Jusqu’au 30 janvier 2022, Stéphanie Brossard présente à la Collection Lambert « L’intraitable beauté de nos vies sauvages #2 », second volet d’un projet initié en 2020 au FRAC Réunion avec la complicité de Stéphane Ibars.
On avait découvert cette jeune artiste à l’occasion de « Rêvez ! #3 – Mémoires sauvées du vent », troisième épisode d’un programme qui interrogeait la manière de présenter le travail de jeunes artistes. Ces expositions collectives dont on conserve d’excellents souvenirs laissent place à Rendez-vous, Sous-sol, imaginé comme « un nouvel espace de réflexion et d’expérimentation à destination des artistes émergents ou désireux de questionner de nouveaux territoires de création ». Ce projet dont on lira, ci-dessous, les ambitions est inauguré avec Stéphanie Brossard qui nous avait étonnés en 2019 avec Le baiser et avec sa collection « Sold out », un vestiaire réalisé à partir de cailloux ramassés sur l’île de la Barthelasse.
Sur son site internet, elle exprime avec clarté et précision la nature de son travail :
« Ma démarche plastique est motivée par des questionnements liés à mon rapport au paysage. Un paysage que je décris comme témoin de nos actes, comme personnage actif de l’Histoire mais aussi comme moteur de nos déplacements. Mes pièces intègrent une certaine vision du monde qui est due à mon insularité. Comme l’auteur martiniquais Edouard Glissant je soutiens l’idée qu’être isolé du monde permet de mieux le désirer. Mes installations, mes films ou encore mes photographies sont une façon pour moi de mieux comprendre l’endroit d’où je viens pour mieux aller vers l’autre.
(…) Mon travail est nourrit d’extraction, d’histoires, d’expériences. Il se construit sur l’idée de la vision parcellaire, de mémoire recomposée. Il remet en question les non dits, la censure en confrontant à la fois des informations concrètes, liées à l’actualité, aux sciences ou à l’Histoire à une part d’étrangeté, de mystique et de fiction. »
Tout commence à l’entrée du sous-sol, dans l’alcôve, là où Stéphanie avait installé son minéral Baiser en 2019. Aujourd’hui, il fait place à Incandescence (2021), une courte vidéo de deux minutes où l’on découvre un étrange paysage volcanique et rougeoyant…
Pour Stéphanie Brossard, « l’expérience du paysage, et plus précisément, celle du corps dans l’espace, est en effet omniprésente dans toute l’exposition ».
Le parcours est organisé en trois mouvements. Chacun est construit autour d’une pièce emblématique et il se développe dans une des trois très belles salles au sous-sol de l’Hôtel de Montfaucon.
Rendez-vous et Glissement de terrain
Pour la première séquence, la mise en espace s’articule à partir de Glissement de terrain #3 (2021), une installation dont la version initiale avait été exposée en 2016 à l’occasion de la première édition de Rêvez ! Couronnée par le Prix Yvon Lambert pour la jeune création 2016-2017, cette pièce est alors entrée dans le fonds conservé à Avignon.
Un paysage, composé de terres et de roches récoltées dans la proche région, est installé sur une table vibrante. Celle-ci est reliée à un dispositif informatique qui, à partir des données disponibles sur internet, reproduit en temps réel tous les séismes détectés dans le monde…
Pour Stéphane Ibars, dont on lira le texte d’introduction ci-dessous, cette œuvre comme toute l’exposition nous interpelle sur la manière dont on s’inscrit dans un paysage quand la catastrophe n’est pas très loin… Dès que le mécanisme se met en branle, l’attraction qu’il exerce est de ce point de vue assez éloquent et, le moins que l’on puisse dire, c’est que cette réaction de voyeurisme interroge…
Avant de s’approcher de Glissement de terrain #3, il faut traverser avec précaution un autre paysage construit par Stéphanie Brossard à partir de morceaux de marbres et de quelques plumes de paon disposés avec élégance dans un équilibre qui parait parfois incertain.
Au retour de La Réunion, après une période très intense, l’artiste raconte s’être retrouvée seule dans son atelier pendant le confinement avec le besoin de se recueillir et de rassembler une nouvelle collection, sans savoir de quoi elle serait faite. Petit à petit, des chutes de marbrerie funéraire se sont accumulées dans l’atelier. On en comprendra en partie les raisons dans le dernier espace de « L’intraitable beauté de nos vies sauvages #2 ».
