Pour l’inauguration de son nouvel espace, le CACN – Centre d’Art Contemporain de Nîmes accueille Léo Fourdrinier pour une remarquable exposition personnelle. « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre » s’affirme sans aucun doute comme un des événements de la rentrée de l’art contemporain à Nîmes et dans la région.
Vingt des vingt-sept pièces présentées ont été produites pratiquement « sur mesure » pour l’exposition. L’engagement de l’artiste pour ce projet et sa complicité avec Bertrand Riou, directeur du CACN, donnent à « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre » une cohérence particulièrement réussie qui se traduit notamment par un accrochage et une mise en espace qui déjouent avec intelligence tous les pièges d’un lieu compliqué et pas vraiment adapté, pour le moment, aux expositions d’art contemporain.
Les origines nîmoises de Léo Fourdrinier ne sont sans doute pas complètement étrangères à l’invitation du CACN. Mais c’est probablement plus dans la rencontre entre l’artiste et Bertrand Riou qu’il faut aller chercher les germes de ce projet. Le texte, que le directeur du CACN signait en 2019 dans la cadre de la résidence de Léo Fourdrinier à 40mcube (Rennes), en témoigne…
On évitera ici toute analyse critique du travail de Léo Fourdrinier. En effet, il semble inutile de paraphraser ce qu’expriment très bien les deux commissaires Laureen Picault et Bertrand Riou dont les textes sont reproduits ci-dessous. On se limiter donc à poser un regard sur la construction de l’exposition et son articulation dans les espaces du CACN.
Léo Fourdrinier – La lune dans un œil et le soleil dans l’autre au CACN – vue d’exposition – Crédit photo © Léo Fourdrinier
L’exposition emprunte son titre au premier vers de Suite un poème de Paul Éluard appartenant au recueil Capitale de la douleur publié en 1926 :
Dormir la lune dans un œil et le soleil dans l’autre
Un amour dans la bouche un bel oiseau dans les cheveux
Parée comme les champs les bois les routes et la mer
Belle et parée comme le tour du monde
Puis à travers le paysage
Parmi les branches de fumée et tous les fruits du vent
Jambes de pierre aux bas de sable
Prise à la taille à tous les muscles de rivière
Et le dernier souci sur un visage transformé.
Pour l’artiste, le choix de ce titre exprime au moins en partie que cette exposition rassemble deux de ses thématiques fondamentales : l’influence du patrimoine et d’archéologie antique et des recherches plus récentes sur la vibration des étoiles conduites en collaboration avec l’astrophysicien Arthur Le Saux.
Dans sa présentation à la presse, il soulignait : « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre signifierait que le spectateur, les œuvres ou même un référent seraient témoins du passage du temps avec le cycle de la lune et du soleil. C’est cette dynamique que l’on retrouve dans toute l’exposition »… Mais il n’est pas impossible que le choix d’un poème extrait de Capitale de la douleur dont le titre original était L’art d’être malheureux renvoie aussi à quelque chose de plus intime qui transparaît à plusieurs reprises dans le parcours de l’exposition et que Laureen Picault évoque avec tact dans son texte. Les connaisseurs de l’œuvre d’Éluard se souviendront que ces poèmes ont été écrits à l’époque de relations douloureuses du poète avec Gala qui était alors sa muse et avec Max Ernst, avant qu’elle parte vivre avec Dali…
Dans la hall d’accueil, la première œuvre, La promesse du soleil (2021) apparaît comme un manifeste de la pratique artistique de Léo Fourdrinier, mais aussi comme le symbole de l’exposition. Par ailleurs, elle marque l’articulation du parcours de visite en deux partie.
Léo Fourdrinier – La promesse du soleil, 2021 Néon, silicone, scarabée Dimensions variables – Crédit photo © Léo Fourdrinier
La première se développe sur la gauche de la banque d’accueil, avec une dizaine de pièces qui occupent quatre petites salles distribuées par un couloir.
Séparée un bloc de locaux techniques, la seconde se déploie dans trois salles un peu plus grandes où sont exposées un peu plus d’une quinzaine d’œuvres.
