Du 16 décembre 2020 au 17 janvier 2021, la Friche la Belle de Mai devait accueillir Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? la deuxième partie d’Éternité, l’exposition centrale de Chroniques 2020, seconde édition de la Biennale des Imaginaires Numériques organisée par Seconde Nature et Zinc.
Les décisions gouvernementales interdisent pour le moment et probablement jusqu’à son finissage l’accès de cette exposition au public. Pour faire exister ce projet, les organisateurs de Chroniques 2020 proposent une visite virtuelle d’Éternité Part II à la Friche réalisée par à partir de la plateforme Treedis – MSP et des outils de Matterport.
Malgré quelques réticences sur lesquelles la fin de cet article reviendra, il semble nécessaire de rendre compte de cette visite virtuelle à laquelle nous sommes probablement condamnés.
Dans un premier temps, la chronique qui suit porte un regard sur l’exposition, sur l’articulation de son discours, sur l’organisation de son parcours, sur sa scénographie, sur la présentation des œuvres et sur leur documentation avec les limites de qu’offre sa visite virtuelle.
Une brève analyse des outils 3D mis en œuvre, et la manière dont ils sont utilisés, évalue ensuite leur capacité à faire « vivre » l’exposition.
Enfin, un compte rendu de visite s’intéresse plus précisément aux œuvres exposées à partir des informations disponibles sur le site de la Biennale et sur ceux des artistes.
Éternité part 2 : Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? Regards sur l’exposition virtuelle
À lire les textes de présentation de la Biennale, Éternité Part II débute comme « une réflexion autour de l’effondrement » et affirme l’ambition de questionner « de nouvelles possibilités de vie dans l’interstice des ruines ».
Maintenant que le futur est un paradis perdu, quel futur inédit allons-nous inventer ?
Le projet s’inscrit avec pertinence et cohérence dans l’ensemble de la programmation de Chroniques 2020. Dans une série de trois vidéos (L’éternité comme prospective, De la collapsologie à notre rapport au vivant et Le transhumanisme et ses fantômes numériques), Mathieu Vabre, commissaire général des expositions à Aix et à Marseille, résume avec limpidité les enjeux de la biennale Chroniques et la manière dont les diverses propositions s’organisent les unes avec les autres.
Le deuxième chapitre s’attarde plus particulièrement sur les œuvres présentées à la Friche et sur leur articulation dans Éternité Part II…
L’exposition se développe au quatrième plateau de la tour et occupe le vaste volume du Panorama. Le parcours est construit en quatre séquences :
Rigoureusement structurées, elles s’enchaînent avec fluidité. Si le discours est toujours très cohérent, le visiteur ne semble jamais contraint. Sa circulation dans l’espace d’exposition est guidée avec habileté. Elle lui laisse une réelle sensation de liberté, la possibilité de déambuler à sa guise, de prendre le temps de s’attarder et de revenir sur chaque œuvre sans que jamais le propos ne s’embrouille…
Sur le plateau du quatrième étage, comme au Panorama, les ouvertures vers l’extérieur sont judicieusement occultées. Les vidéos, comme les installations, les sculptures ou les œuvres en deux dimensions bénéficient d’une mise en lumière particulièrement soignée.
Des vidéoprojecteurs de dernière génération et un partenariat très efficace permettent une remarquable présentation des œuvres projetées et assure une expérience immersive exemplaire.
Dans la tour, un ensemble de cimaises construites pour l’exposition, souvent positionnées en oblique par rapport au plateau, architecture des volumes singuliers, adaptés à chaque proposition artistique. Ils jouent adroitement avec le regard du visiteur, concentrent son attention vers la pièce qui lui est montrée tout en lui offrant des perspectives multiples sur l’ensemble du parcours. Les teintes choisies (noir, gris, blanc, rouge carmin, jaune safran…) s’harmonisent avec justesse et personnalisent chaque espace en accord avec ce qui y est exposé.
Reprenant les éléments essentiels de la note d’intention, un texte de présentation à l’entrée du parcours résume à grands traits les quatre sections de l’exposition et pourquoi les œuvres présentées ont été sélectionnées.
Des cartels bilingues et enrichis accompagnent chaque proposition artistique. En regard d’une première colonne qui rappelle les enjeux de l’exposition auxquels répond l’œuvre choisie, un texte documente avec rigueur et précision la pièce exposée. Un QR Code permet d’accéder à des ressources en ligne.
