritable dimension est la démesure.
Visiteur, si au sortir de cette exposition tu te sens pousser des ailes, sache qu’il est facile de frapper un oiseau au vol uniforme. Diversifie tes trajectoires.