Toutefois, il est difficile de percevoir dans « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre » un récit qui se développerait en deux chapitres. Cette configuration est plutôt imposée par l’architecture du lieu. Léo Fourdrinier a construit le parcours de son exposition par des ensembles cohérents dans chaque salle, mais sans en fournir toutes les clefs. Avec plusieurs références littéraires (Paul Éluard, Roger Caillois, Fernando Pessoa ou encore Gaston Bachelard), ces « séquences » suggèrent au visiteur quelques pistes de réflexion et lui offrent des amorces de narration avec lesquelles il a toute initiative pour « faire couture », s’il le souhaite…
Dans la première partie, au fond du couloir, une salle ouverte sur l’extérieur rassemble une photographie numérique HDR d’un ciel étoilé (Sévérac-le-Château, Août 2017 [série les nuits], 2021) et l’assemblage d’un casque, d’une pierre et de leds (Collision [In Solitude Of Memory] Part III, 2020) autour d’une imposante installation aux réminiscences surréalistes et interstellaires (Simplexity [From Him to Eternity], 2021).
Léo Fourdrinier – Simplexity (From Him to Eternity),2021 Œuf, câble d’iPhone trouvé, plâtre, bois, peinture acrylique, peinture epoxy 250 x 60 x 100cm – Sévérac-le-Château, Août 2017 (série les nuits), 2021 Impression sur aluminium, dibond, peinture fluorescente, bois 50 x 35 x 4cm production CACN et Collision (In Solitude Of Memory) Part III, 2020 casque, pierre, led 25 x 26 x 33 cm – Crédit photo © Léo Fourdrinier
Les conversations entre ces trois œuvres sont déroutantes et incertaines… Interrogent-elles étoiles et corps célestes ? Convoquent-elles des souvenirs amers et douloureux ?
À côté, dans la pénombre, éclairée par un néon blafard, une guirlande de fleurs synthétiques s’échappe des yeux de deux têtes identiques en plâtre. L’ensemble paraît glisser imperceptiblement, mais inexorablement d’un socle noir (Amour, 2021)…
En face, une photographie imprimée sur aluminium et rehaussée de peinture fluorescente attrape la lumière froide. Le cadrage en déséquilibre d’une statue à l’entrée du Jardin de la Fontaine (Poursuite, 2021) suggère-t-il une fuite inévitable ? Les allusions aux incertitudes et aux tourments amoureux sont ici à peine voilées…
Plus loin, deux petites salles évoquent d’improbables fêtes sidérales dont on n’arrive pas à savoir si elles ont été sinistres ou enjouées (Until Astral Rave et Morning (skin crawling), 2021 – Endless question, 2021).
Léo Fourdrinier – Until Astral Rave,2021 Neon 130 x 130 x 5cm – Morning (skin crawling), 2021 Os, tissus, bois 40 x 30 x 15cm et Endless question, 2021 iphone, video (1 min en boucle) 90 x 50 x 1cm – Crédit photo © Léo Fourdrinie
Quatre mystérieuses capsules temporelles (FAST PAST, 2020-2021) émaillent l’exposition et semblent relier les deux sections du parcours… Toutes enferment, dans des cocons réalisés à partir de protections de casques de VTT, des photographies dont plusieurs ont été prises au Musée de la Romanité…
La seconde partie commence avec Nostalgia for lost futures (2021) une nouvelle impression photographique sur aluminium avec des rehauts de peinture fluorescente. Les concrétions numériques sur un chapiteau de colonne introduisent le visiteur dans une salle plus vaste où la lumière naturelle traverse un mur en pavés de verre.
La pièce majeure de cet espace et peut-être de l’exposition est sans aucun doute The Sleeper (2021). Cette importante installation combine un autoportrait en plâtre de Léo Fourdrinier qui s’appuie sur un châssis de scooter.
Il semble observer une sphère en pierre. Le buste de l’artiste est prolongé par une imposante et énigmatique pointe. L’ensemble est surmonté par un néon en arc de cercle qui paraît répondre à la forme du mur en verre…
Léo Fourdrinier – The Sleeper, 2021 Chassis de scooter en acier, plâtre, pierre, peinture epoxy, néon 180 x 145 x 150cm production CACN – Crédit photo © Léo Fourdrinier
Le titre de cette pièce fait-il écho au premier mot (Dormir) du vers de Paul Éluard qui donne son nom à l’exposition ? Évoque-t-il le rêve comme « forme d’éveil spirituel où la pensée n’a plus aucune limite » ? La pointe est-elle « une aiguille qui induit le passage du temps » ? La sphère est-elle le « symbole d’une connexion aux astres » ? C’est ce que suggérait l’artiste lors de la visite de presse…
Face à la lumière du jour, les pions d’un jeu d’échecs en verre supportent un imposant bloc de marbre noir qui s’avère être un fac-similé en plâtre peint (Infinite Us (Fac-similé), 2021). Rejouant avec une de ses œuvres où les pions étaient en bois, Léo Fourdrinier interroge ici les reconstructions décoratives fréquentes dans les musées d’archéologie.
