Raymond Depardon – Communes au Pavillon Populaire de Montpellier


Jusqu’au 24 avril 2022, Raymond Depardon présente « Communes » au Pavillon Populaire, une exposition où il propose une large sélection des images extraites d’un ouvrage publié fin 2021 par la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

En introduction à cet essai photographique, Raymond Depardon écrit :

« J’ai découvert au printemps 2020 la liste du “permis de Nant” répertoriant les 280 villages français destinés à être exploités pour l’extraction du gaz de schiste par une société pétrolière texane. Suite à une très forte mobilisation des habitants de ces territoires où vivent 500 000 personnes, le projet fut arrêté par décision de justice en décembre 2015. Au cours de l’été 2020, intrigué, je suis parti photographier ces villages avec ma chambre, au hasard des lumières et de l’architecture particulière de ces maisons de l’Occitanie ».

Son exposition s’articule autour de 32 grands tirages de cette série « Communes », accrochés au cœur du Pavillon Populaire, dans le vaste espace central dont les cimaises sont peintes d’un jaune intense. 20 photographies de dimensions plus réduites sont présentées dans les deux salles adjacentes qui ouvrent au fond, à droite et à gauche.

Pour « Communes », Depardon a réactivé en grande partie le dispositif qui l’avait conduit sur les routes dans les années 2000 pour La France de Raymond Depardon, un peu à la manière dont Walker Evans avait photographié les États-Unis au début du XXe siècle.

On retrouve dans « Communes », l’usage exclusif d’une chambre 20×25 et la frontalité des cadrages pour photographier des villages apparemment déserts où la présence humaine ne se révèle que par quelques indices… Pour La France, Raymond Depardon avait choisi la couleur, une lumière unique, neutre et douce. Il avait aussi très largement privilégié le format horizontal. À l’inverse, pour « Communes », il a pris le parti du noir et blanc et un format vertical pour « renforcer les vertus abstractives des architectures (…), dans les jeux angulaires d’ombres et de lumière ».

Raymond DepardonCausse-Bégon et Le Cros © Raymond Depardon – Magnum Photos

L’ensemble est impressionnant. Les images sculpturales de Depardon attirent le regard comme des aimants et imposent une forme de respect. Avec son œil perspicace, il réussit parfaitement à capter cette lumière singulière du Midi qui écrase et modèle ces villages, depuis la fin de matinée jusqu’à l’heure où la sieste s’achève…

Raymond DepardonSaint-Jean-de-Védas et Notre-Dame-de-Grâce, Gignac © Raymond Depardon – Magnum Photos

Loin des « cartes postales datées, poussiéreuses, nostalgiques, d’une France qui, décidément, n’est plus. Ces photographies racontent tout autre chose », écrit Salomé Berlioux dans « Un été suspendu », le texte très pertinent qui accompagne les images de Depardon dans l’ouvrage édité par la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

L’accrochage est très largement inspiré par la mise en page de cette publication avec toutefois quelques adaptations imposées par l’impossibilité d’exposer la série complète.

Raymond DepardonAulas et Hameau de la Muse, Mostuéjouls © Raymond Depardon – Magnum Photos

Les tirages produits par le laboratoire Dupon à Paris sont naturellement irréprochables. Les grands formats (100×125 cm) ont été imprimés sur du papier jet d’encre Ultra Smooth Hahnemühle. Les plus petits sont tirés par contact de format 20 x 25, échelle 1 des négatifs sur du papier baryté. Le travail d’encadrement (Didier Le Tumelin, atelier CIRCAD, Paris) est également remarquable. L’utilisation de verre antireflet et un réglage millimétré de l’éclairage (Christophe Guibert et Valentin Bene) offrent un confort et des conditions d’exposition comme on n’en rencontre que trop rarement.

« Communes » reprend le dispositif qui avait fait le succès de La France de Raymond Depardon à la BNF en 2010. Autour du vaste espace où sont exposés les grands tirages de la série, les petites salles à droite et à gauche montrent les coulisses du projet, les préparatifs du voyage, le matériel utilisé…

Raymond DepardonCommunes au Pavillon Populaire – Vue de l’exposition. Photo 1 et 3 © Mathilde Bozier pour l’Agence out of frame

On y découvre aussi les liens anciens que Depardon entretient avec le territoire et ses paysans avec notamment trois superbes séries de photos personnelles en noir et blanc tirées sur du papier RC plastic. L’engagement de Depardon à l’égard des paysans et de la ruralité est également évoqué à travers la diffusion de Paysans, extrait du film « Un moment si doux » (2013) et celle de sa conversation avec Clément Chéroux (MoMA) à propos de son livre Rural.

