Jean-Christophe Norman – Brouhaha au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur


Jusqu’au 16 janvier 2022, Jean-Christophe Norman présente « Brouhaha » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, une exposition impressionnante et captivante qui se développe sur le premier plateau avant de se poursuivre par la projection d’un film au plateau multimédia.

Certain·ne·s se souviennent peut-être de l’étonnante installation qu’il avait présenté en 2013 au plateau expérimental du Frac dans la cadre de Marseille Provence 2013. Sur plus de 300 pages manuscrites au format A4, accrochées les unes à côté des autres, Jean-Christophe Norman avait recopié Ulysse de James Joyce. Il proposait alors non pas de lire le roman, mais de voir comme une sculpture graphique, et de le parcourir comme un paysage.

L’artiste commençait alors, sur les trottoirs de Marseille, une performance qui allait l’occuper pendant presque 10 ans : reproduire l’œuvre de Joyce à la craie, sur une ligne à travers les rues d’une vingtaine de villes, de Tokyo, à Buenos Aires, New York, Phnom Penh ou Palerme…

À l’entrée du centre de documentation, « Ulysses, a Long Way (Vitry-sur-Seine, 2017) » restitue une étape de cette performance avec la diffusion d’une vidéo, produite par le MAC VAL et réalisée par Christophe Monterlos et Jean-Christophe Norman.

Projeté au plateau multimédia, le film « Brouhaha », réalisé avec la collaboration de Julien Devaux et Ivan Boccara, est l’épilogue de ce projet invraisemblable. On y voit Jean-Christophe Norman réécrire le monologue final du texte d’Ulysse dans les rues de Marseille. Le roman de Joyce est ensuite frotté sur les murs de la ville jusque à ce qu’il disparaisse.

Jean-Christophe NormanBrouhaha (Marseille), 2021 au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur. Visuels Ivan Boccara et Jran-Christophe Norman

Dans le texte d’introduction de l’exposition, le premier paragraphe se termine par ces mots : « (…) le texte de Joyce s’est immiscé dans le rythme du monde, au cœur des villes et dans le brouhaha de leurs habitants. » On comprend ainsi pourquoi ce titre a été choisi.

Sur le premier plateau du Frac, un ensemble imposant d’œuvres réalisée à l’huile et à l’encaustique ou à l’encre et graphite sur les matériaux divers (livres, journaux, cartes, plans, toiles sur châssis) témoignent des pérégrinations, des paysages, des événements et des lectures de Jean-Christophe Norman pendant l’épopée du projet Ulysses, a long way.

Construit avec précision et un étonnant sens du rythme, l’accrochage s’articule autour de deux imposants « paysages littéraires » qui se développent sur toute la hauteur imposante du plateau d’exposition.

Seascape (Moby Dick) (2019-2021) est composé des 527 pages du Moby Dick de Melville épinglées côte à côte au centre du mur à droite. Chaque feuillet a été couvert d’une peinture à l’encaustique utilisant très majoritairement comme pigment du gris de Payne. Les paysages marins ont été créés par grattage et retrait de matière. Parfois, ils laissent deviner quelques lignes fantomatiques du texte de Melville. Fascinante, presque hypnotique, l’œuvre, aussi changeante que l’océan, semble se recomposer à l’infini selon la position du regardeur…

« La totalité du livre (recto/verso) de Melville est recouvert picturalement. Le geste littéraire, emblématique de l’art du temps, peut ici basculer dans l’espace. L’ensemble du récit est visible d’un seul tenant : un paysage de mers tourmentées, composé d’une multitude de paysages de très petite échelle ». Jean-Christophe Norman (extrait du dossier de presse)

Le mur du fond est occupé par Le fleuve sans rives (2019-2021), une installation rejoue des mécanismes similaires à la précédente. L’artiste déploie un paysage plus lumineux sur les 1408 pages de l’œuvre mystérieuse et hallucinante de Hans Henny Jahnn, romancier, dramaturge et facteur d’orgue allemand méconnu…