Léo Fourdrinier – Infinite Us (Fac-similé), 2021 Jeu d’échec en verre, plâtre, peinture à l’huile, peinture acrylique, béton, bois 150 x 25 x 25cm – Crédit photo © Léo Fourdrinier
Cette sculpture fait écho avec Helios (2021), une impression sur plexiglas de photographies de deux vases fragmentés appartenant au musée de la Romanité. Pensée pour être accroché face au mur en pavés de verre, l’œuvre joue avec les parties manquantes des objets archéologiques, avec les vides et les pleins, avec les jeux de transparence et avec les reflets…
De manière étrange, Léo Fourdrinier y a ajouté un schéma d’une molécule d’hélium agrandie. Interroge-t-il l’invisible qui nous entoure ? Veut-il nous interpeller sur la place du soleil qui comme toute étoile est un gigantesque réacteur nucléaire où l’hydrogène est transformé en hélium en libérant de l’énergie dont nous avons besoin ?
Dans le couloir qui conduit aux deux dernières salles, on découvre sur la gauche Delta Marble Record (2020), six blocs de marbre où des textes et des schémas ont été gravés au laser. Ils rassemblent des extraits poétiques, scientifiques et philosophiques qui ont accompagné l’artiste pendant sa collaboration avec son ami astrophysicien.
On y trouve successivement la page de garde du mémoire de fin d’études sur la pulsation des étoiles d’Arthur Le Saux et quelques représentations des astres « déprimés », caractérisés par des oscillations plus lentes… Elles appartiennent aux géantes rouges, stade évolutif de notre soleil dans quelques milliards d’années. Dans plusieurs des œuvres exposées ici, Léo Fourdrinier a pour ambition « d’exprimer la dimension poétique de l’attribution d’une émotion à une étoile ou à une matière, d’exprimer ce manque à travers la sculpture et l’assemblage ».
Plus loin, Léo Fourdrinier a choisi de faire graver un poème de Paul Éluard, un passage de Fernando Pesoa et la table des matières de la Psychanalyse du feu de Gaston Bachelard pour qui l’homme « imagine d’abord et voit ensuite » et qui analysait les rêves et les mythes d’après les quatre éléments… Les réflexions de Bachelard sur l’imagination et la poésie, influencées par le surréalisme ont, semble-t-il, particulièrement compté pour l’artiste.
Dans l’avant dernière salle, l’accrochage s’organise autour de deux sculptures décoratives en pierre reconstituée, ornements de jardin vendus couramment par les grandes enseignes de bricolage…
Léo Fourdrinier – Mater, 2017 sangle, statue en pierre reconstituée, bois 190 x 36 x 130cm – Crédit photo © Léo Fourdrinier
La première (Mater, 2017) trouve son origine dans Stabat Mater Furiosa, une pièce de théâtre de Jean-Pierre Siméon, où s’exprime le cri d’amour solitaire d’une femme qui se révolte contre la guerre et la violence… Posée sur sa caisse de transport en bois qui lui sert de socle, cette copie d’antique est emprisonnée, contenue ou mise à l’abri par une accumulation des sangles noires…
La seconde (Harmonie mélancolique, 2021) assemble une reproduction en partie ruinée d’un lion antique, un casque de moto décalotté posé en équilibre sur sa tête et une sphère noire qui prolonge le moignon de sa patte avant droite. Le tout repose sur un étrange socle constitué de tubes métalliques et d’un prisme de bois peint en noir. Faut-il vraiment y voir, comme le suggère l’artiste, la figure d’un placide gardien du CACN ?
