Folklore au Mucem


Du 16 décembre 2020 au 22 février 2021, le Mucem présente « Folklore », une exposition conçue et organisée en partenariat avec le Centre Pompidou-Metz où elle a été montrée du 21 mars au 4 octobre dernier.

À lire les documents de présentation de l’exposition et les chroniques publiées à l’occasion de son étape messine, l’ambition des deux commissaires (Marie-Charlotte Calafat pour le Mucem et Jean-Marie Gallais pour le Centre Pompidou-Metz) est de proposer une relecture de l’histoire de l’art moderne et contemporain à travers cette notion ambiguë, assez mal définie et parfois controversée de Folklore…

La préface du catalogue que signent Serge Lasvignes (Président du Centre Pompidou-Metz), Chiara Parisi (Directrice du Centre Pompidou-Metz) et Jean-François Chougnet (Président du Mucem) affirme:

« Il était temps justement de poser un autre regard sur le folklore, de “dépoussiérer” le terme et de l’exposer dans un centre d’art et dans un musée de société afin de questionner son histoire – le terme désignant autant un objet d’étude qu’une discipline – et la manière dont il a circulé, dont il a été source ou motif pour l’art moderne et contemporain, en déjouant les hiérarchies établies. Ce sont ces chemins croisés que trace cette exposition, sur les pas de folkloristes qui prennent des allures d’artistes, et vice-versa. »

Pour construire leur argumentaire, les deux commissaires ont rassemblé un peu plus de 360 œuvres et objets. 190 pièces sont issues des collections du Mucem et près de 170 œuvres d’art moderne et contemporain sont en grande partie conservées au musée national d’Art moderne, Centre Pompidou.

On attend avec curiosité de découvrir les « face-à-face inattendus » qui nous sont annoncés, de comprendre la nature des « relations parfois ambiguës qu’entretiennent les artistes avec le folklore ». C’est avec attention que l’on regardera la manière dont « l’univers du folklore [a infiltré] des pans entiers de la modernité et de la création contemporaine » et comment « les artistes ont pu y trouver une source d’inspiration, une puissance régénératrice, aussi bien qu’un objet d’analyse critique ou de contestation »…

Le parcours de l’exposition s’articule en 6 séquences:

Le commissariat est assuré par Marie-Charlotte Calafat, adjointe du département des collections et des ressources documentaires, conservatrice du patrimoine, responsable du secteur histoire au Mucem et Jean-Marie Gallais, responsable du pôle programmation au Centre Pompidou-Metz
Ils ont été accompagnés par Arnaud Dejeammes (Centre Pompidou-Metz), chargé de recherche et d’exposition.

Folklore au Mucem
Folklore au Mucem – Vue de la scénographie de Pascal Rodriguez


La scénographie de « Folklore » a été confiée à Pascal Rodriguez qui a par le passé signé celle des expositions «Or» (2018) et «Giono» (2019).

Le catalogue coédité par le Mucem, le Centre Pompidou-Metz et les Éditions La Découverte rassemble sous la direction des deux commissaires des textes de Marie-Charlotte Calafat, Manuel Charpy, Arnaud Dejeammes, Jean-Marie Gallais, Ida Soulard et Anne-Marie Thiesse.

Comme pour toute exposition au Mucem, « Folklore » s’accompagne d’une importante programmation dont le détail est disponible sur le site du musée.

Chronique à suivre après un passage par le J4.

À lire, ci-dessous, la présentation du projet sous la forme du traditionnel entretien avec les commissaires et une description du parcours de l’exposition. Ces documents sont extraits du dossier de presse.

En savoir plus :
Sur le site du Mucem
Suivre l’actualité du Mucem sur Facebook, Twitter et Instagram
À écouter sur France Culture, Le folklore pour comprendre le futur, à Pompidou-Metz, troisième épisode de la série Artistes confinés dans leur exposition diffusée dans l’émission Le Cours de l’histoire en mai dernier.

À voir sur la chaîne YouTube du Mucem « Premier coup d’œil de l’exposition “Folklore” avec Jean-Marie Gallais » et un direct depuis le Mucem enregistré le mardi 3 novembre 2020.

Entretien avec Marie-Charlotte Calafat et Jean-Marie Gallais, commissaires de l’exposition «Folklore »

Cette exposition met en évidence les liens méconnus entre folklore et création artistique : comment s’est traduite cette influence du folklore dans l’histoire de l’art ?

Marie-Charlotte Calafat : Le folklore se situe au croisement de l’histoire de l’art et des sciences humaines. Pour un musée comme le Mucem, il constitue un sujet privilégié, car il permet de proposer une relecture de ses collections d’art populaire en les mettant en regard avec ce qui pourrait sembler être leurs opposées : les œuvres des artistes de l’avant-garde des XIXe et XXe siècles. En observant les rapprochements des positions entre artistes et folkloristes, on comprend mieux les interactions entre deux mondes, celui du traditionalisme et celui du modernisme, c’est-à-dire celui des « demi-savants » (pour reprendre l’expression du célèbre folkloriste Arnold Van Gennep) et celui de la création contemporaine.

Jean-Marie Gallais : Les sections du parcours donnent aussi des indices de ce qui a pu intéresser les artistes dans le folklore : une quête des origines et une échappatoire vis-à-vis des conventions et de l’académisme, mais aussi un support de critique et de subversion, ou encore un répertoire de formes, de motifs et de techniques. D’autres ont pu s’adonner à une exploration de l’immatériel, des croyances ou des rituels, et à la manière de folkloristes, s’intéresser aux méthodes d’enquête, de collecte, de classement et d’exposition. Si l’influence de l’art africain, océanien ou encore de l’art brut sur l’avant-garde a été étudiée, le domaine du folklore, si difficile à circonscrire, l’a beaucoup moins été. On constate pourtant depuis le XIXe siècle que les artistes y ont beaucoup puisé et s’en sont nourris, y voyant une énergie et une créativité à même de renouveler le langage de l’art.

