Jules Perahim au Musée Cantini – Marseille

De l’avant-garde à l’épanouissement, de Bucarest à Paris


Jusqu’au 24 avril 2022, le Musée Cantini propose avec « Jules Perahim. De l’avant-garde à l’épanouissement, de Bucarest à Paris » de découvrir l’univers singulier et fantastique de cet artiste peintre dont l’œuvre reste mal connu en France.

Coproduite avec le MASC-musée d’Art moderne & contemporain des Sables-d’Olonne où elle a été présentée l’été dernier, l’exposition affirme « l’ambition de remettre à sa juste place l’œuvre de Perahim dans la diversité de la production artistique de la fin du XXe siècle ».

Après un bref propos introductif qui retrace rapidement l’itinéraire de Perhani, le parcours de l’exposition s’articule en deux séquences.

Les années roumaines proposent un regard passionnant sur une sélection d’œuvres réalisées entre 1930 et 1958. Cette section occupe les deux petits salons qui ouvrent sur le jardin et le début de la grande galerie. Les années parisiennes se déploient dans les autres espaces au rez-de-chaussée du Musée Cantini avec un exceptionnel ensemble (huiles, gouaches, dessins…) produit après son arrivée en France, en 1969.

La découverte des toiles et des œuvres graphiques de Jules Perhani est une merveilleuse surprise, un vrai moment de plaisir. La vivacité et l’humour de son trait, la virtuosité de sa technique et son univers énigmatique et poétique imposent sans aucun doute un passage par la rue Grignan.

Citant Alain Jouffroy, Gaëlle Rageot-Deshayes, Claude Miglietti et Xavier Rey concluent leur avant-propos au catalogue en soulignant que le parcours de Perhani nous invite à la « même disponibilité à tout ce qui peut survenir de merveilleux dans l’existence, le même amour de tout ce que le hasard peut offrir de plus surprenant […] à chercher le sens caché des choses, des événements et des signes qui aux yeux des autres en sont dépourvus ».

On y ajoute volontiers ces lignes empruntées à Michel Remy dans son texte « L’œuvre de Perhani ou l’athanor du merveilleux pour le catalogue :

« Perhani nous met en contact avec ce merveilleux, c’est-à-dire avec l’imaginaire dans le réel, ce qui n’est en rien une fuite de la réalité, mais bien une vision “sauvage” de celle-ci ».

Jules PerahimUne nuit de coton, 1984 ; Lumpenproletariat et aristocratie, 1935 ; Oiseaux possibles, 1975 et La Guerre africaine, 1974-1976

Cependant, l’accrochage proposé au Muée Cantini pour « Jules Perahim. De l’avant-garde à l’épanouissement, de Bucarest à Paris » est parfois un peu déroutant. Hésitant entre une construction thématique et chronologique, contraint par le respect des conditions de conservation préventives, notamment pour les œuvres graphiques, il finit souvent par privilégier les rapprochements formels et/ou poétiques.

Les deux sections sont introduites par un texte de Marina Vanci-Perahim. Le parcours est jalonné par des repères biographiques qui ne s’enchaînent pas toujours de manière chronologique, sans pour autant faire obligatoirement sens avec les œuvres à proximité. Il faut beaucoup d’attention et d’efforts pour tisser des liens entre ce qu’on peut lire et ce qu’on voit…

Après avoir surmonté un léger agacement, la puissance des œuvres et l’évidence de leurs rapprochements suffisent pour embarquer le regardeur. Sans rechercher un éventuel discours des commissaires, il suffit de déambuler à sa guise dans l’univers magique et mystérieux de Perahim, en laissant son esprit divaguer librement…

L’exposition est accompagnée par un remarquable catalogue chez Lienart éditions sous la direction de Gaëlle Rageot-Deshayes et Claude Miglietti. La très grande majorité des œuvres y sont reproduites avec une excellente qualité. Les essais sont signés par Michel Carassou, Serge Fauchereau, Michel Remy. Ils sont complétés par une anthologie de textes écrits sur Perahim par trois des poètes et critiques d’art amis de l’artiste : Alain Jouffroy, Édouard Jaguer et Petr Král. Biographie établie par Marina Vanci-Perahim.

Commissariat : Gaëlle Rageot-Deshayes (Directrice du MASC-musée d’Art moderne & contemporain des Sables-d’Olonne, Conservatrice en chef du patrimoine) et Claude Miglietti (Directrice du musée Cantini, Conservatrice en chef du patrimoine).