Léo Fourdrinier – L’espoir des cantharides, 2021 Carénage en plastique, béton, acier, dibond, peinture 90 x 44 x 24cm et Rocamadour, Septembre 2018, 2021 Impression sur aluminium 100 x 70 x 3cm – Crédit photo © Léo Fourdrinier
Croisement improbable d’un alien et d’un insecte monstrueux, L’espoir des cantharides (2021) est construit à partir de carénages de moto enduits de béton et de tiges en laiton… En face, une impression photographique sur aluminium montre un alignement de colonnes dans une grotte de Rocamadour…
Si l’on retrouve ici les interrogations de Léo Fourdrinier sur les reproductions d’antiques, on a un peu de mal comprendre ce qui fait sens dans l’association de ces quatre œuvres…
Dans le dernier espace, l’artiste souligne vouloir illustrer « un certain état de la disparition de la matière »…
À l’entrée, un casque de moto rempli de mousses est posé sur un bloc de béton récupéré à l’entrée du CACN (Arôme, 2018-2021). En face, on retrouve une photographie de la série les nuits (Nîmes, Juillet 2020) où le renforcement du contraste par un traitement HDR donne une troublante impression de volume aux étoiles dont certaines « rigolent » alors que d’autres sont probablement « déprimées »…
Léo Fourdrinier – Nîmes, Juillet 2020 (série les nuits) Impression sur aluminium, dibond, peinture fluorescente, bois 35 x 32 x 4cm production CACN Crédit photo © Léo Fourdrinier et My body is dust but how to deal with it?, 2021 Plâtre, plexiglas, bois, béton, peinture acrylique 157 x 20 x 20cm
Sur le côté, une reproduction en plâtre de la Vénus de Milo a perdu sa tête (My body is dust but how to deal with it?, 2021)… ou plus exactement celle-ci a été broyée avant d’être reposée sur son torse dans une boite en plexiglas…
Nouvelle interrogation sur la ruine et l’incontournable disparition : Mon corps est poussière, mais comment y faire face ?
Le parcours se termine avec Don’t Cry Baby, it’s a Movie (2019). Dans cette vidéo, Léo Fourdrinier nous présente le tutoriel de maquillage d’un reptilien humanoïde complotiste qui souhaite se dissimuler parmi nous… En se grimant, cette créature nous explique pourquoi les statues antiques ont été vandalisées. Pour l’artiste, cette œuvre cristallise de nombreuses pistes narratives de l’exposition…
En effet, « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre » multiplie à l’envi les fragments d’histoires, les amorces de récits, mais aussi les impasses, les faux semblants, quelques chimères, songes, mirages et rêveries… Dans ce jeu complexe autour de la lumière, de la mémoire, où s’entremêlent des éléments d’astronomie ou d’archéologie, Léo Fourdrinier nous embarque dans un étrange voyage émaillé de poésie scientifique où les références mythologiques, littéraires et philosophiques sont parfois teintées de surréalisme… Les mises en scène qu’il nous propose évoquent quelquefois les énigmes métaphysiques de Giorgio De Chirico, sa chronologie qui déraille, mais aussi les soleils et les lunes qu’il s’est efforcé de plus tard d’éteindre ou d’allumer…
Déambuler dans « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre » exige de la disponibilité et du temps pour laisser son regard s’égarer et son esprit divaguer…
C’est sans aucun doute une des expositions de la rentrée qui mérite attention…
À lire, ci-dessous, les textes des deux commissaires Laureen Picault et Bertrand Riou.
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« Nothing escapes everything can return »(1)
Comme une parfaite analogie aux réactions chimiques se produisant dans le cœur du soleil, la pratique de Léo Fourdrinier est le résultat de fusions. Son esthétique est imprévisible, déchaînée et sans limites. Par les multiples assemblages et les réinventions opérées, les formes évoluent, deviennent fluides, insaisissables.
L’artiste déconstruit, ajoute, déplace. Toujours par combinaisons, il procède par récupération d’objets et de matériaux symboliques à première vue antagonistes. Une pierre trouvée à l’entrée du CACN est utilisée pour réaliser Arôme (2018). La photographie de vases antiques, prise au Musée de la Romanité, est imprimée sur plexiglas puis montée sur une structure en fer provenant d’un chantier dans Hếlios (2021). Des objets récupérés dans sa maison familiale à Nîmes sont réutilisés et amplifiés dans des compositions. Souvent, l’artiste associe sa fascination pour l’antiquité, pour l’archéologie ou la mythologie à la lecture d’un texte, à un événement, une sensibilité, une image. Si l’interprétation semble parfois se dissimuler sous de multiples collages théoriques et formels, l’équilibre réside dans le territoire auquel les œuvres sont fondamentalement liées.