Raymond DepardonCommunes au Pavillon Populaire – Vue de l’exposition

« Communes » s’inscrit dans le prolongement d’un cycle consacré en 2021 par le Pavillon Populaire aux problématiques environnementales. On se souvient d’y avoir vu avec agacement les spectaculaires « Eaux troublées » produites par le barnum technologique du canadien Edward Burtynsky, puiRaymond Depardon – Communes au Pavillon Populaire – Vue de l’expositions avec ennui les séries monotones prises au niveau de la ligne de flottaison par Andreas Müller-Pohle et rassemblées sous le titre « Mers et rivières »…

Au delà du fait que « Communes » évoque un territoire proche de Montpellier, l’attention de Depardon à l’espace et aux gens qui y vivent, son rapport à la photographie donnent à cette exposition une toute autre dimension que celles qui l’on précédée au Pavillon Populaire.

L’importante fréquentation que connaît « Communes » depuis son vernissage montre à l’évidence la pertinence de son propos…

La découverte de cet essai photographique est absolument incontournable.

VVisites guidées en famille le mercredi à 16h. Visites les vendredis (16h), samedis (11 et 16h) et dimanches (11 h). Ce programme vient d’être enrichi par des visites Déclic tous les mardis à 16h et des visites Focus le dimanche à la même heure.

Catalogue « Raymond Depardon, Communes » aux Éditions Fondation Cartier pour l’art contemporain (45 €). Texte remarquable de Salomé Berlioux, fondatrice et directrice générale de l’association Chemins d’avenirs qui informe, accompagne et promeut les jeunes de la France périphérique.

Commissariat de Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire.

Cette exposition s’inscrit dans une riche actualité autour de Raymond Depardon.
En effet, depuis le 8 février et jusqu’au 17 juillet, l’Institut du monde arabe présente « Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019. Raymond Depardon / Kamel Daoud » qui propose un témoignage unique sur l’Algérie en 1961 puis en 2019, à travers le regard des deux artistes. Jusqu’au 10 avril prochain, Depardon expose également huit séries photographiques, deux films et l’intégralité des livres qu’il a publiés dans La vita moderna pour Triennale Milano avec la complicité de Jean-Michel Alberola et le soutien de la Fondation Cartier.

À lire, ci-dessous, quelques regards sur le parcours de l’exposition et le texte d’intention de Gilles Mora, directeur artistique du Pavillon Populaire et commissaire de l’exposition.

En savoir plus :
Sur le site de la Ville de Montpellier
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​« Communes » : Regards sur le parcours de l’exposition

Le parcours de l’exposition commence sur la gauche du Pavillon Populaire. Après un texte d’introduction, une petite première salle présente une carte topographique et une carte routière annotées et utilisées par Depardon pour organiser sa campagne de prise de vue de la série « Communes ».

Ces deux documents sont accompagnés par une sélection d’images publiées en 2012 dans Repérages. Le photographe y évoquait son travail d’élaboration et de recherche lors de ses reportages et en particulier pour sa série La France avec laquelle « Communes » présente quelques analogies. Punaisés directement sur le mur, on peut lire sur ces clichés des légendes manuscrites telles que : acheter des cartes postales, faire des polaroids, prendre des notes, développer des films, faire des contacts ou encore acheter une chambre

Un peu plus loin, une première série de six photographies personnelles en noir et blanc, tirées sur du papier Resin Coated – RC plastic, évoquent les fêtes et les traditions. Elles ont été prises entre 1989 et 1996 à Sainte Eulalie de Cernon dans l’Aveyron à deux exceptions photographiées au Canet et à Béziers.

En face, une photographie couleur intitulée La douleur de Maillol, prise à Céret en 2009, est issue de la série « La France ».

Une seconde image couleur, réalisée dans le cadre de la mission photographique de la DATA en 1986, représente La Ferme du Garet à Villefranche-sur-Saône. Depardon y est né, il y a passé son enfance et découvert la photographie. Ce tirage accompagne naturellement les repères biographiques consacrés à l’artiste.