À lire, ci-dessous, quelques regards sur l’exposition accompagnés des textes introductifs de Marina Vanci-Perahim.

En savoir plus :
Sur le site du Musée Cantini
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À voir, ce témoignage de Marina Vanci-Perahim, veuve de Jules Perahim :

​Regards sur l’exposition « Jules Perahim. De l’avant-garde à l’épanouissement, de Bucarest à Paris »

​Les années roumaines

Texte d’introduction par Marina Vanci-Perahim :

L’éloge de la spontanéité et du non-conformisme de l’enfance (Alge), puis l’audace rimbaldienne, les troubles de l’adolescence régis par l’étrange combat d’Éros et de Thanatos (Rêve d’une jeune fille, La Mitrailleuse), un certain intérêt pour l’occultisme (Équilibre parfait) se succèdent rapidement dans la création du très jeune peintre, dessinateur et graveur. Lorsque l’époque se fait de plus en plus menaçante, la provocation et l’insoumission marquent la forte implication de l’artiste dans le combat contre le nazisme et ses complices (dessins de presse). Peintre de la  » matière grise « , Perahim sait imprégner l’atmosphère irréelle de ses œuvres d’une forte lucidité critique (Profil d’une morale, Jeu de beau-père). L’ancrage dans le rêve et la poésie revient au pouvoir dans la dernière exposition de Perahim avant que la guerre et son cortège d’horreurs ne dominent le monde. Après la Seconde Guerre mondiale ses convictions sincères et profondes d’un changement nécessaire de la société roumaine se voient ébranlées avec le temps par un climat hostile à la création libre. Pendant des années Perahim renonce à peindre, se soumet aux impératifs de la commande sociale, se réfugie dans l’illustration de livres, les arts décoratifs, ou la scénographie, tout en pratiquant pour sa « nécessité intérieure » des essais et recherches qui vont s’épanouir seulement après qu’il a refait sa vie en s’établissant à Paris.

Un peu plus d’une quarantaine d’œuvres (28 dessins et 16 tableaux) accompagnées de plusieurs publications rendent compte de l’activité artistique de Perahim entre le début des années 1930 et 1958 à Bucarest.

Les deux petits salons qui ouvrent sur le jardin témoignent de son travail jusqu’au milieu des années 1930.

À l’évidence, les conditions de conservation préventives ont imposé le regroupement des œuvres graphiques dans la première salle, à proximité des colonnes ioniques, là où l’intensité de la lumière peut être maîtrisée. À l’inverse, les toiles sont accrochées du côté du second salon où les fenêtres ouvrent sur le jardin. Ces contraintes obligent le visiteur à quelques va-et-vient pour reconstituer la chronologie du travail de Perahim.

Les dessins des années 1930-1932 montrent la virtuosité du trait de Perahim et l’inventivité de ses compositions. C’est notamment le cas pour les trois autoportraits avec lesquels débute l’accrochage et ceux de ses amis tels que Gherasim Lucas.

Deux vitrines et un riche ensemble d’œuvres graphiques présentent les collaborations de Perahim dans diverses publications (Unu, Alge) dont des revues parfois provocatrices (Muci, Pula) et politiques (Cuvântul liber, Pinguin). Il y croise souvent Victor Brauner et multiplie les contributions avec Ghérasim Luca.

Ces dessins illustrent sa verve, sa spontanéité, son non-conformisme, son humour et son engagement contre le capitalisme, le mouvement nationaliste fascisant de la Garde de fer et le nazisme…

Parmi ces caricatures, on peut citer Le pétroliste, Les insignes du pouvoir (1934-1935), Les uns qui montent, les autres qui descendent (la rue), Cauchemar, 6 septembre 1936 (1936) ou encore Spania (1937) et un curieux collage photographique (La ville désenchantée, 1938)…

Plusieurs œuvres évoquent sa première exposition personnelle de dessins, aquarelles et toiles en avril 1932 à Bucarest que la critique de l’époque qualifia de « surréaliste, énigmatique, voire métaphysique » (Autoportrait avec plume, L’Herbe à l’aube, Ghérasim Luca, La vie antérieure (ou Bébé, valet de cœur), Rêve d’une jeune fille, Todentanz).


D’autres ont été peintes l’été suivant chez son ami le poète Géo Bogza, partisan de « la réhabilitation du rêve » (Équilibre parfait, Un peuplier traverse la mer, la Mitrailleuse).