Les trois semaines de résidence à la Collection Lambert ont été l’occasion de déployer cette collection dans cette installation qu’elle a titrée Rendez-vous, clin d’œil, dit-elle, au nouveau programme qu’elle inaugure… Ne pourrait-on pas y voir aussi une invitation à se retrouver dans un autre monde, celui qui se cache sous les cimetières ? D’éventuelles présences fantomatiques commencent à poindre dans ce troublant paysage… Elle deviendront de plus en plus manifestes dans la suite du parcours…
Inertie, Horizon et Route des Laves
Dans la seconde salle, Stéphanie Brossard interroge la manière dont les corps gardent la mémoire de l’expérience du paysage…
Face à face, deux vidéos (Route des Laves et Horizon) sont projetées dans une semi-pénombre. Sur la première, on y voit un enfant qui se déplace dans un paysage volcanique et aride. Les teintes rouges liées à la restauration d’un film fait avec des moyens limités renforcent une ambiance étrange. Sur la seconde, un jeune adulte semble suivre le même chemin dans un environnement identique. À quelques années d’écart, et dans le même lieu, alors qu’elle a déjà quitté l’île, Stéphanie Brossard a filmé son petit frère. Lors du tournage de la seconde vidéo (Horizon, 2020), il s’apprête à en faire autant. Elle remarque que ses gestes sont très similaires dans les deux séquences et elle souligne combien le paysage contraint les corps qui finissent par en garder la mémoire.
Entre les deux, Inertie (2017/2020), une installation composée d’un ensemble de planches « à roulettes » chargées de pierres semble faire le lien entre les deux projections. Au Frac La Réunion, il s’agissait de roches volcaniques certainement proches de celles qui constituent le paysage où évoluait son frère. Ici, elles ont été choisies avec soin entre Lubéron et Cévennes pour avoir un aspect proche.
Pour l’artiste, elles incarnent à la fois l’« urgence » et les efforts nécessaires pour bouger, pour dépasser des frontières. Mais elles symbolisent également une forme de résistance. Elles sont aussi la représentation d’un questionnement sur l’identité, sur les rapports complexes à un territoire majestueux, mais contraignant, construit par les tremblements de terre, les éruptions volcaniques et les cyclones, où des cultures se sont confrontées, où les superstitions sont partout présentes. Des gens y ont été embarqués, certains en sont partis pour des eldorados fantasmés, d’autres sont dans de continuels allers/retours…
Intempéries, Upcycling, Pre Order et Boukan
Dans la dernière salle, Intempéries (2020) apparaît comme le pendant de l’installation Glissement de terrain #3.
Pour imaginer cette pièce qui évoque l’importance des cyclones dans le quotidien réunionnais, Stéphanie Brossard est partie d’un souvenir d’enfance, quand sa mère remplissait la baignoire à l’annonce d’un tel événement. C’était, dit-elle, devenu mon signal d’alerte…
En relisant Bois sauvage de Jesmyn Ward, qui raconte une pratique semblable à l’autre bout du monde, elle s’aperçoit qu’un acte en apparence singulier est de fait une habitude partagée dont la portée est beaucoup plus globale. Ce souvenir et cette lecture sont à l’origine de la conception de cette œuvre, à l’époque où Stéphanie était gardienne de salle à la Collection Lambert.
Dans Intempéries, la robinetterie d’une baignoire est connectée à un système informatique similaire à celui de Glissement de terrain. Il déclenche son remplissage dès que les services météorologiques baptisent un nouveau cyclone et sa vidange quand celui-ci est terminé…
La mosaïque a été réalisée à partir de morceaux de céramique polis par la mer, récupérés sur la plage de Terre Sainte après leur évacuation comme gravats par des entrepreneurs.