Pourquoi le terme « folklore » est-il parfois source de polémiques ?

Marie-Charlotte Calafat : La question initiale que nous nous sommes posée est la suivante : comment définir le folklore ? Ou, plus précisément, l’objet folklorique existe-t-il en tant que tel ? Chercher dans une base de données muséale le mot « folklore » ne produit que quelques réponses disparates. La recherche dans les sources écrites apporte une première réponse ; elle montre une variété de points de vue sur ce qu’il est : le folklore se définit problématiquement, traverse des controverses et des polémiques, et finit par tomber en désuétude, voire en disgrâce, dans sa version diminuée de « folklo ». La récupération politique du folklore durant le gouvernement de Vichy en France, en particulier de son imagerie autour de la terre et du paysan, et des activités qui lui sont liées telles les fêtes populaires, est traitée dans l’exposition dans une section intitulée « Ambiguïtés et paradoxes ». L’autre facteur qui explique la dépréciation du folklore est le manque de légitimité de cette discipline, où la méthode et la rigueur scientifiques font parfois défaut : en effet, les folkloristes font preuve dans leurs recherches d’une grande créativité, voire même d’une certaine fantaisie.

Quelles sont les pièces les plus remarquables au sein de l’exposition ?

Jean-Marie Gallais : L’exposition fonctionne par études de cas et ce sont les ensembles issus de plusieurs collections, principalement du Mucem et du Centre Pompidou, qui forment les moments plus remarquables. Les rapprochements s’appuient sur les témoignages des artistes : un oiseau de bois sculpté et peint qui a appartenu à Kandinsky prend également une autre dimension, rapproché de l’abstraction Ovale 2 de 1925. Citons aussi, parmi d’autres exemples, les échantillons textiles des collections ethnographiques mis en regard avec les enseignements du Bauhaus ou de l’école d’arts appliqués de Zurich ; ou encore les amulettes collectées et documentées par le folkloriste Lionel Bonnemère à proximité des recherches d’André Breton ou de Joseph Beuys sur les superstitions.

Marie-Charlotte Calafat : D’un bocal de noyaux de cerise à une porte de ferme monumentale roumaine en bois, les curiosités ne manquent pas, dans l’exposition, pour montrer en quoi les folkloristes ont redécouvert, modelé, occulté, falsifié le passé comme le présent, participant ainsi, avec leur subjectivité propre, à l’élaboration de fictions. Ce qui est le plus remarquable, c’est le dialogue qui s’opère entre ces artefacts souvent délaissés et les œuvres d’artistes majeurs. La porte roumaine dialogue par exemple parfaitement avec la sculpture Maiastra de Brancusi, qui joue sur l’écart entre tradition et modernité.

Durant vos recherches autour de cette exposition, quelle a été votre découverte la plus marquante ?

Jean-Marie Gallais : Le projet de Claudio Costa ! En 1975, à Monteghirfo, village reculé de l’arrière-pays génois, cet artiste inaugure le « Musée d’anthropologie active ». L’expérience naît à la suite de la découverte d’une maison du village, abandonnée et restée intacte après le décès du dernier occupant, les volets simplement clos. Tel un ethnographe, Costa décide d’intervenir de façon minimale : il dépoussière, éclaire et catalogue l’ensemble des objets, meubles, outils trouvés sur place, qu’il étiquette dans le dialecte local. L’artiste documente également leur usage et leur fonction. Il compilera notamment une « enquête sur une culture », interrogeant les habitants du village sur leurs modes de vie : habitat, type physique, alimentation et cuisine, économie et productions, vie familiale et domestique, vie sociale, vie religieuse, etc. Le projet de Costa coïncide également avec l’aboutissement des réflexions de Georges Henri Rivière sur le concept d’écomusée.

Claudio Costa, Il carro del sole, 1988 © Adagp, Paris, 2020 ; Archivio Claudio Costa, photo Claudio Grimaldi
Claudio Costa, Il carro del sole, 1988 © Adagp, Paris, 2020 ; Archivio Claudio Costa, photo Claudio Grimaldi

Cette exposition est enfin le fruit d’une collaboration entre deux musées en région…

Marie-Charlotte Calafat et Jean-Marie Gallais : Nous nous réjouissons que le Centre Pompidou-Metz et le Mucem aient su joindre leurs forces autour de ce projet. Les collections du Mucem témoignent indéniablement de l’activité des premiers folkloristes, et il est précieux de confronter la réalité de l’institution actuelle au passé de la discipline. Elles permettent aussi de refléter un certain ancrage régional, qui fait partie de l’ADN des deux institutions, qui les réunit, et prend un sens particulier avec une telle exposition : l’une est établie en Lorraine, mais aussi au cœur de l’Europe, l’autre en Provence, mais aussi au cœur de la Méditerranée. Le Centre Pompidou-Metz, s’il ne possède pas de collections, travaille très étroitement avec celles du Musée national d’art moderne, dont les formidables fonds d’ateliers, tels ceux de Vassili Kandinsky ou de Constantin Brancusi, témoignent de l’attrait de ces artistes pour l’art populaire et le folklore, et dont la richesse a permis de mener cette enquête depuis les prémices de l’art moderne jusqu’à aujourd’hui.

Parcours de l’exposition «Folklore »

Des prémices de l’art moderne à l’art le plus actuel, l’exposition retrace les relations parfois ambiguës qu’entretiennent les artistes avec le folklore. Elle se déploie en cinq sections, et présente plus de 360 oeuvres et objets, dont 190 pièces issues des collections du Mucem et près de 170 oeuvres d’art moderne et contemporain dont une grande partie est conservée au musée national d’Art moderne, Centre Pompidou.