Certain·e·s ne manqueront pas d’y voir (peut être un peu trop vite) quelques proximités avec Dali, Tanguy ou Magritte…

L’évocation de ces années roumaines se poursuit au début de la grande galerie avec d’un côté un ensemble de toiles présentées lors de sa seconde exposition personnelle à Bucarest en 1936. La charge contre le fascisme et ses complices est sans concessions (Conseil d’administration, Lumpenproletariat et aristocratie, Jeu de beau-père, Profil d’une morale).

En face, on comprend avec difficulté la présence de L’Herbe à l’aube (1932) qui aurait logiquement dû trouver sa place au début du parcours… Cette toile côtoie une œuvre dont le titre semble indiquer l’imminence de la catastrophe (Avant l’orage, 1939).


Une vitrine surmontée d’une gouache évoque très brièvement les activités de Perahim entre 1938 et 1968 pendant lesquelles il arrête de peindre et se consacre à l’illustration de livres, à la scénographie et aux arts décoratifs (Proverbes et dictons de Geo Bogza, 1957 ; Esquisse de décors pour Oedipe de Georges Enesco, 1958 ; Projet de scénographie pour La tragédie optimiste de Vichnesvski, 1962).

​Les années parisiennes

Texte d’introduction par Marina Vanci-Perahim :

Pendant près de quatre décennies à partir de son installation en France, l’œuvre dessiné ou peint de Perahim semble plus onirique et moins ancré dans l’actualité immédiate. Quelques accents ironiques, voire critiques, sont perceptibles dans des tableaux comme Le Missionnaire (1972), peint après son séjour en Afrique, ou Le Discours (1978), écho aux verbiages présents dans les palabres des élus.
Mais la pensée de Perahim est surtout nourrie par le savoir de son temps (lecture passionnée de Lévi-Strauss, de quelques lectures des astrophysiciens, comme des auteurs qui nous avertissent de la destruction de l’équilibre écologique et de la fragilité de notre planète). Il est évident que le « militantisme » des œuvres des années 1930 a laissé place à une  » transgression poétique du réel », comme l’écrivait son ami le poète Petr Král.
Après tant de rêves brisés, d’espoirs déçus, de révoltes exprimées ou refoulées dans la première période de sa vie, vivre selon ses désirs d’ »amour et de poésie » (Paul Éluard), dans un pays libre, lui a permis d’aborder le monde avec davantage de sagesse. Les conseils de Spinoza, que Perahim récitait (en latin !) depuis sa jeunesse, semblent désormais le guider : « Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, seulement comprendre.  »
« La présence dans mon œuvre d’un monde où animaux, végétaux, éléments mécaniques et anthropomorphiques se réunissent dans de vraies “noces chimiques”, c’est ma manière consciente (ou inconsciente) de désirer une harmonie universelle « , écrit-il en 1985 dans le catalogue de l’exposition Arte e Alchimia. Et dans ses grands paysages, jeux subtils entre apparence et apparition, entre réel et imaginaire, à côté d’une nature reconnaissable, Perahim rend visibles les forces d’un monde invisible. Il atteint ainsi « ce point de l’esprit » où des notions habituellement contradictoires « cessent d’être perçues contradictoirement » (André Breton).
Perahim accomplit sa révolution du regard, renonce à « transformer le monde  » et rêve seulement de l’apprivoiser, de le réenchanter.

Un peu moins de 80 œuvres dont une majorité de tableaux occupent les autres espaces au rez-de-chaussée du Musée Cantini.

Dans la galerie :

Sur la gauche de la grande galerie, une première séquence rassemble cinq toiles peintes entre 1975 et 1980. Elles évoquent les deux voyages en Afrique qui ont durablement marqué Perahim, le conduisant, si l’on en croit Michel Rémy, « de la fable au mythe »…

L’accrochage se construit autour d’un face-à-face entre Discours baroque (1980) et Le Discours (1978) où l’on perçoit un regard teinté d’ironie et de moquerie.

Sur leur gauche, un troublant et grotesque Le Sein-Père (ou Le Chamane) de 1979 fait pendant à leur droite aux Oiseaux possibles de 1975 et aux énigmatiques Les animaux d’Euclide de 1977.