« J’ai envisagé de travailler, sous une forme exploratoire, le long récit de Hans Henny Jahnn Fleuve sans rives en 2010. À l’époque, il était essentiellement question de réécritures, de gestes répétés.
C’est un peu plus tard, lors d’un long séjour à Buenos Aires en traversant le Rio de la Plata qu’une proximité plus grande s’est nouée avec le texte. Il y avait alors une sorte de correspondance évidente entre mon action et le caractère épique qui sous-tend le récit.
Ce sentiment fusionnel s’est accentué en 2015, lors d’un long séjour à Phnom Penh. Je passais une partie de mon temps sur le Mékong et, je m’en souviens parfaitement, mon esprit était constamment “traversé” par le verset d’Héraclite : “On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve.”
Il y avait cette sensation étrange du trouble et de la clarté la plus absolue entremêlés, à la fois si différents l’un de l’autre et si proches ». Jean-Christophe Norman (extrait du dossier de presse)

Entre les deux, Bookscape (2020-2021) présente, sur une étagère installée à hauteur du regard, quinze paysages peints sur les doubles pages d’ouvrages tels que Tao tö king de Lao-Tseu, Tacite, Friedrich Dürrenmatt, ou encore L’apocalypse de notre temps de Rozanov…

Jean-Christophe NormanBookscape, 2020-2021 – « Brouhaha » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur

Au centre du plateau, quatre élégantes vitrines exposent des œuvres de la série « Cover ». Les œuvres complètes de Jorge Luis Borgès, William Shakespeare, Joseph Conrad et Bejamin à la Pléiade ont été recouvertes d’encre et de graphite jusqu’à ce qu’elles soient devenues parfaitement opaques.

Jean-Christophe Norman – série Cover, 2018- 2020 – « Brouhaha » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur

L’idée lui en serait venue à partir du texte de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’heure de sa reproductibilité technique. « C’est un travail d’appropriation très lent et très méticuleux, explique-t-il, qui joue beaucoup sur l’idée de conservation et de répétition et qui affirme le plaisir du geste. Et c’est une manière de jouer sur le visible et l’invisible, de voir comment le texte imprimé apparait ou disparait en fonction de la lumière ou de la position du spectateur », confit-il à Patrick Scemama lors d’un entretien publié dans Les républiques de la culture.

Le long mur sur la gauche rassemble plusieurs ensembles toujours peints à l’encaustique sur des pages de divers journaux, sur des extraits de correspondance et des tableautins sur châssis non encadrés.

On commence par de sombres horizons maritimes désolés (Seascape [Au cœur des ténèbres], 2019-2020).

Jean-Christophe NormanSeascape [Au cœur des ténèbres], 2019-2020 – « Brouhaha » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur

Suivent trois scènes qui évoquent le séjour de l’artiste au Cambodge sur les traces de Marguerite Duras. Elles sont précédées par une reproduction de la première et de la quatrième de couverture de Grand Mekong Hotel. La lecture de la note de présentation de l’ouvrage n’est pas sans intérêt.

Sur ce mur, l’accrochage se termine avec une série intitulée Carnet de bord (2011-2021)

« Ce sont des œuvres qui ont en commun pour support des journaux collectés au cours de nombreux voyages. On peut voir des paysages qui entretiennent une tension avec l’actualité et les événements du monde. (…) Tous les tableautins tentent de restituer les variations lumineuses éprouvées dans les loges traversées de villes éparpillées sur la surface de la planète : Istanbul, Tokyo, Hiroshima, Phnom Penh, New York, Buenos Aires, Gdansk, Montevideo, etc. » Jean-Christophe Norman (extrait du dossier de presse)

Jean-Christophe NormanCarnet de bord, 2011-2021 – « Brouhaha » au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur

À l’entrée du parcours, sur la droite, deux œuvres plus anciennes semblent un peu à part…

La première, La cara es una mezcla (2018), présente le plan d’une ville sur laquelle est tracé un itinéraire énigmatique. Dans le dossier de presse, Christophe Norman en donne la clé :