L’installation fait aussi écho à la baignoire en marbre de Madame Desbassayns dans laquelle Stéphanie Brossard confie s’être plongée. Grande propriétaire foncière, Madame Desbassayns est un des personnages les plus célèbres et fortunés de l’histoire de La Réunion. Perçue comme une femme cruelle avec ses esclaves, elle est souvent associée à la sorcière Gran mèr Kal ou au Diable…
On pourrait trouver, dans cette histoire, l’origine de la collection de morceaux de marbre accumulés de manière « inconsciente » par l’artiste qui ne manque pas de préciser que cette roche n’existe pas à La Réunion…
Comme Rendez-vous accompagnait Glissement de terrain #3 dans la première salle, Intempéries est ici prolongé par un ensemble de petites pièces délicatement posées en équilibre sur des socles en parpaing.
Pre Order (2020) est composé de trois fragiles flacons de parfum en verre. Renferment-ils un mystérieux assemblage de fragrances transparentes ou simplement de l’eau ? En « pré-commande », ces objets raffinés paraissent faire écho à la baignoire d’Intempéries. Sont-ils aussi une évocation de la vénéneuse Madame Desbassayns ?
Stéphanie Brossard – Pre Order, 2020 – L’intraitable beauté de nos vies sauvages #2 à la Collection Lambert
Upcycling (2020) réunit plusieurs bijoux en verre dessinés à partir de chaînes d’esclaves. S’ils rappellent naturellement les épisodes douloureux de l’histoire du colonialisme, ils évoquent aussi la réappropriation de ces symboles par le monde de la Back music et notamment chez les rappeurs dans une mode, parfois un peu bling-bling, où l’on passe « des chaînes de fer aux chaînes en or »…
Le titre et le matériaux sont particulièrement bien choisi. Le surcyclage se définit en effet comme une conversion éco-responsable des produits dont on n’a plus l’usage en « nouveaux » produits de qualité ou d’utilité supérieure…
Boukan est constitué de plusieurs assemblages de pierres, de marbre, de verre, de fleurs séchées et de plumes… Le titre renvoie, selon l’artiste, à des lieux de méditation et de recueillement.
Stéphanie Brossard – Boukan, 2020 – L’intraitable beauté de nos vies sauvages #2 à la Collection Lambert
Les pièces de ces trois séries évoquent pour Stéphanie Brossard des choses très particulières qui n’appartiennent qu’à elle, et probablement des présences fantomatiques qui l’accompagnent.
Toutefois, leurs formes, dit-elle, permettent à chacun de se les approprier à condition de les regarder avec attention. Pour Stéphane Ibars, ce que l’on va y projeter sur ces autels de parpaing où reposent des petites offrandes fera toute la poésie et la richesse de la relation que l’on voudra entretenir avec elles.
Avec délicatesse et sensibilité, Stéphanie Brossard propose avec « L’intraitable beauté de nos vies sauvages #2 » une approche très personnelle des problématiques liés à un territoire où elle interroge les « éléments météorologiques ou telluriques qui dessinent le paysage autant que l’individu », où elle tente de « trouver des similarités, des fossés et des tensions entre divers éléments culturels, politiques »…
En savoir plus :
Sur le site de la Collection Lambert
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Sur le site de Stéphanie Brossard
voir les podcasts vidéo et en créole que le Frac Réunion a consacré à Upcycling, Pre-order, Glissement de terrain & Intempéries, Inertie et Routes des laves & Horizon
Stéphanie Brossard – L’intraitable beauté de nos vies sauvages #2 : Texte de Stéphane Ibars
L’exposition présentée à la Collection Lambert dans le cadre du programme Rendez-vous, Sous-sol, constitue le second volet du projet intitulé L’intraitable beauté de nos vies sauvages, initié en 2020 au FRAC Réunion. Il s’envisage comme le récit à la fois réel et fantasmé d’une vie faite d’allers-retours entre le territoire insulaire des origines, son histoire et un continent européen pensé, non pas comme le passage obligé de l’épanouissement, mais comme une caisse de résonance des questionnements sur une/des identité(s) multiple(s), hybride(s) et mutante(s).
Ce n’est en effet qu’une fois éloignée de son île natale que l’artiste se replonge dans les souvenirs d’une enfance où la mémoire des sensations, des relations avec les êtres et les éléments de la nature, s’inscrit dans une confrontation sensible avec les perturbations naturelles qui rythment le quotidien des insulaires. Cyclones, éruptions et séismes constituent la clef de voûte d’une identité qui se construit au gré du chaos annoncé et des gestes répétés par les parents pour que la vie poursuive son cours. Une mère qui remplit inlassablement la baignoire pour y stocker l’eau potable, un père qui étudie la construction de la maison familiale afin que celle-ci résiste dans la catastrophe ; autant de manières de faire face qui se déploient à travers le monde des îles et des zones soumises aux risques naturels et que rappellent les pages — de l’autre côté du monde, en bordure de l’océan Atlantique — du célèbre Bois sauvage de Jesmyn Ward.