La scénographie, conçue par Pascal Rodriguez est imaginée à partir du motif de la croix et du carrefour. On retrouve ainsi dans chacune des sections un ou plusieurs croisillons permettant la juxtaposition et la confrontation de plusieurs univers. Plongée dans une ambiance assez sombre, l’exposition regroupe des ensembles constitués autour d’un artiste ou d’un sujet, parfois de manière volontairement dense. Certaines cimaises évoquent en effet les murs des ateliers d’artistes, notamment celui de Kandinsky et Münter, chargés de références au folklore et à l’art populaire. En outre, des installations ou des vidéos ont nécessité des aménagements spécifiques, et créent un rythme dans la progression de section en section.

Dès l’entrée dans l’exposition, le visiteur est accueilli par une série de bannières d’Ed Hall. Architecte de formation, ce dernier confectionne à la main depuis les années 1980 des bannières et des banderoles pour divers syndicats et associations. Destinées à être élevées en signe de protestation ou de revendication dans les rues, elles sont depuis 2005 intégrées à la Folk Archive des artistes Jeremy Deller et Alan Kane. Ces derniers inventorient des formes d’expression populaires contemporaines sur le territoire britannique, actualisant de potentielles nouvelles définitions du folklore. Signe manifeste d’un folklore potentiellement vivant et actuel, ces bannières spectaculaires invitent le visiteur à entrer dans l’exposition.

Une quête des origines ?

Dès le XIXe siècle, de nombreux artistes en quête de traces du passé vont à la rencontre d’expressions folkloriques, qu’elles se trouvent dans leurs régions natales – qu’ils ont souvent quittées – ou dans des contrées qu’ils explorent lors de voyages. Il en va ainsi de Paul Gauguin, de Paul Sérusier et des peintres du mouvement nabi en quête de mysticisme en Bretagne, mais aussi de Vassily Kandinsky enquêtant dans la province russe de Vologda, collectionnant l’art populaire puis explorant avec Gabriele Münter et le groupe du Blaue Reiter (« Le cavalier bleu ») les traditions bavaroises ; ou encore de Constantin Brâncuși, Mihai Olos et Mircea Cantor travaillant le bois et les mythes roumains d’Olténie. Le folklore semble, au même titre que le « primitivisme », jouer un rôle d’antidote contre l’académisme et devient une source d’inspiration féconde pour le renouveau de l’art moderne. Il donne l’illusion aux artistes de toucher un passé profond qui ne serait pas dénaturé par l’industrialisation ni par les conventions sociales et culturelles dominantes. Cette vision du folklore comme vestige d’un état archaïque et spontané de la société est durablement ancrée dans l’histoire de la discipline.

Le nabi aux sabots de bois
Paul Sérusier et la Bretagne

Paul Sérusier, Le Pardon en Bretagne ou Le Pardon de Notre-Dame-des-Portes à Châteauneuf-du-Faou, vers 1894 © Musée des beaux-arts de Quimper
Paul Sérusier, Le Pardon en Bretagne ou Le Pardon de Notre-Dame-des-Portes à Châteauneuf-du-Faou, vers 1894, huile sur toile, 92 × 73 cm. Musée d’Orsay, Paris, dépôt au musée des Beaux-Arts de Quimper. © Musée des beaux-arts de Quimper

Paul Sérusier découvre la Bretagne en 1888 lors d’un séjour à Pont-Aven, déjà célèbre colonie artistique, où il rencontre Paul Gauguin. L’année suivante, les deux artistes se retirent dans un village moins touristique, Le Pouldu. Sérusier explore aussi la forêt légendaire de Huelgoat puis s’installe à Châteauneuf-du-Faou. Avec ses amis du mouvement nabi (« prophète » en hébreu), ils cherchent dans les paysages bretons autant que dans les visages, les costumes et les coutumes, le mythe d’une terre de traditions et de superstitions, dont le caractère originel forme un terreau pour le renouveau de l’art. Le folklore, assimilé au primitif, est un élément récurrent – Sérusier va jusqu’à inventer des rituels en combinant plusieurs références culturelles dans sa peinture, qui prend un tournant plus spirituel à la fin du siècle.

Emile Bernard, paire de sabots, Bretagne, 1888 © Centre Pompidou-Metz Photo Christine Hall, 2020
Emile Bernard, paire de sabots, Bretagne, 1888, bois sculpté, 11 × 30 × 9 cm. Collection Recchi-Argyropoulos. © Centre Pompidou-Metz Photo Christine Hall, 2020

Le folklore, assimilé au primitif, est un élément clé de l’iconographie du mouvement nabi, qu’il s’agisse des costumes, des processions religieuses, des pardons ou encore des légendes.
Sérusier rapporte à Paris des costumes, se sculpte des sabots de bois (comme le feront Gauguin, Bernard ou Jacob Meijer de Hann). Sculpteur et céramiste, mais aussi assembleur, Paul Gauguin intervient ici autour d’un objet préexistant, une fontaine de table en terre (de facture locale ou bien provenant de Saint-Jean-de-Fos, centre de potiers de l’Hérault), à laquelle il ajoute un socle et un couvercle décorés de figures et de motifs stylisés. Gauguin travaille le bois en taille directe, technique qu’il considère, avec entre autres Georges Lacombe, dit « le nabi sculpteur », comme empreinte d’un certain primitivisme. Prêt rare et exceptionnel, les sabots sculptés et peints par Emile Bernard témoignent de la manière dont les artistes s’emparent de ces objets à forte charge symbolique.