À plusieurs occasions les outils de la visite virtuelle montrent leurs limites. C’est notamment la cas pour la présentation des œuvres vidéo, en VR et pour les installations sonores. Globalement, la circulation dans les deux espaces de l’exposition sont assez vite maîtrisés. Le mode «Tour controls » permet un survol global de l’exposition et le menu ou les « Inside view » offrent un accès direct à chaque œuvre. On aurait apprécié une meilleure définition des images mappées sur le modèle 3D et surtout la possibilité de lire les textes de salle et les cartels…
Si la visite virtuelle peut être un bon élément complémentaire, elle s’avère cependant terriblement frustrante comme outil de substitution. On espère vivement pouvoir remplacer ou compléter cette chronique après un passage à la Friche…
Artistes exposés dans Éternité part 2 : Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? : Elise Morin – Fra – Spring Odyssey – Réalité Virtuelle • Su Hui-Yu – Twn – Future Shock – Installation vidéo • Ku Kuang-Yi – Twn – Millenium Ginseng Project – Installation vidéo • Chuang Chih-Wei – Twn – Infection Series – Installation Plastique • Paul Gong – Twn – The Appendix-Human – Installation plastique • Donatien Aubert – Fra – Les Jardins Cybernetiques– Installation plastique et vidéo • Rocio Berenguer – Esp – Lithosys – Projet transdisciplinaire • Future Baby Production – Fra/Twn – Unborn0x9 – Installation plastique et sonore • Eva Medin – Fra – Le Monde après la pluie – Installation vidéo • Boris Labbe – Fra – La Chute – Installation vidéo • Stefane Perraud – Fra- Sylvia – Installation sonore immersive • Quayola – Ita – Remains Series – Photographie
Éternité part 2 : Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? Parcours de l’exposition
Cycles
Boris Labbé – La Chute, 2018
Sur le palier du quatrième étage, le texte qui annonce l’organisation de l’exposition présente ainsi les problématiques de la fin probable de notre ère présentées :
L’image de la fin du monde, loin d’être nouvelle dans l’Histoire, a souvent inspiré les artistes et les courants esthétiques. Le symbole de la chute dans l’œuvre de Boris Labbé, la figure des ruines traitées par Éva Medin ou encore la futurologie évoquée par Su Hui-Yu nous rappelle que la fin des temps n’est pas récente dans l’histoire humaine. Nous arrivons certainement au bout d’un cycle où la place de l’homme dans le monde doit être repensée. L’histoire de la chute est celle de l’ordre hiérarchisé où l’homme occupait une place centrale.
Le court-métrage La Chute (2018) de Boris Labbé, projeté dans le vestibule qui surplombe la cour Jobin, introduit avec pertinence Cycles, la première séquence d’Éternité Part II.
Boris Labbé, La chute, 2018. Installation vidéo 15 minutes
Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? Cette question suggère un évènement catastrophique ayant mené à un effondrement civilisationnel. L’effondrement des sociétés fait aujourd’hui l’objet d’une discipline d’étude : la collapsologie. Le court-métrage La Chute nous rappelle que l’Apocalypse n’est pas une crainte récente des Hommes. Il nous délivre un récit autour de la fin du monde en interprétant un des mythes de l’eschatologie (discours théologique et philosophique sur la fin des temps) judéo-chrétienne : celui de la chute des anges du Paradis qui aurait donné lieu à la création de l’Enfer.
La Chute nous propose une expérience fascinante et angoissante inspirée des écrits de Dante, et des peintures de Bosch, Bruegel, Botticelli ou encore Goya. Dans ce film d’animation réalisé à partir de 3500 dessins à l’encre de Chine et à l’aquarelle, scannés et assemblés sur ordinateur, nous glissons d’un tableau foisonnant à un autre, grâce à un travelling régulier. L’animation repose sur des motifs récurrents (végétaux, animaux, humains, monstres) en perpétuel mouvement. Nous avons peine à saisir tous les détails au premier coup d’œil. Chaque visionnage permet d’appréhender un peu mieux la richesse de cette œuvre. Nous passons progressivement et irrémédiablement d’un jardin d’Eden paisible dénué d’hommes, dans lequel des touches multicolores animent harmonieusement le fond noir et blanc, à un monde qui peu à peu s’emballe, après la chute des anges (qui prennent la forme d’étranges oiseaux). Le monde sombre dans une violence infernale de l’homme envers la nature, de l’homme sur l’homme. Seule la couleur rouge sang, symbole de vie et de mort, demeure et vient trancher avec le fond de plus en plus noir évoquant le vide, la nuit et le cauchemar. Une spirale menant au néant clôt le récit. Libre à nous d’y voir une issue à cette violence ou une évocation de son éternelle répétition. La musique de Daniele Ghisi, composée électroniquement à partir d’enregistrements de quatuors à cordes glanés sur une base de données, appuie le caractère hypnotique et noir de La Chute.
Sur la droite, on découvre la projection d’une étrange chorégraphie interprété par Calixto Netto. Présentée comme une « fable vidéo », ce film et les sculptures qui l’accompagnent sont inspirés de L’Europe après la pluie, un livre de science-fiction de Philippe Curval et une peinture de Max Ernst. Au travers d’un montage qui multiplie les effets spéciaux, les illusions et les trucages, on suit les transformations, mutations et métamorphoses d’un être hybride entre figure humaine et cyborg où se métissent un monde minéral et végétal…
Autour de cette inquiétante projection, et en écho avec elle, deux podiums rassemblent des sculptures réalisées en duo avec Antoine Proux lors de la résidence White Moutain College aux Beaux-Arts de Marseille à Luminy.
Pour Éva Medin, il est question d’évoquer avec cette installation la possibilité d’une ère du symbioscène qui succéderait à l’anthropocène telle que la définit Glenn Albrecht. Plusieurs formes de vies hybrides y coexisteraient et permettraient d’appréhender positivement les changements écologiques et de penser autrement la relation avec la nature…
Éva Medin – Le monde après la pluie, 2020. Vidéo HD 11 minutes 18 secondes. Les jardins dilués avec Antoine Proux. Latex, cinefoil, métal, résine, plâtre, pigments. Dimensions variables. Création Chroniques 2020
Les ruines sont des rappels de la splendeur mais aussi de l’effondrement des civilisations qui se sont succédé. Elles cristallisent la capacité de transformation des hommes. Cette notion de transition est au cœur de la vidéo Le monde après la pluie, fable chorégraphique futuriste dans laquelle nous assistons à la métamorphose d’une entité hybride, véritable sculpture vivante, à mi-chemin entre figure humaine, robotique, minérale et végétale.