43° 49′ 32.952 » N 4° 20′ 5.172 » E, la coordonnée gps de l’emplacement du CACN, peut agir comme un indice. Ce système de géolocalisation intuitif fonctionne comme un point de chute à partir duquel se déploient des distances infinies. Ainsi, à la suite d’une rupture difficile, l’artiste débute une collaboration scientifique avec l’astrophysicien Arthur Le Saux. Il assimile la vibration lumineuse des étoiles aux différents reliefs d’une relation amoureuse et tente d’en saisir la matérialité. La photographie du ciel, série Les nuits (2017-2021), prise avec un téléphone et un effet hdr est la continuité de cette recherche. Le dispositif de présentation amène la photographie dans l’espace de la tridimensionnalité, recréant ainsi l’expérience du plein et du vide que peuvent induire les différentes étapes d’une relation amoureuse. Dans Amour (2021) la matérialité physique des sentiments qu’explore l’artiste trouve son apogée. L’installation composée de deux visages jumeaux desquels prennent naissance des fleurs artificielles évoque la fluctuation de l’expérience amoureuse, son instabilité, induite par l’inclinaison du socle. Elle entre en résonance avec Poursuite (2021), une photographie de statues prise aux Jardins de La Fontaine à Nîmes. Surplombées par la lumière lunaire du néon, les deux œuvres dialoguent et évoquent la dispersion d’un corps fluide et morcelé. Dans Simplexity (From Him to Eternity) (2021) dont le titre emprunte au concept de « simplexité(2) » et au titre de Nick Cave, le corps a quasiment disparu. Le câble d’un chargeur d’IPhone côtoie un œuf posé dans la main d’un bras sculpté. Un socle monumental – ou un vaisseau spatial – renforce la dystopie de la pièce, l’érige en tant qu’oracle d’une société future.
Au sein de l’exposition, l’atmosphère se délite au grès des fluctuations lumineuses induites par les néons. Pour l’installation Until Astral Rave (2021), l’artiste récupère les néons cassés, brisés et éparpillés d’une enseigne de magasin. L’espace plongé dans une lumière chaude et solaire bouleverse l’orientation : est-il midi ou bien minuit ? En face, à même le sol, une chemise et les restes d’une colonne vertébrale de dromadaire témoignent du corps absent. L’œuvre Morning (skin crawling) (2021) fonctionne à la fois comme une ruine et une prophétie. Elle évoque une nostalgie du futur, explore l’expérience de la lassitude face à un système capitaliste en perte de sens. Entre dystopie et vestige, l’autoportrait The Sleeper (2021) en est la parfaite interprétation. Ici, un humanoïde voit sa vie qui défile. On assiste à la naissance d’un alter ego, à un big bang corporel entre des matérialités augmentées, anticipées. Le châssis de scooter fait disparaître le corps et sa précarité. Il rend caduque sa fin certaine, l’entraînant ainsi dans des temporalités inespérées. En opposition à la pérennité du matériau utilisé pour représenter le corps, le visage de l’artiste moulé dans le plâtre pourrait à tout moment s’effondrer. L’exploration de l’univers de la mécanique amène Léo Fourdrinier à évoquer la sensualité des courbes d’une moto dans I’ll Fly With You (2021). Le schéma d’un moteur de moto se décompose en arrière-plan et se confronte à la musculature de deux bras en image de synthèse. La surface lisse et séduisante d’une plaque en aluminium rose nacrée et la référence au hit de Gigi D’Agostino déconstruit l’archétype viriliste et biaisé d’une définition unique de la masculinité.