Aux origines populaires de l’abstraction
Vassily Kandinsky et Gabriele Münter, de la Russie à la Bavière

En 1889, Vassily Kandinsky, jeune étudiant en droit et en économie, prend part à une expédition ethnographique dans la province de Vologda, au nord-ouest de l’Empire russe. La découverte des formes d’expression populaires des Zyrianes, ou Komis le marque profondément. Il n’aura de cesse de vouloir retrouver ces sensations à travers son art, de ses premières œuvres figuratives jusqu’à l’abstraction. Lorsque le peintre et son épouse, Gabriele Münter, s’installent en 1908 à Murnau, en Bavière, leur goût pour les objets, sujets et techniques populaires se reflète jusque dans leur maison, où cohabitent sculptures et jouets, peintures sous verre, estampes et icônes… Cet intérêt pour l’art populaire et le folklore, perçus comme modèles d’inspiration et de spontanéité, est partagé par d’autres artistes du groupe du Blaue Reiter (« Le cavalier bleu »).

Vassily Kandinsky, Lied, 1906 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais Georges Meguerditchian
Vassily Kandinsky, Lied, 1906, tempera sur carton glacé, 49 × 66 cm. Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, Paris, Legs de Nina Kandinsky, 1981 © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais Georges Meguerditchian

Au début des années 1900, alors qu’il vit en Allemagne, Vassily Kandinsky s’inspire des estampes populaires russes (les loubki) pour créer une série de gravures sur bois intitulée Poésie sans paroles. Mêlant idéalisation esthétique du passé et féerie, ornementation païenne et orthodoxe, ces gravures sont habitées de personnages en coiffes et costumes traditionnels, dansant parfois au son d’instruments anciens. Elles font souvent intervenir des éléments de l’ordre du fabuleux, tels des chevaliers ou des dragons.

Appeaux (canard et cavalier), jouet (femme), Dymkovo, Russie © MNHN, photo Mucem Yves Inchierman
Appeaux (canard et cavalier), jouet (femme), Dymkovo, Russie., argile modelée et peinte. Mucem, collection d’ethnologie d’Europe, dépôt du Muséum national d’histoire naturelle © MNHN, photo Mucem Yves Inchierman

La collection d’Egor Pokrovskij a favorisé l’intérêt des savants et artistes pour les jouets russes. Pédiatre à l’hôpital Sainte-Sophie à Moscou, Pokrovskij collecte des objets liés à l’enfance en Russie et les présente à l’Exposition d’anthropologie de Moscou en 1879 dans une section intitulée « Collection sur l’éducation primaire des enfants chez les différents peuples », puis à l’Exposition universelle de Paris en 1889. Il fit don de cent vingt-neuf objets au musée d’Ethnographie du Trocadéro. Une autre collection est exposée à la même époque à Paris, celle de Nathalie Ehrenbourg, proche du milieu artistique et organisatrice de l’exposition « L’art populaire russe dans l’image, le jouet, le pain d’épice » au Salon d’automne de 1913.

Le paysan des Carpates ?
Constantin Brâncuși et la Roumanie

Constantin Brâncuși, Projets pour une Porte du baiser et la Măïastră, vers 1930-1936, encre violette sur papier collé sur carton, 53,5 × 38 cm. Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, Paris, dation en 2001. © Succession Brâncuși – All rights reserved (Adagp, Paris, 2020); photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais/Georges Meguerditchian

Né en Olténie en 1876, Constantin Brâncuși peut être vu comme l’héritier de la tradition ancestrale du travail du bois de sa région natale, qui s’exprime des petites cuillers aux portails monumentaux des fermes. Néanmoins, la simplification des formes que le sculpteur met en œuvre est une synthèse d’influences roumaines et non-occidentales, ou encore archéologiques. En 1937, Brâncusi donne à la colonne et au porche une expression symbolique monumentale à travers l’ensemble de Târgu Jiu. En hommage aux victimes de la Grande Guerre, l’artiste y déploie, un cycle cosmique avec la Colonne sans fin, reliant terre et ciel, ou encore la Porte du baiser et la Table du silence, créant des ponts entre des croyances ancestrales et les formes de la modernité. L’influence du folklore roumain dans l’œuvre de Brâncusi se retrouve également dans le motif récurrent de l’oiseau mythique Măiastră.

Constantin Brâncuși, Măïastră, 1911. Tate Modern, Londres © Succession Brâncuși – All rights reserved (Adagp, Paris, 2020). Photo © Tate Modern, Londres

Le motif de Pasărea Măiastră, oiseau mythique de contes anciens (comparable par certains aspects à L’Oiseau de feu, rendu célèbre en 1910 par Igor Stravinsky), est un motif central pour Brâncuși, qui décline et épure le sujet à de multiples reprises. La sculpture exposée ici a appartenu au photographe Edward Steichen, grand ami et soutien du sculpteur, qui l’achète au Salon d’automne de 1911 et l’érige au sommet d’un haut pilier dans son jardin de Voulangis (où il installera ensuite la Colonne sans fin), rappelant les représentations des âmes des défunts sur certains piliers funéraires roumains.

Mihai Olos, sans titre, 1988 © Courtoisie Olos Estate and Plan B Cluj, Berlin ; cliché Nicu Ilfoveanu
Mihai Olos, sans titre, 1988, bois 97 × 57 × 57 cm, Courtesy Olos Estate et Galeria Plan B, Cluj- Berlin © Courtoisie Olos Estate and Plan B Cluj, Berlin ; cliché Nicu Ilfoveanuan

Peintre, sculpteur, puis performeur proche de Joseph Beuys, Mihai Olos travaille à partir de formes que l’on trouve dans les constructions en bois de la région des Maramureș, au nord de la Roumanie, notamment les noeuds et assemblages. Ses sculptures, héritières de l’art de Brâncuși, sont pensées comme des objets à activer. En 1974, il entame le projet O statuie umblă prin Europa (« Une statue hante l’Europe »), photographiant l’une de ses sculptures en dialogue avec des sites naturels ou culturels à travers l’Europe.