Ici, la science-fiction est vue comme un moyen de parler du présent par la fiction en mettant en évidence les dérives du système actuel pour se réapproprier un futur dans lequel la coexistence avec le vivant est au cœur des préoccupations. Le titre de l’œuvre s’inspire de L’Europe après la pluie, une trilogie de roman de la fin des années 1970 rédigée par Philippe Curval où des dissidents se rebellent au sein d’une Europe fermée sur elle-même.
L’Europe après la pluie est également le nom d’une toile de l’artiste surréaliste Max Ernst peinte en 1933 à l’avènement du Troisième Reich, présentant un paysage de ruines dans lequel se devinent des formes hybrides évocatrices d’un possible renouveau. Les formes et les textures du dispositif sculptural qui accompagne la vidéo, Les jardins dilués, réalisé en duo avec Antoine Proux, ne sont pas sans rappeler ce paysage désolé et mystérieux.
Ces sculptures sont créées à partir de matières « illusionnistes » comme le latex, le cinefoil, la résine ou encore le plâtre, qui évoquent la céramique ou le métal. Elles sont à la fois le décor de monstration de la vidéo et l’envers du décor de sa création. En effet, ces éléments ont servi aux trucages et aux bruitages de l’œuvre. La simplicité des effets spéciaux et l’aspect théâtral de l’environnement rappellent le cinéma des années 1980.
Le volume en entonnoir de cet espace sombre conduit naturellement le visiteur vers Future Shock, (2019), une triple projection de Su Hui-Yu. L’œuvre trouve sa source dans les théories exprimées dans l’ouvrage du même nom que le futurologue américain Alvin Toffler publie en 1970.
Sur trois écrans et en neuf chapitres, Su Hui-Yu nous propose une visite rétrofuturiste tournée dans la ville industrielle de Kaohsiung, au sud de Taiwan. L’artiste nous interpelle sur une société qui montre les stigmates du stress, la surabondance d’informations et des changements incessants où tout devient jetable…
Su Hui-Yu – Future Shock, 2018. Installation vidéo 20 minutes
Quand il s’agit d’imaginer des catastrophes, la futurologie n’est pas en reste. L’œuvre Future Shock s’inspire de l’essai du même nom écrit par l’auteur Alvin Toffler et son épouse Adelaide Farell. Publié aux Etats-Unis en 1970 et à Taiwan en 1971, l’ouvrage décrit le passage rapide d’une société industrielle à une « société super-industrielle » et prédit une « société du futur marquée par une avalanche de possibles, du tout-jetable, de la surcharge informative et de technologies non-éthiques. » Les hommes désorientés et stressés par ce changement font l’expérience d’un choc du futur.
L’installation vidéo Future Shock nous propose un développement et une interprétation de ces théories sur neuf chapitres. Chaque chapitre explore une conception de la « modernité » et du « futur ». Nous découvrons de multiples univers visuels et sonores, allant d’un futurisme glacial à une atmosphère pop acidulée tirée des années 1970. Tous partagent le même décor : la ville de Kaohsiung, au sud de Taiwan, à l’architecture moderniste en partie abandonnée, issue des politiques de développement économique des années 1970. Ce passé, perçu comme novateur il y a 50 ans, est aujourd’hui empli d’une étrangeté et d’une nostalgie. Nous sommes perturbé-e-s par ce « passé futur » ou « futur passé » dans lequel les personnages déambulent sans jamais croiser notre regard, à une inquiétante exception près.
La transition d’un chapitre à un autre s’appuie toujours sur un élément commun (que ce soit un décor, un motif ou encore un son) montrant ainsi la continuité de cette démonstration. Cette continuité est également soulignée par la voix-off qui, pendant l’intégralité de la vidéo, nous accompagne et nous débite sans interruption un discours descriptif et critique sur ces possibles peu attrayants. Nous sommes d’autant plus submergé-e-s par ces informations que notre attention est par ailleurs saturée par l’image qui se déploie sur trois écrans. Subissons-nous, nous aussi, un choc du futur ? N’est-il pas temps d’adopter une approche plus active en répondant à la dernière question qui nous est posée : quel type de futur voulons-nous ?
Dans le prolongement de la triple projection de Su Hui-Yu, Rocio Berenguer imagine avec Lithosys (2020) une étonnante et poétique réunion interespèces où l’humain, l’animal, le végétal, le minéral et la machine négocient les possibilités d’une coexistence, en utilisant le champ magnétique terrestre comme système et moyen de communication…
À lire le texte d’introduction, l’œuvre de Rocio Berenguer se rattache à la troisième section Mutant Végétal. Cependant les préoccupations de l’artiste semblent très proches de celles d’Éva Medin et des potentialités d’une ère du symbioscène…
Rocio Berenguer – Lithosys, 2020. Installation. Création Chroniques 2020
Quand nous demandons ce que nous voulons faire pousser sur les ruines, nous parlons des ruines de l’anthropocène, cette ère géologique commencée au XXème siècle quand les activités humaines ont eu un impact global significatif et négatif sur la biosphère terrestre, la menaçant ainsi d’une sixième extinction de masse – crise biologique durant laquelle au moins 75 % des espèces animales et végétales sur terre et dans les mers disparaissent. Et si l’une des idées sur laquelle reconstruire un monde après la catastrophe était la coexistence entre les espèces ? Pour cela, il est impératif de trouver un moyen de communication commun. C’est ce que nous propose Lithosys du grec lithos « pierre » et sys, une abréviation de « système ».
