Katharina Schmidt – Belsunce à art-cade* – Marseille

*galerie des grands bains douches de la Plaine


Jusqu’au 23 octobre 2021, Katharina Schmidt présente avec « Belsunce » une des expositions les plus remarquables de la Rentrée de l’art contemporain et de la Saison du Dessin à Marseille.

« Belsunce » retient l’attention par son audacieuse scénographie, par un accrochage téméraire et très efficace, et surtout par le portrait juste, intelligent et sensible que Katharina Schmidt fait de ce quartier populaire du centre-ville où elle vit depuis 2004.

Katharina Schmidt - Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – plan_Belsunce_Belsunce#bains_douches, peinture murale, 35 x 2,55 m, 2021. Vue de l’exposition Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

Présentée une première fois à Rabat en 2015 (galerie Le Cube), puis en 2017 à Berlin (galerie M+R Fricke), dans des configurations différentes, l’exposition à art-cade* est conçue pour les espaces atypiques de la galerie des grands bains douches de la Plaine.

Les murs des deux premiers couloirs de la galerie ont été recouverts par une peinture gris argenté appliquée rapidement avec un rouleau ou les lettres Belsunce ont été évidées…

Katharina Schmidt - Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – plan_Belsunce_Belsunce#bains_douches (Détail), peinture murale, 35 x 2,55 m, 2021. Vue de l’exposition Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

Les aller-retour avec l’outil absorbent ou diffractent habilement la lumière naturelle qui vient du patio, comme avec celle qui tombe du plafond. Avec cette étonnante économie de moyen, les nuances ainsi créées construisent une ambiance singulière et changeante qui renvoie avec une certaine douceur à la matérialité très urbaine du quartier.

Katharina Schmidt - Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – plan_Belsunce_Belsunce#bains_douches, peinture murale, 35 x 2,55 m, 2021. Vue de l’exposition Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

Après un QR Code qui permet de télécharger la fiche de salle, le parcours débute avec un dessin numérique, réalisé à partir d’une vue aérienne extraite de Google Earth, qui révèle la trame du quartier. Reproduite au pochoir, cette image, comme le mot Belsunce inscrit sur les murs, évoque les tags et les graffitis qui font partie de l’univers du centre-ville. Ce plan, qui est aussi le visuel de l’exposition, parait toutefois un peu énigmatique…

Katharina Schmidt - Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – plan_Belsunce_Belsunce#bains_douches (Détail), peinture murale, 35 x 2,55 m, 2021. Vue de l’exposition Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

En effet, le nord est à gauche. Il faut donc mentalement la faire pivoter d’un quart de tour sur la droite. On peut alors aisément repérer les limites du quartier considérées par Katharina Schmidt : entre la gare Saint-Charles, les boulevards d’Athènes et Dugomier, la Canebière, le cours Belsunce, les rues d’Aix et Bernard du bois…

Katharina Schmidt - Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

Au-delà de ce plan du quartier, le « vide » du premier couloir participe d’un passage dans une autre dimension… Si la matérialité de l’espace urbain reste très présente, les repères physiques de la ville et les images mentales usuelles que l’on en a s’estompent peu à peu à mesure que l’on avance et que l’on découvre l’ensemble des affiches accrochées dans la deuxième galerie…

La juxtaposition des 22 affiches dépliées et alignées, toutes du même format, donne à la fois le tournis et la sensation que l’espace urbain s’est réduit à deux dimensions.

Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 – 2021 – Vue de l’exposition Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

Réalisée sur du papier imprimante en multipliant les techniques (peinture acrylique et à la bombe, marqueur, dessin numérique), cette série intitulée « plan_Belsunce » a de quoi interloquer celles et ceux qui ne connaissent pas ou mal le quartier Belsunce. Après quelques instants, les autres reconnaissent sans difficulté les matières, les couleurs et les trames des cabas, les froissements, les moirures, les teintes des tissus des commerces du quartier, ou encore les motifs des papiers d’emballage des Kebabs du cours…

  • Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
  • Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
  • Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
  • Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
  • Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
  • Katharina Schmidt - Affiches de la série plan_Belsunce, peinture acrylique, peinture à la bombe, feutre ou dessin numérique sur papier d’imprimante, 84 x 119 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris

Avec ses « vues » rapprochées, Katharina Schmidt compose une extraordinaire mosaïque de paysages miniatures qui exprime la richesse et la diversité des communautés, des cultures et des esthétiques qui façonnent ce quartier. Sans figures humaines, elle brosse un étonnant portrait de « Belsunce » à mille lieues des clichés ou des discours souvent empreints d’humanisme bien pensant et qui sombrent parfois dans un certain misérabilisme…

Passer d’une affiche à l’autre, revenir en arrière, soulever les feuilles qui en cachent d’autres, c’est faire une invraisemblable déambulation dans le quartier. C’est faire remonter des sons et des odeurs, des cris, des interpellations et des sourires… C’est aussi un plaisir simple et jubilatoire pour l’œil !

La petite salle qui ouvre sur la troisième galerie regroupe un riche ensemble de dessins au format A4 qui ont été jusqu’à présent exposés avec les affiches. Accrochés sur deux registres, ils multiplient également les techniques, mêlant crayons, feutres, acrylique et aquarelle.

Katharina Schmidt - Dessins de la série Belsunce, Belsunce13_01 - Belsunce21_85, acrylique, feutre, crayon ou aquarelle sur papier d’imprimante ou papier d’emballage, 21 x 28,7 cm, 2013 - 2021 - Vue de l'exposition Belsunce - Art Cade - Photos © Aurélien Meimaris
Katharina Schmidt – Dessins de la série Belsunce, Belsunce13_01 – Belsunce21_85, acrylique, feutre, crayon ou aquarelle sur papier d’imprimante ou papier d’emballage, 21 x 28,7 cm, 2013 – 2021 – Vue de l’exposition Belsunce – Art Cade – Photos © Aurélien Meimaris

Dans cette série (Belsunce13_01 – Belsunce 21_85), le point de vue s’est éloigné. On reconnaît aisément plusieurs scènes du quartier. Ici et là, on identifie quelques devantures de boutiques et plusieurs rues et places de Belsunce. Plus loin, des étalages de vêtements, de montres et de bijoux côtoient des vues « aériennes » dont une sur la place des Capucins (autrefois des fainéants) où se profile l’ombre de l’obélisque de la fontaine Fossati avant 2012…

Assez vite, le regard fait le lien entre ce que montrent ces dessins et les détails agrandis de certaines affiches… L’occasion de revenir sur ses pas, puis de revoir les dessins pour découvrit ce que « cachent » certaines affiches…

Avec ce portrait sensible et pertinent du quartier, Katharina Schmidt signe une des expositions les plus fortes de cette rentrée à Marseille. Par ailleurs, son approche du dessin et de la peinture s’avère bien plus intéressante que certaines pochades figuratives qui font l’actualité depuis quelque temps…

Le projet « Belsunce » prolonge une série de travaux de Katharina Schmidt sur Marseille. On se souvient notamment de quelques dessins de Centre Bourse (2005-2007) qui avait été exposés par la galerie Sans titre (2016) à l’occasion d’Art-o-rama 2019. À l’occasion de Manifesta 13, Katharina Schmidt avait mis en œuvre Staying with the trouble in painting, une installation participative et évolutive sur le mur de la galerie du Building Canebière. À la lisière du quartier Belsunce, cet immeuble a été construit en 1952 sur les ruines des Nouvelles Galeries par qui brûlèrent en 1938, par Fernand Pouillon, René Egger, et Jean-Louis Sourdeau.

Le regard singulier de Katharina Schmidt sur l’architecture et l’urbanisme s’est porté sur plusieurs aménagements dans la région. Ce qui s’est traduit par ses séries La Joliette et autres lieux (2013-2014), Grande-Motte (2009) ou encore autoroute et autres lieux (2005).

