Juqu’au 19 décembre 2020, la galerie chantiersBoîteNoire accueille Nicolas Aguirre pour « Mindthe Gap », première exposition personnelle en Europe de cet artiste franco-équatorien qui vit et travaille à Montpellier.
« Mind the Gap » rassemble un peu plus d’une dizaine de pièces (dessins, sculpture, ready-made, néon). Leur accrochage dans les deux salles de la galerie ne manque pas d’intriguer, de fasciner, de déranger et d’interroger le visiteur…
Dès que l’on pénètre dans la grande salle voûtée d’ogive, la photographie (Escargot, 2020) utilisée comme visuel de l’exposition, capte le regard et pique immédiatement la curiosité.
Sur un fond de ciel bleu, les tiges de plantes qui émergent d’un vase rouge au col étroit sont couvertes de petits escargots blancs. Bien entendu, on pense tout de suite à la caragouille rosée agglutinée en grappe sur les branches de fenouil à la recherche de l’humidité nocturne et que l’on voit communément autour de la Méditerranée…
Au centre de la salle, deux vases (Don contre don). Le premier en terre, dont les morceaux sont grossièrement recollés, est posé sur une caisse de transport où on remarque une accumulation de timbres de la poste équatorienne. Le second en bois, dont la forme évoque les ateliers d’Anduze, est carbonisé.
Sur le mur du fond, un kilim (Vase éclaté, 2020), tapis tissé par un artisan turc, représente un vase en terre qui vole en éclat et révèle une poterie fissurée…
À l’évidence, ces trois pièces sont liées, mais par quoi ? Don contre don fait semble-t-il référence au Potlatch des cultures amérindiennes. Cette pratique don dans le cadre des partages symboliques est-elle une invitation en direction du visiteur et du collectionneur ?
Un fragment d’une colonne carrée en granite sert de socle à deux objets : un morceau de bois calciné et un livret de 1833 qui rassemble les « taxes des parties casuelles de la boutique du pape, pour la remise, moyennant argent, de tous les crimes et péchés... »
Épinglée sur le mur, une photographie des pages 40 et 41 de cet opuscule nous indique : « L’absolution du meurtre simple commis sur un laïc se paie 15 livres 2 sous 6 deniers »… « Pour le meurtre d’un père, d’une mère, d’un frère, d’une sœur, l’absolution se paiera 17 livres 14 sous 6 deniers (…) Celui qui a tué sa femme et qui veut en épouser une autre paie une dispense de 32 livres et 13 sous ».
Avec un peu d’attention, on remarque à mi-hauteur de ce socle en granite, un autre bout de bois brûlé… Au pied, d’une voûte sur la droite, une pierre ronde percée de trous est discrètement posée. Est-ce les témoignages d’un éventuel rituel de purification de l’espace d’exposition ?
Sur les murs de cette salle, plusieurs dessins dont l’exécution est particulièrement soignée sont tout aussi énigmatiques… Quel sens donner à cette tête de perroquet ? Quel lien a-t-elle avec les autres pièces de l’exposition ?
Sur la gauche, une orchidée interpelle par la finesse du trait, mais aussi par son mystérieux caractère anthropomorphe qui semble aller au-delà des traditionnels symboles de fertilité et de sexualité…
Plus loin, une planche (Ensemble n° 1, 2020) rassemble tel un rébus : une lampe de bureau, un métronome, la main articulée d’un mannequin et un étrange objet rond (pièce de monnaie ?).
Face au kilim, décentré sur la feuille de dessin, on reste dubitatif devant un galet percé de multiples orifices (Pierre, 2020)…
La seconde salle carrée, qui communique avec la cour de l’Hôtel Baudon de Mauny, baigne dans une pénombre éclairée par un néon rouge posé horizontalement sur un socle (Obole grecque, 2020). Dans cette ambiance troublante, on distingue deux œuvres graphiques.
La première sur la droite reproduit la molaire d’un animal (Dent de cheval à 4 000 m, 2020). De l’autre côté de la sculpture lumineuse, on découvre une sombre sérigraphie (Orchidée négative, 2020), inversion du dessin exposé dans la salle précédente.
Celles et ceux qui ont vu l’installation Champ d’échange d’âme (2020) que Nicolas Aguirre présente en même temps dans « Possédé·e·s » au MO.CO. Panacée et qui ont peut-être assisté aux performances qui l’ont accompagnée seront troublé.e.s par les multiples échos qui se répètent ici : le néon, le kilim, le thème de l’orchidée, la purification de l’espace…
Plusieurs indices semblent relier les deux expositions.