Lithosys est un système imaginaire basé sur une intelligence artificielle permettant le dialogue entre cinq règnes : animal, humain, minéral, végétal et robotique. Pour imaginer ce code universel de langage, l’artiste s’appuie sur le champ électromagnétique présent dans l’univers. Les variations électromagnétiques sont inscrites dans la croûte terrestre mais sont également captées par de nombreux êtres vivants via la magnétite, une espèce minérale naturellement présente dans leurs organismes.
L’installation est composée d’un socle sur lequel lévite une pierre argentée, censée être de la magnétite. A droite de la pierre, une tablette numérique nous permet d’accéder à un chatbot interespèces, également disponible sur votre smartphone.. Nous nous identifions en fonction de notre règne. Attention, toute usurpation d’identité est interdite ! Nous pouvons ainsi converser librement avec les êtres qui le souhaitent. Chaque message envoyé perturbe le champ électromagnétique et fait vaciller la pierre qui réagit et répond aux messages qu’elle reçoit. La pierre est le réceptacle de tous les discours, paroles, messages transmis. En s’alliant avec l’intelligence artificielle, elle devient l’interprète universel : elle rend intelligibles ces ondes électromagnétiques, comme des voix jusqu’alors imperceptibles.
L’installation Lithosys s’inscrit dans un projet artistique plus large réunissant la pièce de théâtre G5 et la performance Coexistence.
Les espaces aménagés au fond et au centre du plateau rassemblement des œuvres de Donatien Aubert, Kuang-Yi Ku, Paul Gong et Future Baby Production autour de la deuxième thématique de l’exposition intitulée Un nouvel humain. Le texte d’introduction en présente ainsi les enjeux :
Conçue dans une esthétique de laboratoire fictionnel, les artistes nous éclairent sur les enjeux actuels de mutations, sur notre histoire, nos choix passés et qui finalement portent en eux une exigence de réforme de la raison humaine. L’installation Les jardins cybernétiques de Donatien Aubert illustre le bouleversement, causé par la modernité technico-scientifique, des rapports entre l’espèce humaine, les autres formes de vies et les milieux dans lesquels elles s’insèrent. Les mythes du progrès aujourd’hui s’estompent et nous devons appréhender le changement nécessaire dans notre rapport à la Terre et au vivant. Certains réfléchissent ou mettent en scène les manières par lesquelles il est envisagé de mettre les technosciences au service de la régulation environnementale, comme dans la fiction futuriste Millennium Ginseng Project de Kuang-Yi Ku ; d’autres les possibilités d’évolution de l’homme et de son corps avec l’aide des technologies (Paul Gong et le Future Baby Production).
Future Baby Production – Unborn 0x9, 2018
Au fond, sur la gauche, côté toit-terrasse, s’ouvre une salle quadrangulaire dont les murs blancs sont couverts de diagrammes et de schémas reliés entre eux. Au centre, sous une lumière qui rappelle celle des scialytiques, Unborn 0x9, un fœtus installé dans son utérus artificiel, nous observe…
Cette troublante installation plastique et sonore est un projet du collectif Future Baby Production crée à l’initiative de Shu Lea Cheang et Ewen Chardronnet.
En collaboration avec le living lab echOpen qui développe un écho-stéthoscope à ultrasons open source pour smartphone, Unborn 0x9 a pour ambition de détourner le prototype et de pirater les ondes inaudibles de l’appareil pour produire une partition audiovisuelle interprétée par des performeurs et musiciens…
La visite virtuelle d’Éternité Part II rend difficilement compte de la réalité de l’œuvre. Plusieurs liens à partir d’une page de labomedia.org ( https://unborn0x9.labomedia.org/) permettent d’en savoir un peu plus. Une vidéo publiée par Shu Lea Cheang sur YouTube offre un rapide aperçu de Unborn 0x9…
Future Baby Production – Unborn 0x9, 2018. Installation
Lorsque nous imaginons un futur dystopique, l’ectogénèse, c’est-à-dire le développement des fœtus dans des utérus artificiels hors du corps, n’est jamais loin. Nous pensons alors au roman de science-fiction Le meilleur des mondes (1931) d’Aldous Huxley où la reproduction sexuée a disparu et où les enfants sont façonnés en laboratoire. L’installation artistique spéculative UNBORN0X9 interroge la modernisation et la technicisation de la reproduction humaine dans ses aspects positifs comme négatifs.
Devant nous, un incubateur laisse apparaître en transparence un fantôme fœtal : cet outil, habituellement utilisé dans un but de formation du personnel médical, renforce l’étrangeté du dispositif. Un bras robotique articulé balaie la surface de la couveuse. Au bout de celui-ci se trouve une sonde écho-stéthoscopique open source et bon marché dont les données peuvent être lues avec une application pour smartphone et apparaissent sous forme d’échographie sur un écran. Au mur, des extraits d’articles explorent les imaginaires contradictoires autour de l’échographie.
L’échographe portatif, conçu en collaboration avec le living lab echOpen, est ici détourné : les ondes ultrasoniques, habituellement imperceptibles, sont traitées de sorte à être rendues audibles. À partir de ces signaux, une partition sonore est créée sur le logiciel open source Pure Data. Cette partition électronique est traduite visuellement grâce au schéma qui traverse les trois murs. Elle est également complétée par un son de rythme cardiaque. L’environnement sonore joue sur l’émotion et tranche avec la froideur apparente du dispositif visuel, rappelant que même dans sa vision high-tech la grossesse reste un sujet sensible.