Ambiguïtés et paradoxes

Le folklore est considéré comme le reflet de la tradition populaire d’une région ou d’un pays, transmise de génération en génération ; qu’il s’agisse de la langue, du costume, d’usages et de coutumes, de savoir-faire ou de modes de vie. Pourtant, des études et des témoignages de folkloristes démontrent que le folklore a été très fortement stéréotypé et orienté, voire forgé de toutes pièces au moment de l’émergence des identités nationales en Europe au XIXe siècle. Il est alors un levier idéologique et nationaliste, puis économique avec le développement du tourisme. Que reste-t-il de véritablement authentique dans le folklore ? Est-il fait de traditions inventées, de fictions ? Est-il figé dans le temps ou peut-il être actualisé en fonction de l’évolution de la société ? Depuis le XIXe siècle, il est fréquemment associé à des revendications identitaires et se retrouve souvent instrumentalisé par des discours qui proviennent des deux extrémités de l’échiquier politique. Les questions de l’identité et de l’authenticité sont au cœur de nombreuses démarches critiques d’artistes contemporains, qui interrogent les ambiguïtés et les paradoxes du folklore.

Des farandoleurs à New York
La « mission Barbentane » à l’Exposition internationale de 1939

Marcel Maget, Trou du renard, farandole serpentin, Barbentane, Bouches-du-Rhône, 1938 © Mucem Marcel Maget
Marcel Maget, Trou du renard, farandole serpentin, Barbentane, Bouches-du-Rhône, 1938, négatif noir et blanc. Mucem © Mucem/Marcel Maget

En 1939, l’Exposition internationale de New York a pour thème « le monde de demain ». La France choisit de mettre à l’honneur l’art, le luxe, la gastronomie, mais aussi le folklore afin d’insister sur l’attractivité du pays et de ses villages. Le pavillon français devient, à l’initiative du directeur du musée national des Arts et Traditions populaires, Georges Henri Rivière, un musée paysan. Véritable contrepoint à l’idée d’un futur industrialisé et uniformisé, le village de Barbentane en Provence est choisi pour constituer ce musée rustique au coeur de New York, à côté d’intérieurs arlésien, alsacien, breton et savoyard. La farandole, danse traditionnelle provençale, fait la célébrité de cette localité de Provence.

La récupération du folklore par le régime de Vichy
Le témoignage des collections

Le folklore ne peut être compris en dehors de son contexte historique et géopolitique. En France, les liens entre le folklore et le Front populaire ont été plus rapidement établis et étudiés que ceux entretenus par le régime de Vichy. Il a fallu attendre les travaux d’historiens à la toute fin des années 1980 pour montrer comment le folklore a été détourné au service de la propagande du maréchal Pétain, s’appuyant sur le régionalisme, le retour à la terre, la figure du paysan et les festivités populaires. La devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » est remplacée par le slogan « Travail, Famille, Patrie ». La francisque devient le symbole du chef de l’État et du régime. L’imagerie et la production populaires reprennent ces formules, paraboles ou emblèmes et témoignent du culte de la personne autant que de la promotion de modes de vie traditionnels.

Entre l’authentique et le factice
La Suisse, une fabrique à folklore

Mélanie Manchot, Perfect Mountain, 2011 © Adagp, Paris, 2020 © Courtoisie Melanie Manchot, Parafin London, UK et Galerie m, Bochum
Mélanie Manchot, Perfect Mountain [La montagne parfaite], 2011, épreuves photographiques et vidéo, Courtesy de l’artiste, Parafin London, UK et Galerie m, Bochum, Allemagne © Adagp, Paris, 2020 © Courtoisie Melanie Manchot, Parafin London, UK et Galerie m, Bochum

Les massifs montagneux de la Suisse ont permis de préserver des particularités locales, tandis que le développement ferroviaire, à partir du milieu du XIXe siècle, a favorisé une véritable industrie folklorique à destination des touristes. Les artistes contemporains se montrent perplexes vis-à-vis d’aspirations identitaires qui oscillent entre l’authentique et le factice. La construction, dès la période des expositions universelles, d’une identité nationale basée sur les traditions ; l’atmosphère d’étrangeté, entre l’idyllique et le kitsch, des paysages et en particulier des chalets suisses ; la prolifération d’une imagerie destinée au tourisme de masse ; les stéréotypes d’un terroir idéalisé devenu décor, sont remis en question dans de nombreuses œuvres, que les artistes soient eux-mêmes suisses ou bien étrangers.

Maquettes de chalet, Suisse, vers 1900 © Mucem Yves Inchierman
Maquettes de chalet, Suisse, vers 1900, bois sculpté et peint, Marseille, Mucem, collection d’ethnologie, dépôt du Muséum national d’histoire naturelle, Don de Charles Henneberg © Mucem/Yves Inchierman

Les maquettes du village suisse de l’Exposition nationale de Genève (1896) ont été offertes par son directeur Charles Henneberg au musée d’Ethnographie du Trocadéro à l’occasion de leur présentation à l’Exposition universelle de Paris en 1900. Ressenti tantôt comme l’expression de l’authenticité, tantôt comme la manifestation d’une contrefaçon, le chalet devient l’emblème architectural d’un folklore sur lequel, à l’instar des autres pays européens, s’appuie l’identité helvétique moderne, au moment de l’« invention des nations ».

Maja Bajevic, Women at Work (Under Construction) in Construction, 1999 Maja Bajevic © Adagp, Paris 2020 ; photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais
Maja Bajevic, Women at Work (Under Construction) in Construction [Femmes à l’ouvrage (sous une construction) en construction)], 1999, toile de bâche synthétique, broderie en laine, métal, bois, vidéo. Centre Pompidou, musée national d’Art moderne, Paris. Maja Bajevic © Adagp, Paris 2020 ; photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais

Cette installation résulte d’une performance durant laquelle l’artiste Maja Bajevic avait invité des femmes musulmanes de Bosnie-Herzégovine à broder des motifs traditionnels sur une bâche recouvrant un échafaudage. Il s’agit de la façade du Musée national de Sarajevo, alors en reconstruction. Ces femmes s’allient de cette façon au travail des hommes sur le chantier, et participent, au sens propre comme au sens figuré, à la reconstruction d’une identité nationale après la guerre.