Enfin, comme pour rétablir l’équilibre, Léo Fourdrinier s’attarde sur la figure féminine. Le film Don’t Cry Baby, it’s a Movie (2019) est un tuto make-up pour reptilien humanoïde qui adopte les marqueurs du récit science fictionnel. Dans celui-ci une reptilienne tente de se dissimuler sous des couches successives de maquillage pour répondre aux diktats et injonctions de notre société. Tout en relatant un récit complotiste, sa singularité et son âme s’évaporent. Mater (2017), est l’image violente d’une femme sanglée. Proposée en écho à la pièce de théâtre « Stabat Mater Furiosa » de Jean-Pierre Siméon dans laquelle une mère raconte l’expérience de la guerre et de la perte, l’œuvre est un hommage à la puissance féminine.
Si les œuvres de Léo Fourdrinier agissent comme les spectres d’une époque révolue, comme des présences fantomatiques, elles sont aussi des prémonitions et des alertes, elles rendent visibles les maux de notre siècle. Au sein de « La lune dans un œil et le soleil dans l’autre », les œuvres-artefacts entrent dans l’histoire d’un nouveau monde qui déjà, se consume.
Laureen Picaut, octobre 2021.
(1) Mark Fischer, The Metaphysics of Crackle : Afrofuturism and Hauntology, vol 5, numéro 2, 2013.
(2) La simplexité est l’art de rendre accessibles des notions complexes.
Léo Fourdrinier – Lui, les siens, tambours battants.
« Une analyse adéquate de la mythologie diffuse de l’homme moderne demanderait des volumes. Car laïcisés, dégradés, camouflés, les mythes et les images mythiques se rencontrent partout ; il n’est que de les reconnaître. »
Mircéa Éliade, Mythes, rêves et mystères.
« La sculpture est un art qui transgresse ses définitions au moins depuis Duchamp. Aujourd’hui les artistes la pratiquent rarement de façon exclusive, ils l’utilisent pour sa tridimensionnalité, pour sa façon d’articuler l’espace, ou même pour sa solidité transhistorique, puisque c’est l’art le plus ancien qu’on connaisse. »
Sylvie Coëllier
Une seule voix, et notamment celle du critique, ne serait suffisante pour parler de Léo Fourdrinier, tant sa pratique est vaste, tant elle est schizophrène(1). C’est pourquoi ce texte à son égard – qui s’efforce de ne pas être dithyrambique – contient des citations pour nous aider à en dessiner les contours. Nous pourrions le présenter comme un sculpteur mais cela serait l’enfermer dans une case alors qu’il n’est pas vraiment définissable. Quand bien même, de quoi le travail de Léo Fourdrinier est-il le nom ?
Toutes ses pièces résonnent d’intensité, de fureur, de pulsion ardente. Sa production est une véritable course vers des steppes célestes… Mais restons mesurés. On aurait envie de lui demander de ralentir pour ne pas faillir physiquement. De son propre aveu c’est en ne créant pas constamment qu’il se sent sombrer dans le vide. Son processus est ainsi thérapeutique. Il ne peut faire autrement que de respirer son acte créatif… Mais soyons raisonnables. Le calme revient grâce à la lecture de ses titres poétiques. Le sens(2) que l’on pourrait donner à ses différentes étapes de création s’échelonne en plusieurs strates : l’idée synchrone, l’objet-action, la sérendipité.
Laisser se faire les formes au fur et à mesure du geste, telle est sa méthode. Pour ce faire justement l’artiste offre une liberté à l’inconscient. Les différentes voix qui transparaissent dans les facettes tumultueuses de sa production proviennent sûrement d’une œuvre genèse, intitulée Frères (2015). Les symptômes de sa pensée multipartite ont dû se manifester dans ces années-là et ne l’ont plus quitté depuis. Jonathan Cyprès & Cécile Gallo, et d’autres groupes auxquels il appartient, en sont les échos. S’immiscer dans les tréfonds de la pensée de cet homme polymorphe n’est pas chose aisée, cependant on pourrait imaginer qu’il se situe dans une certaine cosmicité de l’esprit(3), selon un procédé d’allitération de la perception directe. Pour faire simple, il perçoit le monde sous un autre angle, s’inspirant des communautés secrètes, complotistes ; et se jouant des réseaux qui font éclore ces histoires possiblement vraies, probablement fausses. Selena Gomez serait-elle reptilienne ? Avec une certaine agilité, il s’empare de références astrales et terriennes qui deviennent singulières(4).