Cette installation s’inscrit dans un projet plus large questionnant les nouveaux liens de parentalité qui pourraient émerger avec les utérus artificiels. Pour cela, les artistes se sont appuyés sur des ateliers, des entretiens et des groupes de lecture participatifs, explorant douze types modernes de grossesse, listés sur le mur en entrant à gauche.
De l’autre côté, au fond du plateau, le projet The Appendix-Human de Paul Gong pourrait apparaître, dans une certaine mesure, comme un écho à celui du collectif Future Baby Production autour du « transhumanisme et de ses fantômes numériques »…
Dans un espace qui évoque celui d’un laboratoire, Paul Gong s’intéresse au devenir technologique d’un organe archaïque de l’être humain, vestige de l’évolution, l’appendice…
Au centre de la salle, trône une impression 3D d’un cæcum, première partie du côlon auquel est appendue l’appendice, qui peut donner l’appendicite.
Deux tables exposent protocoles, schémas, modèles et un étrange menu accompagné de trois boîtes de pétri… Sur les murs, la double projection d’un film montre le dialogue deux personnes.
Plusieurs chercheurs pensent que l’appendice humain est fortement lié à la fonction immunitaire et aux bactéries intestinales bénéfiques qui aident à prévenir les infections.
Avec cette installation, Paul Gong s’interroge sur les potentialités futures entre l’appendice et l’homme, grâce aux technologies émergentes : Le nouvel appendice va-t-il influer sur notre alimentation ? Le nouvel appendice va-t-il enclencher des changements dans notre société ?
Paul Gong – The Appendix-Human, 2018. Installation
Lorsque nous imaginons le monde d’après, il nous apparaît souvent comme hostile. L’adaptation semble alors de mise. Le transhumanisme, courant de pensée scientifique et philosophique, propose d’accélérer les chemins de l’évolution pour améliorer cette imperfection qu’est le corps humain grâce aux nano et biotechnologies. C’est cette piste qu’explore l’installation The Appendix human, dans laquelle l’artiste propose de créer un « Humain appendice ». Cet être augmenté verrait son appendice, organe « vestige » longtemps considéré comme inutile, optimisé pour faire face aux mutations environnementales à venir.
Nous entrons dans un laboratoire blanc et froid. Sur les murs blancs, deux écrans se font face et diffusent des vidéos aux tons neutres : d’un côté nous suivons les interviews de deux spécialistes qui nous informent sur les changements physiques et mentaux que provoquerait l’altération de l’appendice ; de l’autre un « patient » nous parle de la transplantation d’appendice augmenté qu’il aurait expérimenté. Si nous en croyons ces témoignages, cette modification du corps humain nous rendrait aptes à supporter une consommation accrue d’aliments pollués et indigestes. Nous ne sommes toutefois pas à l’abri d’une transformation plus profonde de nos manières d’être et de penser…
Au centre de l’espace trône sur un socle une impression 3D rouge d’un appendice. De part et d’autre du socle, deux tables blanches sur lesquelles sont disposés des objets qui participent de l’esthétique scientifique : sur la première des prototypes 3D de l’organe modifié ; sur la deuxième le menu rendu comestible par la modification de l’appendice.
The Appendix Human nous plonge ainsi dans une fiction à l’allure réaliste où le corps humain est traité comme un objet à repenser en fonction de nouveaux usages. L’installation crée ainsi un espace de débat sur les implications du transhumanisme.
Dans la salle contiguë, dont les murs jaune safran rappellent un fameux cocktail servi ici à l’été 2019, Kuang-Yi Ku expose plusieurs expériences à propos de la conception de plusieurs nouvelles espèces de ginseng de culture dont les effets sont plus puissants que l’espèce sauvage…
Millennium Ginseng Project a pour ambition d’apporter des solutions à la multiplication des récoltes illégales ginseng sauvage réputé, dans la pharmacopée traditionnelle, supérieur à celui qui est cultivé…
Kuang-Yi Ku présente ici trois expérimentations de son projet: Extreme Greenhouse, Moon Ginseng et Time Machine Farm…
Au-delà des tout l’intérêt que présentent les propositions de Paul Gong et de Kuang-Yi Ku, on regrette leur mise en espace un peu trop rigide et didactique…
Kuang-Yi Ku – Millennium Ginseng Project, 2018. Installation vidéo
À l’heure de l’anthropocène, la modernité détruit. Les technologies au service de l’industrie permettent une exploitation sans précédent des sols et des ressources sans prise en compte du territoire et du vivant qui l’habite. Millenium Ginseng Project est une fiction futuriste dans laquelle cette même modernité est mise au service de la réparation et de la régénération de la biodiversité et des traditions culturelles qui y sont attachées.
L’œuvre s’inspire d’une plante importante de la pharmacopée traditionnelle chinoise : le ginseng. À l’état sauvage, cette racine à la forme étrangement humaine pousse extrêmement lentement dans des conditions particulièrement rudes. Le ginseng sauvage est perçu comme un puissant stimulant de Jing Qi, « essence vitale » en mandarin, dont la version cultivée serait de moindre valeur. Pour cette raison, il fait l’objet de récoltes illégales en Amérique du Nord et en Extrême-Orient qui le menacent d’extinction. Entrent ainsi en conflit la nécessité de protéger cette plante et celle de préserver les traditions médicinales chinoises. L’ambition de Millennium Ginseng Project est d’apporter des solutions permettant de résoudre la complexité de cette situation.