La seconde salle commence avec le matériel utilisé par Depardon : un appareil reflex (Nikon F de 1964) et la chambre avec laquelle il a travaillé (boîtier Deardorff 20×25, objectif Sinar Copal-n° 3, trépied, voile et chronomètre).

Sur la gauche, un tirage RC montre les deux fils de Depardon (Charles-Antoine et Simon) devant une chambre en 1993 pendant des vacances dans sa maison de Soumont.

Le reste de cette salle fait écho aux reportages de Depardon dans le monde rural.
Une série de quatre tirages en noir et blanc est consacrée à Colette et Jacques Verseils (2017), Louis Bres (1999), Raymond et Marcel Privat ainsi qu’à Monique Rouvière (1993) chez laquelle le photographe et sa femme ont plusieurs fois séjourné au Villaret.

Certains de ces habitants du Pont de Montvert en Lozère, devenus des amis, ont été « héros » de La vie moderne (2008), troisième chapitre de la Profils paysans après L’approche (2001) et Le quotidien (2005). Ces images sont prolongées par un exemplaire de La terre des paysans publié en 2008 qui rassemble une série de clichés prise pendant le tournage de sa trilogie.

L’ensemble est complété par la diffusion de Paysans, extrait du film « Un moment si doux » (2013)

La troisième salle expose une très belle série de 10 tirages RC jamais montrés. Ces photos de famille, prises en vacances entre 1989 et 1992 à Sainte Eulalie de Cernon (Aveyron), pourraient faire l’objet d’une prochaine publication.

En face, quatre grands tirages en couleur évoquent le projet La France. On y retrouve trois des images qui étaient exposées dans La France de Raymond Depardon à la BNF en 2010 (Façade du Parti Communiste Français, Le Vigan, Gard ; Resto, Le Bosc, Hérault et Café le Maracana, Bédarieux, Hérault).

La quatrième montre quatre vieux qui avec beaucoup d’humour prennent la pose devant la chambre de Depardon.

Ce portrait, entre sens interdit et bouteille de gaz, est le résultat du cliché que prend le photographe au début de la bande-annonce de Journal de France (2012) :

Commence ensuite l’accrochage de la série « Communes » avec une première salle qui présente 7 tirages par contact de format 20 x 25, échelle 1 des négatifs sur papier baryté.

Ils conduisent le visiteur vers le vaste espace central avec l’enchaînement des 32 grands formats que l’on a largement évoqués dans la première partie de cette chronique.

Une troisième séquence qui fait pendant à la première expose un deuxième ensemble de photographies de moyen format. Elles sont majoritairement consacrées à des villages assez proches de Montpellier et situés à l’ouest et au nord-ouest de la ville, à l’exception Campagnac plus éloigné.

Le parcours se poursuit avec la diffusion d’une longue conversation entre Depardon, Clément Chéroux, conservateur en chef de la photographie au MoMA, et Pauline Vermare, directrice culturelle de Magnum Photos à New York. Si cet entretien a pour objet la publication de son livre Rural, Depardon revient sur son itinéraire de photographe. On découvre comment il chemine depuis les toilettes pour dames dans ses Chroniques new-yorkaises, jusqu’à La Ferme du Garet à Villefranche-sur-Saône et à Rural

L’exposition se termine avec un dernier espace consacré aux multiples publications de Raymond Depardon.

Raymond Depardon « Communes » : Texte d’intention de Gilles Mora

Le 1er mars 2010, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, le Ministère de l’écologie, de l’énergie et du développement durable accorde à une société texane, et pour une durée de 3 ans, un permis de recherches de mines d’hydrocarbures, liquides ou gazeuses, dit « Permis de Nant ». Le périmètre d’exploitation concerné (4 400 km carrés) se situe dans le sud-est de la France, principalement en région d’Occitanie. Sont touchées près de 280 communes, et plus d’un demi-million d’habitants. Il s’agit donc d’un territoire aux ressources naturelles et touristiques majeures qui se voit ainsi menacé, région éminemment rurale (Larzac, Auvergne, Ardèche, Drôme, Hérault…) au tissu fragile. On sait la brutalité de l’exploitation du gaz de schiste : fractures géo- logiques et leur cortège d’effets secondaires fatals à l’environnement. La conclusion de ce projet est connue : une fronde et une mobilisation citoyennes menées par les mouvements écologistes et politiques de gauche, aboutit, en 2011, à l’abrogation du
« Permis de Nant », ensuite confirmée en justice en 2015. Il reste cependant, au sein des populations initialement concernées, un profond traumatisme, tant se trouvait mis en cause l’équilibre de ces communes rurales.

