Jusqu’au 1er novembre 2020, Alès Agglomération présente « Sauvages ? », une remarquable exposition sur le site de Maison Rouge – Musée des vallées cévenoles à Saint-Jean du Gard.
« Sauvages ? » rassemble une vingtaine d’œuvres d’artistes contemporains et huit spécimens naturalisés. Le projet affirmait l’ambition d’aborder de multiples thèmes : « intelligence et comportement animal, relation dominant/dominé, impact environnemental de nos modes de vie, rapport entre le sauvage et le domestique, préservation de la faune sauvage, réintroductions d’espèces »
À la lecture d’un tel programme, on pouvait craindre un discours imprégné de bons sentiments, quelque peu moralisateur et qui risquait d’être bavard…
Il n’en est rien, bien au contraire. « Sauvages ? » interroge avec discernement et créativité les liens complexes et ambigus que les humains entretiennent avec les animaux.
Avec efficacité, cohérence et fluidité, le parcours s’articule en trois séquences :
Animal, qui es-tu ?
Construit comme un cabinet de curiosité, ce premier espace rassemble l’essentiel des spécimens naturalisés. Un grand cerf accueille le visiteur. Il semble le fixer de son regard. Sur la gauche, un magnifique oreillard déploie avec fierté ses ailes et ses superbes oreilles…
En face, l’accrochage présente un ensemble étonnant de six images numériques (Thériomorphe, 2005) que Bernard Pourrière a imaginées après des « fouilles » sur internet. Elles évoquent les reconstitutions fantaisistes d’espèces hybrides communes dans les cabinets d’art et de merveilles aux XVIe et XVIIe siècles…
Le sauvage apprivoisé (un équilibre instable – apprivoiser le sauvage – sauvages ?)
Le Hibou (2005)de Bertrand Gadenne fait écho au grand cerf qui ouvre le parcours de visite. Prêtée par le Frac Occitanie Montpellier, cette installation vidéo termine de la première partie et introduit naturellement la seconde.
On se souvient de rencontres avec ce Hibou, parfois dans une vitrine abandonnée, la nuit… Ici, il nous observe avec curiosité, peut-être avec inquiétude… Entre imaginaire et symbolique, qui est vraiment effrayé et fasciné ? N’est-ce pas celui ou celle qui le regarde ?
Cette deuxième séquence est construite essentiellement avec des œuvres contemporaines. Elles abordent avec poésie, humour et de temps à autre avec une certaine férocité, les rapports équivoques que nous cultivons avec les animaux « sauvages »…
En contrepoint, les trois textes de salle interpellent le visiteur de façon plus explicite sur la cohabitation de certaines espèces et sur leur disparition dans des espaces qui se referment. Ils l’interrogent également sur la pratique de la chasse, sur ce qui reste de « sauvage » chez les animaux réintroduits, mais aussi sur notre fantasme du sauvage et du naturel…
Tout commence par la rencontre d’un superbe ensemble de trois sculptures en bronze de Roland Cognet (Grand loup, Louve marchant et Louveteau, 2010-2015). Le mâle est à l’arrêt, tête droite, oreilles dressées. Il semble avoir aperçu une proie ou un danger. Toutefois, on reste songeur sur les piles de livres placées sous ses membres postérieurs…
Au mur, deux trophées de chasse (Têtes de sanglier en cape) issus des collections de Maison Rouge – Musée des vallées cévenoles évoquent l’évolution d’une pratique qui est aujourd’hui un loisir « sportif ». Ils soulignent aussi la présence d’un animal devenu plus domestique que sauvage…
Les arrière-trains empaillés de Rodolphe Huguet moquent ces trophées dérisoires comme les traditionnels tableaux de chasse…
Un peu plus loin, deux fauteuils Louis XV de Clara Perreaut (Le Complot, 2005) accompagnent une scène de chasse d’Alexandre-François Desportes (Gibiers et chien, Avant 1743).
Cette installation, comme la Palette chromatique (2009) de la même artiste, prolonge et amplifie le propos de Rodolphe Huguet avec un regard critique à l’humour corrosif.
L’accrochage se termine avec une troublante installation de Delphine Gigoux-Martin, L’Arc est bandé, évite la flèche (2008). Sans yeux, une biche empaillée projette avec force ses postérieurs vers une projection vidéo où s’enchaînent des dessins au fusain de cervidés… De curieux petits sapins en plastique sont plantés sur son front, son dos et son arrière-train…
L’ensemble provoque des émotions ambiguës. L’étrangeté suggère l’éventualité d’un récit sans imposer de modèle narratif. Cependant, face à cette œuvre, comment ne pas s’interroger sur nos rapports ambivalents avec la nature, l’animal et la mort ?
Les visiteurs attentifs ne manqueront pas d’apercevoir les chauves-souris que Delphine Gigoux-Martin a installées dans la charpente métallique du bâtiment…
L’homme, le vrai sauvage ? (vers la disparition du monde sauvage ?)