En coopération avec des scientifiques, l’artiste cherche à concevoir de nouvelles espèces de ginseng de culture dont les effets sont bien plus puissants que l’espèce sauvage. Ce nouveau ginseng se veut un médicament hybride, résultat de l’alliance de la science occidentale et de la médecine traditionnelle chinoise. Ce projet repose sur plusieurs déclinaisons science-technologie et s’organise en trois expérimentations : « la serre de l’extrême » dans laquelle les plants de ginseng sont soumis à des conditions comparables à celles connues dans la nature ; « le ginseng lunaire » dans laquelle la temporalité sur la lune, associée à l’immortalité dans la culture chinoise, doit permettre de faire pousser en 83 ans une racine de mille ans ; et enfin la « ferme à voyager dans le temps » dans laquelle la théorie de la relativité permet de compresser le temps dans la racine.
L’installation Les jardins cybernétiques de Donatien Aubert est sans doute un des moments majeurs d’Éternité part 2 : Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ?
Elle se développe face à un court-métrage en images de synthèse qui tente de resituer les enjeux historiques de la transformation de nos représentations du vivant avec la dispersion des technologies numériques dans l’environnement.
Plusieurs modules dont deux chrysalides de métal et de plexiglas, hébergeant des végétaux, diffusent des sons d’espaces naturels, perturbés en présence de visiteurs par une trame électronique.
Une serre en forme de capsule spatiale abrite d’autres plantes. Des modèles – imprimés en 3D ou rendus en images de synthèse – montrent des végétaux disparus depuis les débuts de la révolution industrielle…
L’ensemble démontre avec évidence la richesse de la réflexion de l’artiste, la cohérence de son propos et la puissance de ses productions plastiques… et sa capacité à nourrit l’imaginaire du regardeur !
Donatien Aubert – Les jardins cybernétiques, 2020. Stroll – Installation, vidéo 17 minutes 22 secondes. Eco-fuse, Chrysalides et Etrennes. Création Chroniques 2020
Aujourd’hui, il paraît impossible d’affirmer que la modernité est uniquement porteuse d’un imaginaire positif. En effet, la modernité technoscientifique a bouleversé le rapport que nous entretenons avec la vie et les milieux dans lesquels nous nous insérons. L’installation Les jardins cybernétiques en dresse le panorama et les conséquences pour le développement des sociétés contemporaines. Elle prend ancrage dans l’histoire de la cybernétique, étude des mécanismes d’informations des systèmes complexes, apparue dans les années 1950, explorant tant l’autonomisation des machines que le fonctionnement des écosystèmes.
Les jardins cybernétiques s’articulent autour d’un court-métrage en images de synthèse œuvrant à resituer ces enjeux historiques. Il est accompagné par plusieurs modules qui complètent le discours sur la (dé) régulation environnementale. Pour commencer en douceur, la vidéo Stroll nous propose des promenades en accéléré dans une trentaine de parcs de la région parisienne et montre comment la nature a longtemps été mise en scène par les architectes paysagers. À cette vision familière mais déjà construite du vivant s’ajoutent des œuvres plus spéculatives s’inspirant de l’univers de la science-fiction. Eco-fuse, une serre en forme de capsule spatiale, nous transporte dans un monde où la culture des végétaux se fait hors-sol, que ce soit parce que les sols sont trop appauvris ou pour garantir la culture de plantes dans des contextes extraterrestres. Dans la continuité de cette idée, la série Chrysalides regroupe des sculptures sonores et interactives. Ces couveuses futuristes pour végétaux, faisant écho aux fermes verticales, sont perturbées par notre présence : les sons d’espaces naturels se font plus électroniques et l’éclairage devient intermittent. L’ensemble est accompagné par Étrennes, des modèles (imprimés en 3D ou restitués en images de synthèse) de cinq espèces végétales disparues depuis l’essor de la révolution industrielle.
Le projet donne ainsi à voir comment nos représentations mentales du vivant ont été transformées dans le sens d’une fonctionnalisation croissante, par la dissémination des technologies numériques dans l’environnement et comment celles-ci, en retour, contribuent à le remodeler.
Chuang Chih-Wei – Infection Series : Commensalism, 2018
Face aux jardins fascinants et angoissants de Donatien Aubert, une cimaise coupe le plateau d’exposition en diagonale. Couverte d’un rouge sombre, entre grenat et passe-velours (la nuance exacte est selon le site de l’artiste un « Chinese Sensation »), elle présente une œuvre de Chuang Chih-Wei intitulée Infection Series : Commensalism.
Huit patates douces, sont enserrées par une ceinture métallique et fixées au mur. Traversées par un tube fluorescent, elles expriment leur « vitalité » par la pousse de racines et de quelques tiges feuillues…
Sans lire le cartel, la pièce reste assez énigmatique… Chuang Chih-Wei évoque « une relation belle et cruelle entre la lampe et la plante » et le concept de sa série renverrait au « fait que les amis et la famille sont infectés par la maladie les uns après les autres »… Le site de Chroniques reproduit une traduction du texte de Chuang Chih-Wei dont les intentions peuvent laisser le visiteur perplexe…
Oubliée du texte de présentation, on ne sait trop à quelle section les commissaires raccrochent Infection Series : Commensalism… peut-être a-t-elle sa place dans Mutant Végétal.
Chuang Chih-Wei –Infection Series : Commensalism, 2018. Installation
Si la fin de notre monde arrivait, serait-ce une si mauvaise chose pour la planète ? C’est en filigrane la question que nous pose Infection Series en comparant la réaction des humains face à la maladie, aux modes de relations nouées entre la terre et l’homme (ou entre l’environnement et la technologie). Que se passe-t-il lorsque deux cultures de tailles et de poids différents se parasitent et se pillent mutuellement ?