Endri Dani, Souvenir of my Homeland , Tirana, Albanie, 2012 © Endri Dani
Endri Dani, Souvenir of my Homeland [Souvenir de ma patrie], Tirana, Albanie, 2012, installation, céramique, dimensions variables, vidéo.

L’artiste albanais Endri Dani a effacé les vêtements traditionnels peints sur des statuettes en terre que l’on trouve dans son pays. Souvenir emblématique pour les touristes, mais aussi signe identitaire pour les Albanais, ces figurines ne montrent plus que leur matière, de la terre cuite, après que l’artiste leur a ôté tout signe culturel à l’authenticité contestable.

Un vivier de formes

Le folklore constitue pour les artistes un inépuisable répertoire de techniques, de formes et de motifs, symboles d’une vision abstraite et codifiée du monde. Pour le folkloriste, le concept de « motif » ne se limite pas aux arts visuels et à leurs applications, comme le mobilier ou les costumes, il se retrouve aussi dans la musique et la littérature orale. Par ailleurs, il s’appréhende au-delà d’une question esthétique, puisqu’il se décrit, s’analyse, s’interprète et fait l’objet de comparaisons afin de saisir sa permanence et sa spécificité au sein d’un groupe donné. Outre la question de son étude, se pose celle de sa collecte et de sa sauvegarde. La dimension esthétique du motif semble prévaloir chez les artistes modernes, notamment dans les ateliers qui cherchent l’union des arts visuels, décoratifs et de l’artisanat, au début du xxe siècle. Ces artistes, animés par une démarche d’appropriation, contribuent également à sa préservation en constituant d’immenses répertoires dans lesquels il est possible de puiser afin de régénérer l’art.

Július Koller, Univerzálny Folkloristický Obyčaj (U.F.O.) – Čičmany [Coutume folklorique universelle (U.F.O.) – Čičmany)], 1978, épreuve photographique. Slovenská národná galéria, Bratislava © Julius Koller/Slovak National Gallery

Le village de Čičmany, en Slovaquie, est réputé pour ses maisons traditionnelles en bois aux murs couverts de motifs géométriques répétitifs. Július Koller décore l’une d’entre elles avec le symbole du point d’interrogation, caractéristique de ses oeuvres, qu’il nomme « anti-images ». Question indéfinie plutôt qu’affirmation, ce signe incite à prendre conscience du cadre dans lequel il s’énonce. Moyen de contourner la censure, le point d’interrogation questionne présent, passé et futur politiques de la Tchécoslovaquie socialiste.

Natalia Gontcharova, Deux femmes espagnoles (troisième élément du polyptique Les Espagnoles), 1920-1924 Nathalie Gontcharova © Adagp, Paris, 2020 ; photo © Musée d’Art Moderne Roger-Viollet
Natalia Gontcharova, Deux femmes espagnoles (troisième élément du polyptique Les Espagnoles), 1920-1924 Nathalie Gontcharova © Adagp, Paris, 2020 ; photo © Musée d’Art Moderne Roger-Viollet

Pionnière du néoprimitivisme russe, Natalia Gontcharova opère au début du xxe siècle une synthèse entre les avant-gardes européennes et l’art populaire de sa Russie natale, avant de rejoindre en 1915 la troupe des Ballets russes en tournée en Espagne. Elle est impressionnée par le foisonnement des motifs géométriques des costumes ibériques. Elle entame alors une série d’oeuvres sur les Espagnoles, qu’elle poursuit longtemps après, où l’abstraction des tenues traditionnelles et des accessoires portés par les femmes se voit poussée à son paroxysme, absorbant parfois les corps peints dans leurs entrelacements

Explorer l’immatériel

Le folklore se différencie de l’art populaire par sa dimension fondamentalement immatérielle. Étymologiquement défini comme « le savoir du peuple », il regroupe des éléments tels que dialectes et langues, contes et proverbes, musiques et danses, usages et croyances… Les rituels dédiés à la nature, les cérémonies païennes ou encore les superstitions vont attirer les artistes de l’après-guerre en raison de leur caractère conceptuel et social. Les surréalistes voient dans le folklore l’expression de l’inclinaison naturelle de l’homme pour l’irrationnel ou, selon Benjamin Péret, le reflet d’une « conscience poétique du monde ». Si la transmission orale semble être le dénominateur commun de ces éléments, le colportage a également joué très tôt un rôle dans la circulation des idées et des usages, entre autres par l’imagerie populaire des almanachs ou des calendriers des bergers. De l’antique Pausanias aux illustres frères Grimm, les folkloristes voient dans les figures des collecteurs d’oralité des précurseurs de leur discipline.

Musique
Emprunt, imitation, création

Folkloristes et artistes participent d’un même engouement pour la musique populaire. Il permet aux uns de donner une place à des arts considérés comme mineurs, et aux autres de s’émanciper de l’hégémonie d’un système académique afin d’élaborer de nouveaux langages. La part de reconstruction est assumée et revendiquée chez certains, tandis que d’autres fustigent le cosmopolitisme, niant les échanges et la circulation pour promouvoir le patrimoine immatériel comme légitime détenteur de l’identité d’un groupe ou d’un territoire. Chez de nombreux musiciens qui développent un folklore imaginé et synthétique, le syncrétisme est tel qu’il est bien difficile de démêler les sources, de savoir si les tournures sont empruntées ou imitées.