« Quand j’ai été invité à participer au long projet voyageur qu’a été Picasso Méditerranée, j’ai immédiatement et de façon intuitive songé à entreprendre une sorte d’épopée à la forme légère et presque invisible. Dans les discussions que nous avons eues avec les deux commissaires du projet, Émilie Bouvard et Camille Frasca en amont de cette “expédition”, on m’a rapporté une phrase célèbre qu’aurait prononcée Picasso : “Si quelqu’un assemblait les lieux qui ont été importants pour moi, cela dessinerait la forme du minotaure. » Ce jour-là, j’ai entendu ‘la forme de mon visage’ et non ‘la forme du minotaure’. Cela ne pouvait être plus idéal. Lecteur de Borges, je me trouvais comme plongé dans l’univers fantastique qui peuple ses récits.
J’ai reproduit les contours de l’autoportrait de Pablo Picasso figurant à la fin du livre de Pierre Daix (La vie de peintre de Pablo Picasso). L’autoportrait est reproduit le plus précisément possible par la marche, dans un ensemble de sept villes. Seule une partie de l’autoportrait est reproduite dans chacune des villes et c’est donc l’ensemble de ces sept villes qui fait fonctionner l’ensemble.
Le dessin présenté ici est la trace de ce très long périple méditerranéen. »

Un diptyque constitué de deux planisphères (Mundo Diffuso [Un monde flou], 2014) interpelle également le visiteur. La première est entièrement recouverte d’encre et de graphite. Sur la seconde, si l’on distingue encore le contour des continents, tous les éléments relatifs aux frontières, à la topographie ou à la toponymie ont été effacés…

Avec « Brouhaha », Jean-Christophe Norman présente une exposition à la fois fascinante et troublante où le texte, le livre et la littérature prennent des formes étranges où recouvrement et réécriture créent des espaces et des territoires singuliers où le temps semble avoir une autre dimension…
L’expérience qu’il propose mérite sans aucun doute un passage par le Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur. À propos de sa propre expérience, il confie :

« Elle vient naturellement, j’essaye de ne pas en faire un fardeau ! Je regarde du côté des personnages de Borges dans Le Livre de sable. Chaque fois que le lecteur ouvre le livre, il y voit une page qu’il n’avait jamais vue avant, de telle sorte que le livre est infini… »

Ce que l’on peut vivre au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur, n’est pas très éloigné de ce qu’il exprime dans ces quelques lignes…

Si son œuvre semble influencée par Borges, la marche est aussi un élément essentiel dans son travail : « Je crois que l’on écrit et que l’on dessine en marchant sans même le savoir. Ce sont des récits secrets qui pourtant sont visibles par tous »…

« Brouhaha » apparaît donc comme une sorte de prolongement à l’exposition « Des marches, démarches » qui avait été présentée par Guillaume Monsaingeon en 2020.

Le commissariat est assuré Muriel Enjalran et Pascal Neveux.

Une monographie (non lue et non consultée) est publiée par Manuella éditions. Elle rassemble des textes de Pascal Neveux, Ryoko Sekiguchi, Marjorie Micucci, Emil Sennewald et un entretien de Jean-Christophe Norman avec Julie Enckell.

En savoir plus :
Sur le site du Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur
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Sur le site de Jean-Christophe Norman
Jean-Christophe Norman
sur le site de la Galerie C

Les projets au long cours ont plusieurs temporalités. Celles de l’action à proprement parler, mais aussi le temps de la mémoire, celui du rêve ou encore le temps du retour. Il en découle un ensemble d’œuvres qui recomposent, chacune à leur manière, des paysages urbains, des traversées de mégalopoles éparpillées aux quatre coins du globe. J’aime bien l’idée que ces œuvres puissent entretenir un dialogue, des adhérences ou qu’elles rejouent des gestes comme des expériences urbaines d’action abouties ou de désœuvrement.

Je ne ressens pas le temps comme une entité chronologique ou comme une suite infinie d’évènements qui s’ajoutent les uns aux autres. Je le ressens plutôt comme un fleuve rythmé par des tourbillons, des vagues, des méandres, ou encore des débordements ou des assèchements.
Dans mon esprit, des lignes invisibles ou secrètes relient toutes sortes de lieux, d’évènements.

Je vois ces lignes tracées par des arpenteurs du monde. Cette infinité de lignes qui, derrière une apparence indéchiffrable, reflètent peut-être, à l’inverse, une sorte de clarté mathématique inépuisable.

Derrière le brouhaha apparent, se cache peut-être un langage universel, un monde bien différent de celui que nous pensons, chaque jour, appréhender.

Jean-Christophe Norman

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