L’installation s’inspire du vécu récent de l’artiste confronté à de nombreux problèmes de santé dans son entourage. Virus et bactéries externes se développent rapidement au sein du corps humain qui progressivement s’affaiblit sans pouvoir enrayer le processus. Nul ne peut rien faire et les microbes conquièrent rapidement tout un territoire. D’un, ils deviennent deux, puis quatre, puis seize… et se répliquent exponentiellement. Pour ces organismes, cette attitude correspond certainement à un mode primitif de survie. Mais pour l’organisme infecté, elle annonce une marche lente vers la mort.
Ici, Infection Series propose de renverser la situation en montrant le reste du vivant colonisé par l’homme et non l’inverse. L’installation nous offre une image d’une cruelle beauté : des patates douces (symbole du vivant) alignées les unes à côté des autres sont transpercées par des cathodes fluorescentes dégageant une lumière froide (symbole de la technologie). La teneur élevée en eau des tubercules permet de conduire l’électricité et de maintenir allumé le tube lumineux. L’intensité de la lumière évolue au fur et à mesure de la croissance des végétaux. Quand l’hôte meurt, l’eau disparaît et la lumière s’éteint : l’infection se termine.
Dans les deux cas, la symbiose entre les deux entités est nuisible pour l’hôte qui est impuissant face à son parasite qui tue à petit feu ce dont il a besoin pour s’épanouir.
Peu de pièces dans cette section présentée ainsi par le texte d’introduction :
Comment allons-nous coexister entre vivant et non vivant ? La coexistence des espèces est une des solutions envisagées dans le système imaginaire de communication Lythosys de Rocio Berenguer. Comment nous allons pouvoir vivre et nous adapter face à ces mutations ? Elise Morin met au cœur de son projet Spring Odyssey la radioactivité et questionne la mutation génétique des plantes au contact des radiations. Suivant les concepts de la Dark Ecology, il ne s’agit pas de nier la catastrophe écologique, mais de repenser le monde à partir de tous les organismes vivants, sources d’enseignement, qui coexistent aujourd’hui, qu’ils soient mutants ou pas, visibles ou non, sans hiérarchie.
On ne reviendra pas sur l’œuvre de Rocio Berenguer qui trouve assez logiquement sa place dans la séquence précédente.
Élise Morin – Spring Odyssey, 2018
La dernière proposition exposée dans le quatrième plateau de la tour est celle d’Élise Morin qui présente avec Spring Odyssey un espace entre le réel et le virtuel, une expérience mixte autour de l’invisibilité de la radioactivité.
Il est difficile de « rendre compte » ici de cette installation sans avoir fait l’expérience VR interactive qui en est au centre… Toutefois les quelques images et séquences qui en sont extraites, au cœur de la forêt rouge ukrainienne, à moins d’un kilomètre de Tchernobyl, laissent songeur. On espère avoir l’occasion d’expérimenter un jour cette visite virtuelle…
Élise Morin – Spring Odyssey, 2018. Expérience en réalité virtuelle
Depuis 70 ans maintenant, le nucléaire non militaire est présent dans nos vies. Que nous décidions aujourd’hui l’arrêt de son utilisation ou non, les déchets qu’il a déjà produits prendront des milliers d’années à disparaître. Comment cohabiter avec cette indéniable réalité, pourtant invisible ? ? L’expérience en réalité virtuelle (ici sous sa forme de prototype) du projet multimédia Spring Odyssey nous apporte quelques éléments de réflexion.
En collaboration avec des scientifiques de l’université Paris-Saclay, l’artiste a travaillé sur une plante de tabac capable de détecter la radioactivité, comme un compteur Geiger. Cette caractéristique est indispensable à la poursuite de la vie sur terre mais également à une éventuelle conquête de l’espace où les radiations sont plus élevées. Ce compteur Geiger végétal a ensuite voyagé dans le lieu le plus radioactif sur terre : la « forêt rouge » à Tchernobyl, baptisée ainsi depuis que les aiguilles des pins sont devenues rouges suite à l’explosion de la centrale nucléaire. Depuis 1986, ce territoire est devenu un laboratoire ouvert uniquement aux expéditions scientifiques qui ont en charge d’observer les effets de la radiation et de l’absence de l’homme sur l’environnement. La plante a été laissée pendant les cinq jours réglementaires dans une clairière de bouleaux particulièrement résistants. Cette clairière a été reconstituée en réalité virtuelle nous permettant ainsi d’accéder à cette zone interdite tout en y réintroduisant une présence humaine symbolique.
Suite à cette exposition, la plante a muté. Sont issues de cette plante « mère », les plantes suspendues ainsi que celle, au centre de la pièce, surgissant, du tas d’aiguilles de pins ayant depuis disparu de la forêt rouge. Cette présence fait poindre un espoir. Une fois le casque chaussé : toute action dans la réalité a une incidence dans la virtualité. Nous entrons en contact avec la plante mutante. Nous en prenons soin. Dans les deux mondes. Commence alors une chorégraphie qui nous permet d’apprivoiser nos peurs et nos angoisses.
La dernière partie d’Éternité part 2 : Que voulons-nous faire pousser sur les ruines ? se développe dans le vaste volume du Panorama plongé dans la pénombre.