Au lendemain du premier confinement consécutif à l’épidémie de Covid, le photographe Raymond Depardon, durant l’été 2020, reprend son activité de preneur d’images après l’immobilisation sanitaire forcée : ce sera, dans un besoin de lumière et d’espace, l’exploration de ces villages de l’arrière-pays méditerranéen ayant échappé au désastre écologique du « Permis de Nant ».

Habitué à l’enregistrement photographique d’une France paysanne dans laquelle son origine l’enracine et dont, avec lucidité, il constate la fragilité autant que la résistance, Depardon ne pouvait mener un tel projet que dans l’état d’esprit qui est le sien : empathie à l’égard des villages visités, stratégie photographique de plus en plus contemplative, à tel point que cet essai photographique se situe à des lieues de son activité antérieure de reporter pour les agences Gamma, puis Magnum. Depuis les années 2000, Depardon paraît avoir migré des chaos de l’agitation civile, politique ou sociale, vers une temporalité bien plus retenue, celle des paysages et des traces rurales, qui fondent le contenu de son gros ouvrage Rural (2020), encore proche d’un reportage documentaire. À nouvelle vision, nouvelle technique. L’abandon partiel du petit format, emblématique du photo-journalisme, fait place désormais à la stratégie de la prise de vue scrutatrice de la chambre au grand format, de sa lenteur, de son cérémonial. Au modèle virevoltant du photographe de rue ou du reporter en mouvement perpétuel, pressés de marquer le réel à la culotte, se substitue l’observateur attentif, maître de son temps, face à une réalité plus intemporelle, celle que choisirent aussi bien l’américain Edward Weston, que l’allemand Albert Renger-Patzsch, dans une attitude contemplative devant les beautés du monde.

Communes relève à l’évidence de cette esthétique du statique, de l’immémoriel, que seule peut saisir avec justesse la pratique du grand format, redoublée, ici, par l’utilisation du noir et blanc, venu renforcer les vertus abstractives des architectures devant lesquelles Depardon s’est placé, dans les jeux angulaires d’ombres et de lumière. Cette délicatesse atavique, si propre aux climats méditerranéens, Depardon la célèbre à l’envi et dans un esprit de jubilation formelle, d’autant qu’elle a manqué s’engloutir de peu dans les abysses du « Permis de Nant ». Images sculpturales, nouvelles chez Depardon, qui paraissent écarter toute présence humaine. Ce serait une erreur de croire, pourtant, en un tel abandon volontaire, chez un photographe d’habitude attentif aux jeux sociaux de personnages hyper-médiatisés, comme à ceux d’acteurs modestes ou anonymes.

À l’encontre de son opus RuralCommunes paraît traiter du paysage, moins des hommes qui l’habitent. C’est qu’en bon balzacien, et en admirateur attentif d’un de ses grands modèles, Walker Evans, Raymond Depardon multiplie dans les images apparemment désertes de ces villages le relevé souvent subtil, mais toujours omni- présent, d’habitants quasi fantomatiques, dont un drap séchant aux fenêtres, la distribution de sièges de jardins dans une cour intérieure, un scooter abandonné au pied d’une maison, signalent une présence humaine discrète, mais insistante, bien que sournoisement menacée (combien de volets fermés dans les photographies prises par Depardon…). Les traces, ici, valent pour ceux qui les laissent, esprits religieux et profanes coexistent au travers des frontons d’églises et de mairies.

Plus que le compte-rendu nostalgique d’un territoire minéral et solaire dont, au lendemain de l’épreuve du premier confinement, il se sent encore plus proche, Communes de Raymond Depardon s’offre à lire tel un manifeste photographique, venu affirmer les vertus d’un renouveau contemplatif, paraissant toucher désormais tout un pan de la photographie contemporaine.

Gilles Mora, directeur artistique du pavillon populaire, commissaire de l’exposition.

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