À l’exception des Oiseaux possibles de 1975, peint au retour d’un séjour en Tunisie sur les traces de Klee et Kandinsky, il est difficile de déceler les liens entre les autres toiles et ses voyages en Afrique australe en 1972 puis à nouveau en Zambie en 1975…

Cette séquence « africaine » se prolonge dans la seconde partie de la galerie avec un hiératique Missionnaire de 1972. Elle se poursuit avec trois tableaux mystérieux et fascinants (La Reconstitution, 1974 ; Pont neuf, 1977 et Vendeur de Lune, 1979) et se termine avec un splendide et ironique diptyque (L’École de Fontainebleau -Lusaka I et II, 1973).

Sur la droite de la galerie, l’accrochage invite le visiteur à un saut dans le temps et l’espace.

Du côté de l’entrée, quatre toiles de la seconde partie des années 80 le conduit dans des paysages sans figures où des maisons angoissantes et effrayantes semblent s’extraire de leur environnement (La Cité interdite, 1992 ; Fin d’été, 1988 ; Maisons à vendre, 1989 ; L’ange du foyer, 1988).

Au-delà de la fenêtre, une séquence onirique et surréaliste commence avec une magistrale Nuit de coton (1984) qui parait prolonger ce qui se tramait avec L’ange du foyer (1988).

Elle emmène le visiteur vers des œuvres de plus en plus anciennes où des lambeaux de rêves pourraient s’entremêler et cacher des désirs inassouvis (Portrait du grand-père, 1974 ; Cachée dans un oiseau, 1976 ; L’animal ange, 1970 ; La nuit dans la forêt, 1970).

On comprend alors qu’il ne faut pas rechercher un quelconque propos curatorial, mais se laisser porter au gré des séquences qui font s’enchaîner…

Dans la grande salle :

La vaste salle du rez-de-chaussée a conservé la cimaise mise en place pour l’exposition « Ici, Là » de Gérard Traquandi et qui partage le plateau en deux volumes. Deux autres, de dimensions plus modestes, ont été ajoutée sur les côtés du deuxième espace. Si elles augmentent un peu la surface d’accrochage, elles limitent un peu plus la pénétration de la lumière du jour et contribuent un peu plus au respect des conditions de conservations pour les œuvres sur papier.

Face à l’entrée, trois grands formats prolongent la séquence « africaine » initiée dans la galerie. Sur la droite, La Traversée du désert (1987) nous engage à suivre une étrange caravane composée de « formes incomplètes, lambeaux de corps déchirés, méconnaissables dans leur étirement et leur écartèlement »…

Si l’on répond à cette invitation, on découvre un premier enchaînement de quatre toiles qui débute avec le mystérieux tableau La naissance d’Il n’y a pas (1974) dont les résonances alchimiques et le fond rouge se retrouvent de l’autre côté de la salle dans Vingt-huit visibles (1977). Les deux œuvres n’auraient-elles pas mérité d’être rapprochées comme dans le catalogue ?

Après cette galerie de « portraits » où l’on croise un Promeneur (1981) et des Compagnons d’Ubu (1977) qui ont laissé leurs amis sur le Pont neuf (1977), après être passé par le Boulevard de la lune (1977), on arrive au coin d’une rue où commence un univers plus urbain.

Après nous la ville (ou l’Après-Ville) de 1984 nous amène Autour du grand fourneau (1985), en longeant un parc où, derrière un mur, un Souvenir imprécis d’une saison (ou Embarquement pour Cythère) de 1984 nous fait passer par un étrange paysage de neige (Il neige, 1987) et une Citadelle pour une archéologie future (1984).

Au fond de la salle, l’accrochage propose un ensemble exceptionnel de paysages fantastiques peints dans les années 1980.

Dans son essai pour le catalogue, Michel Rémy consacre sous le titre À flanc d’abîme, le merveilleux plusieurs lignes à l’analyse de ces six tableaux. Il écrit notamment :

« Les lieux parfaitement reconnaissables deviennent des non-lieux tellement ils deviennent inséparables d’une combinaison de forces secrètes, animales, végétales, minérales qui les investissent et qui, à rebours, nient leur “reconnaissabilité” ».

Toutes ces toiles sont des passages vers le merveilleux, des failles « ouvertes dans une réalité conventionnelle avec les conséquences que cela implique ». C’est particulièrement le cas dans Promenade sur une ligne conventionnelle (1986), dans Paradis sans hommes (1986) ou encore dans L’Arbre à voile (1988).

Dans cet espace protégé de la lumière naturelle, les commissaires présentent une riche sélection d’œuvres graphiques. L’Alphabet (1974) est un superbe album de lithographies qui combinent les 22 arcanes du tarot avec les 22 lettres de l’alphabet hébreu.