Une deuxième œuvre de Bertrand Gadenne (Les Papillons, 1988) fait la transition avec la séquence suivante. Un projecteur de diapos suspendu au plafond réclame la participation du spectateur.
Il lui suffit de passer son bras dans le rayon de lumière pour qu’un papillon se pose dessus… Avec une étonnante économie de moyens, la dimension magique et poétique de cette installation ne peut qu’enchanter le visiteur.
Dans ce troisième et dernier espace de l’exposition, on retrouve deux spécimens naturalisés emblématiques des réintroductions réussies en Cévennes. En effet, le gypaète barbu et le castor sont exemplaires dans la mise en place de lois et de programmes de protection.
Cinq œuvres contemporaines font des échos grinçants à l’évocation de ces opérations.
Quatre images des oiseaux de la série Invisible (2005) que Bernard Pourrière a collectés sur Internet suggèrent un effacement lent, mais inéluctable…
Au centre de la salle, son installation sonore (Sans titre, 2012) assemble des cages et des haut-parleurs perchés sur les pieds métalliques. Elle diffuse des chants d’oiseaux improbables créés à partir d’un montage et d’un mixage aussi complexes que savants. Cette manipulation du vivant interroge les rapports entre naturel et artificiel… À bien des égards, le travail de Bernard Pourrière est passionnant. Sur l’œuvre exposée ici, on lira avec intérêt son entretien avec Fabien Faure en février 2006, « À propos de quelques identités fluides »…
Entre gypaète barbu et castor, Rodolphe Huguet présente Free (2011). Les deux cages en osier l’une dans l’autre questionnent avec un humour ravageur l’idée de liberté…
À gauche de la sortie, son Nid d’aile (2009) nous interpelle sur notre capacité à accueillir la migration annuelle des hirondelles…
Le parcours se termine avec L’Arrière-pays (2015-2017), une « nature morte » au renard énigmatique et poétique de Delphine Gigoux-Martin.
Accrochage et scénographie
L’accrochage et la mise en espace des œuvres sont très réussis. Les rapprochements et les oppositions ont été conçus avec beaucoup de délicatesse et d’à-propos, souvent avec poésie et humour. Tout semble limpide et cohérent. Jamais le regard ne s’égare.
Comme le graphisme, la scénographie sobre et discrète valorise parfaitement les œuvres et les spécimens exposés. Les conditions de conservation exigées par les animaux naturalisés ont probablement imposé l’occultation des ouvertures et interdit la lumière du jour. Des cimaises peintes en noir et la multiplication des projecteurs « cadreurs » ou « à découpes » contribuent à créer une certaine dramaturgie dans la mise en scène des objets et des œuvres.
Les textes présentent clairement et sans pathos les enjeux et les questions qui y sont évoquées. Quelquefois, les cartels sont complétés par quelques lignes extraites de catalogues, de notices ou d’entretiens avec les artistes.
« Sauvages ? » réussit avec brio à offrir un parcours intelligible, fascinant et sensible qui laisse à chacun toute sa place. Sans aucun doute, l’ambition d’inviter le visiteur « à la découverte, à l’émerveillement, à l’indignation parfois, mais toujours à la réflexion » est parfaitement atteinte.
À ne pas manquer.
Artistes exposés : Roland Cognet • Alexandre-François Desportes • Bertrand Gadenne • Delphine Gigoux-Martin • Rodolphe Huguet • Clara Perreaut • Bernard Pourrière.
Les œuvres proviennent des ateliers des artistes ou de leurs galeries, du Frac Occitanie Montpellier et du musée du Colombier. Les spécimens appartiennent aux collections du Muséum d’Histoire naturelle de Nîmes et de Maison Rouge – Musée des vallées cévenoles.
Le remarquable commissariat de l’exposition est assuré par Claire Champetier, attachée de conservation au musée.
« Sauvages ? » est accompagné par une programmation (visites commentées, conférences, ateliers…) dont le détail est accessible sur le site de Maison Rouge – Musée des vallées cévenoles.
La présentation des collections permanentes mérite que l’on y accorde toute l’attention nécessaire. Inaugurés à l’automne 2017, le nouveau bâtiment et la filature réhabilitée abritent un parcours et une muséographie très réussis qui sont évidemment inspirés par les concepts imaginés par Georges Henri Rivière pour les ATP et que le Mucem a su magistralement prolonger…
« Sauvages ? » a été élu Coup de cœur des 50 ans du Parc national des Cévennes.
Maison Rouge est signataire de la charte Môm’Art.
En savoir plus :
Sur le site de Maison Rouge – Musée des vallées cévenoles
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Site les sites de Roland Cognet, Bertrand Gadenne, Delphine Gigoux-Martin et Bernard Pourrière
Clara Perreaut, Bernard Pourrière et Delphine Gigoux-Martin sur documentsdartostes.org
Roland Cognet, Bertrand Gadenne, Delphine Gigoux-Martine sur le site de la galerie Claire Gastaud
Le Hibou de Bertrand Gadenne dans l’Atelier A sur le site d’ARTE