L’élan avec lequel il déploie toutes ses interfaces est frappant. Rechercher « LA bonne idée » n’est pourtant pas son objectif. Cela serait plutôt : foncer vers de nombreuses phases de recherches et en retirer du plaisir en échange, pour lui et pour les autres. Cette générosité est certainement due à la puissante relation qu’il cultive avec ses proches. Brancardier dans une vie antérieure, son histoire personnelle l’a conduit à réaliser plusieurs pièces empreintes de mysticisme qui l’ont suivi durant son cursus et qui renferment, d’après ses dires, « un jet d’émotions incontrôlable et fluide ». S’il rit, tous tes gestes sont des oiseaux (2017) parle du corps coincé, tordu, du handicap. Pour Opium (2017), il a prélevé des matériaux à Nîmes, sa ville natale : des pierres dans la garrigue environnante, une roche de Mbigou (Gabon) – récupérée dans sa maison familiale – teintée à la poudre d’opium et un pot en céramique appartenant à sa mère. Cette œuvre totémique est justement en rapport avec une autre œuvre s’intitulant Mater (2017), figure maternelle recouverte voire lacérée par des sangles.
À Sévérac-le-Château en Aveyron, il a collecté des pierres autour de lieux religieux parce qu’il s’intéresse à l’esthétique de la destruction des ruines (Antics, 2018). Influencé par l’artiste néerlandais Mark Menders, les reliques de Léo Fourdrinier apparaissent elles aussi comme des mythologies du présent (Les silences de Prométhée, 2018 ; Les cathédrales ont la forme d’une prière, 2016-2019 ; Le voyage est une anamorphose, 2019)(5). Très prolifique, on ne pourrait ici s’étendre à énoncer tout son fonds. Son cheminement créatif transparaît par le biais de la matérialisation de ses images mentales(6). Dans une quête mystique, irradier de son être l’espace et empoigner toutes les possibilités pour créer avec ce qui existe autour de lui est son modus operandi.
Le caractère science-fictionnel de sa pratique n’est pas à écarter. Nous avons tout intérêt en revanche à chercher plus loin, plus profondément, dans une multiple réalité constituée d’oeuvres-monde. The Radiant (2019) est une stèle interdimensionnelle qui aurait pu être réalisée dans un monde post-apocalyptique .
De nombreux questionnements nous traversent lorsqu’on déambule autour des dispositifs de Léo Fourdrinier. Plus en avant, l’esthétique et la résonnance de ses artefacts nous révèlent leur caractère émancipateur. Car c’est bien de liberté dont nous parlons ici. De fougue. De maturité de la jeunesse. Des mots sauraient peut-être le définir dans un temps figé, mais en aucun cas ne pourraient prédire ce qu’il adviendra de son sprint vers l’anticipation. Ainsi, il serait vain d’entrevoir une ou plusieurs personnalités… Il faut maintenant lâcher prise. Léo Fourdrinier restera insaisissable.
Bertrand Riou, mai 2019.
Texte écrit dans le cadre de la résidence
GENERATOR #5 – mars 2019
40mcube (Rennes).
1. « Mais pour qui n’est pas fou, rien n’est plus beau que de se laisser conduire dans l’inconnu par une voix qui
est folle. […] Ce qui est insoutenable dans la vie, ce n’est pas d’être, mais d’être son moi. » in Milan Kundera,
L’immortalité.
2. « Et comment donnons-nous un sens ? Pour donner le sens, on se sert de certaines matrices linguistiques qui
proviennent à leur tour d’images originelles. » in C.G. Jung, Les racines de la Conscience.
3. L’eau et les rêves de Gaston Bachelard est un de ses livres de chevet.
4. « Bien des polémiques stériles de l’esthétique, bien des malentendus et des exclusives seraient évités si, au lieu
de chercher à tout prix le principe unique qui livrerait sa clef, on admettait sa nature complexe – complexe jusqu’à paraître contradictoire. » in René Huyghe, L’art et l’âme.
5. Pour toutes les oeuvres citées, consulter son portfolio sur le site de 40mcube, section GENERATOR, ou sur le
site de l’artiste.
6. « Les images sont même, selon le cas, les facteurs qui contrebalancent ou compensent les problèmes que la
réalité à la vie pose. Il n’y a rien là d’étonnant puisque ces images sont des résidus d’expériences plusieurs fois
millénaires de lutte pour l’adaptation à l’existence. » in C.G. Jung, L’âme et la vie.