En effet, l’installation et les performances présentées à La Panacée constituent le troisième acte de ce que Caroline Chabrand, co-commissaire de « Possédé.e.s », qualifie de grand opéra où Nicolas Aguirre passe « d’un médium à l’autre, poussant sa réflexion sur l’âme et sa “matérialisation” »…
Le premier acte, Poker d’âmes, était une performance, en 2018, à la galerie chantiersBoîteNoire où les joueurs étaient invités à parier leur âme…
Le deuxième acte, Échange d’âmes, est un dispositif contractuel qui définit une contrepartie d’âmes après que l’artiste ait divisé la sienne en 21 morceaux…
Il y a dans « Mind the Gap » des liens évidents avec cet important travail engagé par l’artiste…
Le texte de présentation de la galerie chantiersBoîteNoire nous dit aussi que « les installations et les pièces sont autant de stations qui nous proposent un temps d’attente, “un moment de vérité” évoquant malicieusement le mythe du Purgatoire et les Indulgences proposées par l’Église catholique »…
« … au cœur de tout il y a ce vide… une attente, une ellipse entre toute chose… » écrit très justement Vincent Honoré dans le texte inspiré qu’il signe pour l’exposition...
En savoir plus :
Sur le site de la galerie chantiersBoîteNoire
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Sur le site de Nicolas Aguirre
Nicolas Aguirre – « Mind the Gap » : Présentation par Vincent Honoré
… au cœur de tout il y a ce vide… une attente, une ellipse entre toute chose…
C’est ce qu’il faut saisir de ce travail : les dessins ou les sculptures séduisent immédiatement et sans a priori (brio de l’exécution et de l’agencement : Nicolas Aguirre revient au faire, à la main, au labeur) mais ce qui les constitue en sourdine c’est un flux d’énergie entre formes et symboles, entre matière et silhouette : c’est une nuit… Les objets — trouvés, arrangés, usinés — forment une grammaire dont la syntaxe se renouvelle en stations —un néon, un dessin, un motif réapparaissent d’installation en installation, déviés, réinformés par l’ensemble qui souvent et sans doute toujours embrasse l’impalpable : l’âme, son commerce, une histoire spirituelle et religieuse, une anecdote personnelle, ses inconscients.
Les objets rayonnent dans une chaîne métonymique propre au rêve et à l’association d’idée. Un cadavre exquis, déroulé seul. Si l’œuvre invente un conceptuel sensible — toujours à leur source il y a une recherche historique, un désir, un acte performatif, une purification, des étapes qui les précèdent dans leur incarnation temporaire : les œuvres vont muter plus tard, dans d’autres expositions, dans d’autres agencements, elles ne sont arrêtées qu’un instant : les projets de Nicolas Aguirre peuvent prendre des années — c’est par un équilibre entre matière et vide. Les contenants (vases, boîtes, tiroirs…) sont omniprésents. Des dessins il faut aussi apprécier les marges. Le néon est un creux. Le vase a brulé.
Révéler : comme en alchimie, un sens caché ou renouvelé de l’objet et de son association en espace et dans un contexte. L’échange : pas uniquement d’âmes mais dans l’installation entre spectateur (acteur) de l’œuvre, y creuser les vides, les fractures. Le vase éclaté se fait cœur, fleur, pétales pour que se lève une métaphysique de la forme et une archéologie du sensible. Le tout dans une forme de purgatoire, en attente d’états futurs, mémoriels surtout.
L’œuvre est en flux, il ne s’agit plus d’aboutir mais de creuser toujours. L’œuvre est impermanence, elle est en coexistence avec ce qui la précède, ce qui l’entoure, ce qui lui succède. Les images sont fantômes, elles hantent mais ne réapparaissent pas, elles s’échappent de la répétition. Elles s’esquivent… Les œuvres de Nicolas Aguirre au final se travaillent comme des émotions.
Vincent Honoré, octobre 2020
À propos de Nicolas Aguirre :
Nicolas Aguirre (né en 1991 à Quito, Équateur) vit et travaille à Montpellier.
Diplômé de l’École des Beaux- Arts de Montpellier en 2018, il est un des membres fondateurs du collectif In Extremis. Il a participé à l’exposition collective Chopped and Screwed atterrissage programmé, FRAC Occitanie, Montpellier (2018), et à Pm-10, galerie Aperto, Montpellier (2018), ainsi qu’au programme de résidence international Saison 6 proposé par le MO.CO. ESBA en 2019.
Première exposition personnelle Donkey discussions à Quito (Equateur) à la galerie +Arte, 2020
Il participe à l’exposition Possédé.e.s au MO.CO Panacée jusqu’au 3 janvier 2021.