Michel Aubry, sans titre, 1983 © Adagp, Paris 2020 ; photo © Ludovic Combe
Michel Aubry, Sans titre, 1983, bois marqueté, ivoire et ébène, 9 × 21 × 27 cm (magnétophone), 11,5 cm (disques). FRAC Auvergne, Clermont-Ferrand © Adagp, Paris 2020 ; photo © Ludovic Combe

Fin connaisseur des maîtres sonneurs du Berry et des cornemuses, qu’il confectionne et répare, Michel Aubry va à la rencontre de ceux qui font encore vivre cette tradition dans la région de Châteauroux. À la manière d’un road movie, Situations des instruments enquête sur la transformation d’un instrument et d’un savoir-faire lié à sa fabrication. Le bruit du tour du facteur de cornemuse et celui du moteur de la voiture se confondent bientôt avec le bourdon de l’instrument. L’une des sculptures marquetées de l’artiste prend la forme d’un enregistreur à bobines ; le choix de cette technique artisanale, en voie de disparition, n’étant pas sans ironie.

Créatures, mythes et rituels liés à la nature
Du néoprimitivisme à l’art chamanique

Les rituels liés à la nature et les références aux forces surnaturelles, perçus comme des survivances païennes archaïques, sont au coeur des premières études des folkloristes. En juin 1938, l’Office de documentation folklorique, alors récemment créé au sein du musée national des Arts et Traditions populaires, publie un appel intitulé « Rallumons les feux de la Saint-Jean » pour ressusciter les coutumes locales. Parmi les objets collectés, torches, tisons et trompes d’appel destinés à chasser les mauvais génies témoignent de cette quête (liée au solstice d’été) de renouvellement, de fertilité et de festivités collectives – autant de signes d’une régénération en osmose avec la nature qui inspire de nombreux artistes, notamment après-guerre.

Avocat à la cour de Paris durant le Second Empire, Lionel Bonnemère est aussi poète, musicien, auteur dramatique et sculpteur. Il rassemble environ trois mille objets liés à la parure, au rituel et la magie, dont la moitié relève de collectes en France. Les provenances mêlées d’anecdotes parfois cocasses sont retranscrites dans ses cahiers et sont partagées lors des dîners de la Mère l’Oye, réunions mensuelles de folkloristes à Paris. Lionel Bonnemère fait don de cette importante collection au musée d’Ethnographie du Trocadéro.

Natalia Gontcharova, Costume fantastique, v. 1926 © Adagp, Paris, 2020 ; photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN–Grand PalaisAdam Rzepka
Natalia Gontcharova, Costume fantastique, v. 1926, aquarelle sur papier vélin, 34,5 × 25,5 cm. Centre Pompidou, musée national d’art moderne, Paris © Adagp, Paris, 2020 ; photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN–Grand Palais/Adam Rzepka

En Russie, le groupe La Queue d’âne, fondé en 1912 par Mikhaïl Larionov et Natalia Gontcharova, estime que l’avant-garde est trop inféodée à l’art occidental et doit s’inspirer davantage de l’art populaire national. En 1912, Mikhaïl Larionov peint le cycle des saisons, considéré comme le manifeste pictural du néoprimitivisme russe. Empruntant à l’imagerie populaire et aux décors de poterie un style grotesque et naïf mêlant dessin et texte, l’artiste représente, pour les quatre saisons, des divinités et le cycle des travaux des champs. Il renforce l’oralité du message en écrivant sur ses toiles un poème avec une graphie enfantine et des fautes.

Constant, L’animal sorcier, 1949 © Adagp, Paris, 2020 ; photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais Georges Meguerditchian
Constant, L’animal sorcier, 1949, huile sur toile, 110 × 85 cm. Centre Pompidou, musée national d’art moderne, Paris © Adagp, Paris, 2020 ; photo © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais/Georges Meguerditchian

Après-guerre, le groupe CoBrA place au cœur de ses préoccupations la notion de « populaire » et milite pour un art expérimental, tant esthétique que politique. Certains de ses artistes renouent avec la fascination pour le paganisme et les forces fantastiques, parfois combinée à l’univers de l’enfance. Avec L’Animal sorcier (1949), Constant, qui se passionne pour les traditions populaires et étudie notamment les amulettes scandinaves, évoque la bestialité et le retour à la nature.

Enquêter, collecter, classer

Comment les arts et traditions populaires, en partie immatériels, peuvent-ils être étudiés, sauvegardés et présentés ? La question occupe les folkloristes dès la création de la discipline, et le musée semble la destinée salvatrice d’un patrimoine en voie de disparition. Au fur et à mesure que le domaine s’institutionnalise, des méthodes d’enquête-collecte, de classement et d’analyse des données et des objets sont élaborées. Les musées de folklore et d’ethnologie, puis de société ou de civilisation, se singularisent et fascinent les artistes par leur mise en scène du quotidien. Les méthodes des folkloristes fournissent en outre un modèle pour la création artistique. À partir des années 1970, l’art contemporain intègre une dimension anthropologique : enquête de terrain, collecte d’objets, exposition de situations ; comme en témoignent les démarches de Marcel Broodthaers, Raymond Hains et Claudio Costa, ou, dans les générations suivantes, Jeremy Deller et Alan Kane, Florian Fouché, Pierre Fisher et Justin Meekel, dessinant un portrait de « l’artiste en folkloriste ».

Un gardian en selle, Camargue, fin du XIXe siècle © Mucem
Un gardian en selle, Camargue, fin du XIXe siècle. Vitrine de la galerie culturelle du musée national des Arts et Traditions populaires, 1975-2005. Mucem © Mucem

Dans la section « élevage » du musée national des Arts et Traditions populaire (MNATP, imaginé en 1937 et inauguré en 1972) était exposé un gardian en selle, issu des collections données par Émile Marignan au musée d’Ethnographie du Trocadéro en 1901. Le costume du gardian, au même titre que celui de l’Arlésienne, est formellement créé et figé dans les années 1900 par les folkloristes. Cette vitrine témoigne de la muséographie du directeur du MNATP, Georges Henri Rivière. Dans une vitrine sur fond noir, l’emploi du fil de nylon permet de suspendre le costume du cavalier et les accessoires de son cheval dans une position réaliste sans faire usage de mannequins, jugés distrayants et anecdotiques.