Un livre consacré au projet « Belsunce » devrait prochainement être édité par Immixtion Books, avec des textes de Camille Videcoq, Birgit Effinger et un entretien avec l’artiste réalisé par Vanessa Brito.

Commissariat de Vanessa Brito

À lire, ci-dessous, Belsunce, Une peinture située, le texte de Vanessa Brito.

En savoir plus :
Sur le site de art-cade galerie des grands bains douches de la Plaine
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Sur le site de Katharina Schmidt

BELSUNCE

Une peinture située

Katharina Schmidt a su trouver dans la ville de Marseille et dans sa texture urbaine singulière un terrain propice à l’exploration croisée de questions esthétiques et politiques. Son travail ne cesse de mêler les gestes et le vocabulaire de l’urbanisme, ceux de l’architecture et de la peinture pour venir poser la question de la norme et des moyens de la troubler. La grille urbaine, le plan du quartier, la trame composée par les façades des immeubles brutalistes deviennent des endroits à partir desquels l’artiste cherche à penser les opérations et les gestes de la peinture. La norme, le standardisé, le planifié, le symétrique se trouvent contrebalancés par le processus, le hasard et l’accident, selon les possibilités et les contraintes propres aux médiums et supports abordés. Plusieurs séries de dessins (Centre Bourse, La Grande-Motte, La Joliette et autres lieux) tentent de retourner la norme contre elle-même, de l’user en la reproduisant, jusqu’à la convertir en motif. Sa reproduction vient questionner la validité de ces propositions architecturales, des utopies et des récits modernistes dont elles sont la trace matérielle. Voir des questions de peinture un peu partout dans la ville, aussi bien dans la façade d’un immeuble que dans le plan d’un quartier, c’est avant tout une façon de faire sortir la peinture hors de soi, hors de son domaine propre, pour mieux la faire porter des enjeux du territoire dans lequel elle s’inscrit. Quitter la toile serait ainsi le meilleur moyen de ne pas peindre hors sol.

L’exposition à Art-cade présente pour la première fois à Marseille une série d’affiches et de dessins du quartier de Belsunce. L’installation a été pensée en fonction de la spécificité de l’espace de la galerie, de manière à induire deux régimes de lecture, deux manières de découvrir et d’appréhender le quartier. Une lecture hasardeuse et non-linéaire est induite par les affiches (85×120 cm) qui invitent le spectateur à déambuler dans les couloirs de la galerie. Certaines reprennent les motifs des cabas et des papiers d’emballage des boutiques du quartier. D’autres sont des aplats de couleurs évoquant les tons des vêtements exposés dans les vitrines des magasins. Montrés dans une salle adjacente, les dessins proposent un mode d’approche plus intimiste, incitant à s’arrêter sur certains détails de l’art de l’étalage et de l’art urbain – la forme des graffitis, la typographie des enseignes, le display des bijoux et des tapis exposés en vitrine. Les habitants du quartier se trouvent figurés en creux par le biais de ces différentes manières de faire, de dire et d’écrire, par un certain nombre d’objets, de textures et de motifs. Au format standard A4, les dessins convoquent une pluralité de techniques, en combinant feutres, acrylique, crayon et aquarelles. Ce faisant, ils rejouent une tension entre norme et singularité, entre reproductibilité et original, qui traverse le travail plastique de Katharina Schmidt. Les techniques mixtes, volontairement hétérogènes, rappellent la mixité sociale et la diversité culturelle du quartier. Tandis que les variations sur un même motif, décliné sur différents supports ou couleurs, cherchent à éviter une normalisation du regard.

Affiches et dessins, que l’artiste a choisi de ne pas encadrer, sont mobiles et peuvent être combinés de différentes façons. Cette mobilité reflète les transformations du quartier, lieu de transit à la géographie mouvante, évoluant au rythme des vagues migratoires, des implantations commerçantes et des politiques publiques de rénovation urbaine.