Le texte d’introduction sur le palier du quatrième étage semble avoir oublié l’étonnante installation photographique Remains de Quayola qui paraît être une des pièces maîtresses de l’exposition :
Alors que le présent semble incertain et chaotique, Sylvia de Sylvie Perraud nous plonge dans un récit d’anticipation du vivant en renouvelant la lecture du mythe de la fin des temps du 21e siècle tout en le mêlant aux théories d’anticipation, pour voir éclore un nouvel imaginaire. L’exposition se termine par cette fiction sonore qui nous plonge dans l’évolution d’une forêt du Jura jusqu’en 20 019 et libère l’imaginaire du spectateur pour construire son propre futur.
Quayola – Remains series, 2018
Tout laisse à penser que l’expérience d’un face à face avec les Remains series de Quayola est un moment mystérieux et fascinant… Si l’exposition reste inaccessible, ce sera sans doute un des grands regrets de ne pas avoir été confronté à ces « paysages naturels observés et analysés à l’aide d’appareils technologiques perfectionnés et remaniées grâce à de nouveaux modes de synthèse visuelle ».
Que restera-t-il de la nature à la fin de l’anthropocène, lorsque l’homme aura fini de façonner le territoire à son bon vouloir ? Une image ? Si oui, laquelle ? La série Remains, « vestiges » en anglais apporte un début de réponse à cette question. Ces panneaux monumentaux reconstituent une forêt de points blancs sur fond noir et nous plongent dans une grande nostalgie. Le procédé utilisé pour représenter cette forêt n’est pas directement identifiable.
Nous pensons tour à tour à la touche des peintres d’avant-garde de la fin du XIXème siècle ou encore à un négatif photographique. Les deux techniques sont fortement liées à l’histoire du paysage que l’anthropologue Bruno Latour définit comme « c’est ce que l’on contemple de face, derrière une vitre, comme un spectacle ».
En effet, les impressionnistes et les néo- impressionnistes sont connus pour un rapport nouveau au paysage en ayant recours à la peinture de plein air. Ici l’artiste capte également les éléments naturels sur place à l’aide de scanners laser de haute précision. L’usage de la machine, supposée objective, tranche avec la subjectivité recherchée d’un Monet ou d’un Signac. Et pourtant, l’esthétique et la forme qu’en donne l’artiste Quayola oscille entre grande précision et abstraction où le pixel devient matière picturale. La machine garde ici la trace de ce qui a été, comme la photographie. Ce médium, apparu en 1821, a très vite été perçu comme un moyen de sauvegarder l’empreinte de ce que l’industrialisation, concomitante à son développement, faisait irrémédiablement disparaître.
Les données récoltées sur site sont ensuite traitées par ordinateur en studio. Les rendus numériques, imprimés sur du papier d’archive grand format, que nous observons aujourd’hui sont une tentative imparfaite d’interprétation par la machine des informations complexes et nombreuses enregistrées dans des espaces naturels. Ces limites de la machine et donc de l’homme dans la représentation d’une nature qui les dépassent semblent révélatrices de leurs relations.
Si les images des Remains series et les vues de l’exposition permettent d’apprécier ce que montre Éternité part 2, il est beaucoup plus difficile d’évaluer ce que peut être l’expérience proposée par Stéfane Perraud & Gaspard Guilbert avec Sylvia, l’installation sonore immersive qui occupe le Panorama côté toit-terrasse…
Cependant tout indique que le voyage fictionnel sur plus 20 000 ans, au cœur de ce massif forestier du Risoux dans le Parc naturel régional du Haut Jura, est probablement un moment curieux et édifiant…
Lorsqu’il s’agit de garder la trace de la nature, nous pensons peu au son. C’est ce sur quoi l’installation Sylvia propose de nous concentrer. Son titre, prénom tiré de silva, « la forêt » en latin, évoque avec nostalgie une personne qui aurait disparu. Pendant une heure, l’installation nous immerge dans l’univers sonore d’une forêt qui évolue sur 18 000 ans.
Pour réaliser cette partition sonore, l’artiste s’est appuyé sur une étude réalisée dans le Parc Naturel régional du Haut Jura en collaboration avec le Museum National d’Histoire naturelle. Pendant un an, plusieurs microphones ont été installés à un kilomètre d’écart dans la forêt et ont enregistré une minute de son toutes les 15 minutes. Ces captations ont ensuite été traitées électroniquement en prenant partiellement en compte les modélisations scientifiques sur 100 ans du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). A la fiction scientifique de la prévision, l’artiste ajoute son propre imaginaire.
Une dalle est posée sur le sol. Sur celle-ci, une chronologie retrace les différentes époques qui se succèdent jusqu’en 20 019. Notre attention est happée par une grande horloge projetée au mur sur laquelle apparaissent la saison, l’année, les heures et les températures. L’alternance entre le jour et la nuit est marquée par une variation colorimétrique de l’écran du jaune au bleu. Nous remarquons ensuite une forêt d’enceintes, correspondant chacune à un des microphones utilisés pour l’étude. Nous expérimentons donc sur quelques mètres carrés plusieurs kilomètres carrés de forêt. Nous pouvons choisir de déambuler ou de nous asseoir. L’horloge suit un rythme régulier jusqu’en 2 120 avant de s’emballer à un rythme effréné jusqu’en 19 999 pour ralentir de nouveau… La couleur de l’écran se fige dans les couleurs jaunes, nous terminons dans un été éternel.
Sylvia semble mêler de nombreux scénarii, tantôt optimistes, tantôt dystopiques. L’artiste dépasse les prospections alarmistes habituelles, qui se concentrent sur un futur proche et tangible. Ici, l’échelle du temps n’est plus celle de l’Homme. Les sons de la forêt deviennent peu à peu étrangers et nous invitent à penser un monde lointain dans lequel nous n’avons plus de repères.