Marcel Broodthaers et Piet van Daalen, 1970 © Maria Gilissen Adagp, Paris, 2020
Marcel Broodthaers, directeur du Musée d’Art Moderne, Département des Aigles et Piet van Daalen, directeur du Zeeuws Museum de Middelbourg (Pays-Bas), travaillant à la Section Folklorique/Cabinet de Curiosités, 1970. © Maria Gilissen/Adagp, Paris, 2020

Marcel Broodthaers est un poète et artiste qui a mené très tôt une réflexion sur les rapports entre l’oeuvre d’art, le musée et le public. Entre 1968 et 1972, il se présente comme le directeur du Musée d’Art Moderne, Département des Aigles, dont il orchestre plusieurs sections. La Section Folklorique / Cabinet de Curiosités est imaginée en 1970, au Zeeuws Museum de Middelburg (Pays-Bas), autour de cabinets contenant des objets de la collection hétéroclite de la Société royale des sciences de Zélande, qui relève autant de l’histoire naturelle, que de l’archéologie, des arts populaires ou de l’artisanat. Des photographies prises par Maria Gilissen documentent les échanges avec le directeur du musée, Piet van Daalen. Broodthaers fait don au musée d’un petit canevas brodé par sa fille, où figure l’inscription « Musée – Museum Les Aigles ».

Claudio Costa, Il carro del sole, 1988 © Adagp, Paris, 2020 ; Archivio Claudio Costa, photo Claudio Grimaldi
Claudio Costa, Il carro del sole [Le char du soleil], 1988, bois, fer, cornes. Courtesy héritiers de Claudio Costa. © Adagp, Paris, 2020 ; Archivio Claudio Costa, photo Claudio Grimaldi

En septembre 1975, à Monteghirfo, village reculé de l’arrière-pays génois, Claudio Costa inaugure le « musée d’anthropologie active ». L’expérience naît suite à la découverte d’une maison abandonnée dont l’intérieur est resté intact. Tel un ethnographe, Costa dépoussière, éclaire et catalogue dans le dialecte local l’ensemble des objets qu’il y trouve. Le terme « anthropologie active » (ou « musée actif ») est revendiqué pour signifier que le visiteur vient rencontrer l’objet d’étude sur place, dans son contexte. Dans ses sculptures, Costa évoque des mythes anciens et laisse la rouille agir irrémédiablement. Il réalise également des performances qui prennent la forme de rituels collectifs s’inspirant de superstitions locales.

Vers un folklore planétaire ?

Si, par définition, les folklores sont liés à un territoire ou à un groupe délimités, ils circulent désormais ostensiblement à l’échelle planétaire, entre industrie et tourisme. Avec poésie ou avec ironie, les artistes se font les observateurs et les acteurs de ces nouvelles géographies. Envisagé comme un retour à l’expérience, à la transmission orale, à l’absence de technologie, et comme le lieu d’un syncrétisme, socle commun à l’humanité, loin des premières définitions fermées du terme ; le folklore constitue pour les artistes une matière dont ils s’emparent en vertu de sa capacité à réenchanter le monde et à circuler dans le temps. Comme le prédisait Joseph Beuys, le folklore a le pouvoir de nous faire naviguer entre passé, présent et futur, et d’ouvrir des horizons paradoxalement universels.

Bertille Bak, Usine à divertissement, 2016 © Courtesy Bertille Bak-The Gallery Apart - Xippas Gallery
Bertille Bak, Usine à divertissement, 2016, Tryptique vidéo synchronisé, 20 min. Courtoisie de l’artiste – The Gallery Apart – Xippas Galleries. © Courtesy Bertille Bak-The Gallery Apart – Xippas Gallery
Com&Com (Marcus Gossolt et Johannes M. Hedinger), BLOCH, 2011-2023 Courtoisie des artistes ; photo © Johannes M. Hedinger
Com&Com (Marcus Gossolt et Johannes M. Hedinger), BLOCH, 2011-2023, photo : Bloch à Urnäsch (2011). Courtoisie des artistes ; photo © Johannes M. Hedinger

En 2011, Marcus Gossolt et Johannes M. Hedinger (Com&Com) remportent aux enchères le « Bloch » du carnaval des villages d’Urnäsch et de Herisau : selon la coutume, le dernier tronc coupé durant l’hiver est vendu au plus offrant, qui l’utilise en général pour confectionner une pièce de mobilier. Le duo suisse décide de le faire voyager dans le monde entier. Chaque étape est l’occasion de rencontres et de collaborations entre diverses cultures, modifiant son aspect ou suscitant la création de nouveaux folklores. Bloch est déjà passé par l’Europe, l’Asie, l’Amérique du Nord, l’Afrique et l’Amérique du Sud, où il se trouve actuellement.

Slavs and Tatars, Molla Nasreddin the Antimodern, 2012 © Slavs and Tatars
Slavs and Tatars, Molla Nasreddin the Antimodern [Mollah Nasreddine l’antimoderne], 2012. Acier, fibre de verre, résine, laque, 180 × 180 × 80 cm. Kraupa-Tuskany Zeidler, Berlin et Raster, Varsovie © Slavs and Tatars

Mollah Nasreddine est une figure médiévale mythique que l’on retrouve sous différents noms dans tout le monde musulman, des Balkans à la Mongolie ou encore au Maghreb. Ce religieux philosophe, mi-savant mi-bouffon, recueillait les traditions et distribuait sa morale par l’humour ou l’absurde – il donnera son nom à un journal satirique au début du xxe siècle. Souvent représentée en « antimoderne », chevauchant un âne à l’envers, trottant vers le futur mais en regardant vers le passé, cette figure folklorique est ici transformée par le collectif Slavs and Tatars en super-héros d’aire de jeux, invitant les enfants à le rejoindre dans ses aventures.

Articles récents

Partagez
Tweetez
Enregistrer