Souvent présentés par des jeux de juxtaposition, comme ce fut le cas dans les deux premiers volets du projet – à la galerie Le Cube, à Rabat en 2015, puis à la galerie M+R Fricke, à Berlin en 2017 –, dessins et affiches se trouvent ici séparés pour la première fois dans l’espace d’exposition. Ils dialoguent via la circulation d’une série d’éléments graphiques qui transitent d’un support à l’autre. Ainsi, le motif de la feuille de papier d’emballage qui sert de support au dessin se trouve agrandi et reproduit dans les affiches, où il prend toute sa place au premier plan. En jouant avec des rapports d’échelle, cette circulation renverse toute hiérarchie entre fond et forme, entre arrière-plan et premier plan, entre ce qui sert de support à la figuration et ce qui est figuré.

Le point de départ de ce projet, en cours depuis 2013, est une vue aérienne du quartier de Belsunce. L’image fournie par Google Earth a été à l’origine d’un dessin numérique révélant la trame du quartier, reproduite au pochoir à l’entrée de la galerie. Cette vue d’en haut a progressivement laissé la place à une description du territoire vu d’en bas : aux premiers dessins – des vues en surplomb d’une place et d’une rue passante – se succèdent des dizaines d’autres faits à partir de photos prises par l’artiste dans les rues du quartier, où elle habite depuis 2004. Alors que la vue d’en haut localise, celle d’en bas permet de se situer. Et la peinture de Katharina Schmidt est sans doute une peinture située, qui aujourd’hui résonne avec les épistémologies du point de vue, en assumant esthétiquement, par les moyens de la peinture et du dessin, les partis pris des savoirs situés. Travailler depuis son lieu de vie, tenter de le décrire pour mieux le comprendre, traduit une forme d’implication qui fait défaut dans toute vue d’en haut. Car comme le rappelle Bruno Latour, plus la description devient précise, plus elle nous oblige, et plus elle nous engage. Ici, c’est par le travail du dessin et de la peinture que l’artiste cherche des réponses à la question « où suis-je ? », en explorant la complexité et le potentiel d’un territoire pensé non pas comme ce que l’on occupe, mais comme ce qui nous définit.

Le projet Belsunce s’inscrit ainsi dans la continuité d’une série de travaux sur Marseille, notamment la série La Joliette et autres lieux (2013-2014) et Centre Bourse (2005-2007). La première a également pour point de départ une photographie aérienne du port. La grille formée par l’emplacement des conteneurs est redessinée et reproduite de nombreuses fois jusqu’à ce que les accidents survenus dans le processus même de reproduction viennent troubler ce qui ressemble à une carte de l’occupation du sol. La deuxième est une série d’aquarelles du Centre Bourse, le centre commercial situé dans la contiguïté du Jardin des Vestiges, site archéologique du port antique de Marseille, et des tours Labourdette, classées au patrimoine du XXe siècle. Les différentes façades/facettes de cet étrange objet sont dessinées depuis une multiplicité de points de vue, mettant en avant le choc produit par la rencontre de formes issues d’époques distinctes. Comme dans la série Belsunce, les aquarelles sont dessinées à partir de photographies. Ce qui, selon l’artiste, permet de donner à chaque détail la même importance. C’est là une exigence du regard qui est à l’oeuvre dans le travail de Katharina Schmidt : tout est sur un même plan, sur un même pied d’égalité – les fenêtres des immeubles, les feuilles des arbres, les balustrades des balcons, les grilles métalliques des magasins, les marches des escalators… tout fait motif et tout suscite la même qualité d’attention. Les détails architecturaux, les fragments d’écriture urbaine, les marchandises exposées en vitrine ne sont pas de simples éléments d’un décor, mais des propositions et des gestes actifs qui racontent l’histoire matérielle de la ville, au prisme des matériaux, marchandises et objets.

Vanessa Brito

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