Dans les salles du sous-sol de la Collection Lambert totalement coupées du monde réel et baignées d’une lumière artificielle qui rappelle L’Odyssée de l’espace tel que l’a filmé Stanley Kubrick, se construit un parcours où se mêlent l’intime et l’universel : la terre s’effondre d’une table d’hôtes au rythme de l’activité sismique du monde, une baignoire se remplit à l’annonce des cyclones à venir, des pierres volcaniques envahissent le sol sur des planches mouvantes pour exposer le rapport de l’artiste — le nôtre — à l’espace et au temps dans des territoires naturels et fragiles où la beauté est aussi intraitable que la violence des éléments. Le marbre fait son irruption dans la pratique de l’artiste pour constituer autant de paysages archéologiques et d’assemblages d’objets précieux figurant quantité d’offrandes et d’objets destinés au recueillement. Ils partagent l’espace avec des vidéos d’ascension du volcan ou de coulées de laves incandescentes et des installations faites de bijoux mimant les chaînes des esclaves ou de flacons de verre enfermant la vie des océans comme les parfums des maisons de luxe à la beauté suspecte.
Tous racontent avec une audace inouïe la tension latente dans la relation qu’entretient l’individu avec un territoire créole auquel il se confronte. Ils rappellent l’agression première, l’acculturation forcée, la violence du déracinement. Mais dans un geste poétique fait d’appropriations savantes et de détournements sauvages, Stéphanie Brossard impose la déconstruction des récits communs, la créolisation des formes et des pensées, seule manière d’inventer l’identité et la culture à venir.
Telle est l’errance violente du poème (1).
Stéphane Ibars, commissaire d’exposition
(1) Edourd Glissant, Introduction à la poétique du divers, Gallimard, 1996, p.71
RENDEZ-VOUS,Sous-sol*
Programme dédié aux artistes émergents
Initié à partir de février 2021, le programme « Rendez-vous, Sous-sol » s’entend comme un nouvel espace de réflexion et d’expérimentation à destination des artistes émergents ou désireux de questionner de nouveaux territoires de création.
Laboratoire de création, lieu de répétition, Zone Autonome Temporaire où se déconstruisent les systèmes établis, où se déplacent les frontières et s’inventent avec jubilation de nouvelles formes et manières de penser, le sous-sol est le lieu de réflexion et de rendez-vous dans lequel se pense collectivement l’ici et maintenant.
* En 1977, Yvon Lambert invitait Gordon Matta-Clark à exposer dans sa galerie rue de l’Échaudé à Paris. L’artiste y réalisait un de ses projets les plus radicaux, Rendez-vous, Sous-sol.
Avec l’aide d’Yvon Lambert, il creuse nuit et jour le sol de la galerie jusqu’à 4m de profondeur. Dans une cave non utilisée par le galeriste, ils découvrent au fond du trou, les ossements d’un cimetière de l’ancienne cité. Ce trou de 50 cm² et 4m de profondeur constituera la trace de l’action visible par le public à qui il est donné rendez-vous le jour de l’inauguration puis durant toute la période de l’exposition.
Ce projet, devenu un événement marquant de l’histoire de l’art des années 1970, résonne de manière profonde avec l’évolution des pratiques artistiques depuis les années 1980 et 1990. En effet la notion de rendez-vous donné par les artistes s’intéressant à une dimension et au potentiel communicationnels ou relationnels de l’art est devenue une donnée majeure de la manière de partager l’expérience artistique, de s’adresser à un spectateur actif.
La Collection Lambert inaugure ce programme en 2021, comme une célébration du projet radical du jeune Gordon Matta-Clark dans les années 1970 comme une affirmation que la place de l’artiste dans l’institution, son rapport aux structures de l’art et au public doivent se construire dans des situations de présences conscientes et de rencontres.