Jusqu’au 16 avril 2022, le Frac Occitanie Montpellier accueille Thibault Brunet pour « Plus six minutes de lumière ».
Présent dans la collection, Thibault Brunet a participé à plusieurs expositions au Frac. On se souvient notamment de « Nouveaux territoires de l’image » en 2015 puis de « Escape » en 2018 où il avait présenté une mystérieuse et inquiétante image (Sans titre #14 de sa série « Territoires circonscrits », 2016) que l’on retrouve ici en introduction à l’accrochage.
Ce grand tirage jet d’encre de 136 sur 203 cm est assez emblématique du travail de Thibault Brunet. À partir de nuages de points enregistrés à 360° par un scanner tridimensionnel de type LiDAR que la société Leica Geosystems met à sa disposition, Thibault Brunet construit d’étranges paysages… Le titre choisi pour l’exposition Plus six minutes de lumière renvoie aux six minutes d’initialisation de l’appareil…
À propos de la série « Territoires circonscrits », le site de l’artiste précise le protocole et les enjeux de sa pratique :
« Dépassant la simple copie, Thibault Brunet se sert de ce matériel de pointe pour poser les bases d’un espace qu’on pourrait penser dessiné. Le réel passé au filtre de l’appareil donne en effet naissance à un univers distordu, fantastique, qui s’estompe progressivement avec les limites de la machine : elle scanne le paysage avec une portée de 150 mètres, ne détecte pas les volumes transparents, tels les nuages ou l’eau, et enregistre en deux temps les formes et les couleurs. Ainsi, la mer réduite à son écume n’est plus que maille numérique, les feuilles d’arbre prennent la couleur du ciel par décalage du récolement, et tout cet univers semble émaner du cœur d’un trou noir. Au même titre que le soleil rayonne sur le monde, ici c’est l’instrument qui rend les choses visibles.
Il installe ce système numérique comme nouveau référentiel de représentation et renverse les systèmes solaire et analogique. En cela, Thibault Brunet aborde le champ de la science-fiction. Il donne à voir le pouvoir de la machine sur notre perception du réel, anticipe sur les transformations du monde et questionne sur ce qui restera de nos relations à notre environnement ».
Dans l’espace d’exposition du Frac, plongé dans la pénombre, l’imposante projection Soleil Noir (2019) occupe un long pan de mur et mobilise 4 ou 5 vidéoprojecteurs.
Elle enchaîne des animations réalisées à partir des nuages de points de plusieurs enregistrements de la série « Territoires circonscrits » (Sans titre 09, 2019 ; Sans titre 10, 2017 ; Sans titre 12, 2019 ; Cercle Cité, 2019, etc.).
Les plans, souvent énigmatiques, oscillent entre visions cauchemardesques et oniriques convoquant des souvenirs troubles de scènes de film, de rêves angoissants et fantasmagoriques.
Un des mouvements de caméra particulièrement réussi débute dans le sous-sol d’une forêt avant d’émerger dans une futaie de conifère qui pendant un instant prend les aspects d’un feu d’artifice…
La boucle vidéo révèle plusieurs moments étranges comme la séquence où l’on aperçoit l’enveloppe de l’artiste et celle de son assistant. À signaler également un fascinant enregistrement oublié sur disque dur de l’appareil où la machine avait capturé son reflet dans un miroir avant de passer à travers…
En face, huit photographies d’une série intitulée également Soleil Noir (2018) font écho à la boucle vidéo… On suppose que les nuages de points de leurs enregistrements ont été utilisés pour créer certaines animations de la projection.
On notera la qualité des impressions jet d’encre sur papier Hahnemüle Fine Art ou sur papier Epson Fine art coton smooth bright, contrecollées sur Dibond avec verre antireflet.
Dans la boîte noire laissée en place par « Bilan plasma » pour l’installation Crépuscule rocheux de Valentin Martre, Thibault Brunet présente Ault (2019), une édition hors-norme en deux volumes. Produite en collaboration avec Mille Cailloux Éditions, cette œuvre singulière a été lauréate du Prix Révélation Livre d’Artiste 2019 MAD-ADAGP.
Le site de l’artiste fait la description suivante de cet ouvrage qui représente la falaise de Ault dans La Manche :
« C’est avec un laser de télédétection qu’il en a capturé les reliefs depuis un long traveling in situ jusqu’à la modélisation 3D.
Des relevés de milliers de points aux plus de deux mille vues recomposées, Ault déploie ensuite la roche dans la dimension d’un livre relié, page après page. La tranche de Ault est sculptée comme une pierre de taille travaillée en surface et dévoile les aspérités de la pierre. Les milliers d’images compilées deviennent alors comme les strates d’une roche sédimentaire. De creux en arêtes, on avance dans le noir de l’encre des images imperceptibles, hypnotisé par les détails d’un relief qui a soudainement tout perdu de sa froide minéralité.
Ault est tout à la fois une manière de vivre la limite du paysage, à porter d’une caresse de la main, et de réaliser notre incapacité à saisir l’immensité du monde par delà les facultés de nos outils de captation ».
Face à cette édition captivante, un papier peint recouvre le mur. Il expose une image de la falaise de Ault.
Avec « Plus six minutes de lumière », Thibault Brunet nous invite à réfléchir à la perception et la représentation du monde par les capteurs numériques tels que ces scanners tridimensionnels de type LiDAR. Utilisés en topographie, pour la cartographie, la construction ou le génie civil, ils peuvent aussi équiper des drones civils et probablement militaires…
Dans les circonstances actuelles, les images et les séquences de « Plus six minutes de lumière » produisent un sentiment d’angoisse et d’anxiété… On en sort un peu groggy avec le souvenir lancinant des personnages fantomatiques sur la plage de Bretagne que montre Sans titre #14. Comment ne pas penser aux ombres spectrales d’Hiroshima et à celles qui pourraient bientôt surgir ailleurs ?
Thibault Brunet – Sans titre #14, 2016 (Détails) – Plus six minutes de lumière au Frac Occitanie Montpellier – Détail
« Plus six minutes de lumière » est la première exposition de la programmation anniversaire du Frac Occitanie Montpellier qui fête cette année ces 40 ans.
À lire, ci-dessous, la note d’intention de Emmanuel Latreille, directeur du Frac Occitanie Montpellier et commissaire de l’exposition.
En savoir plus :
Sur le site du Frac Occitanie Montpellier
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Sur le site de Thibault Brunet
Thibault Brunet sur les sites des galeries Binôme (Paris) et Heinzer-Reszler (Lausanne)
« Plus six minutes de lumière » : note d’intention d’ Emmanuel Latreille
Présent dans les collections du Frac Occitanie Montpellier depuis 2013, Thibault Brunet explore les représentations de l’espace que permettent ce que l’on nomme les «nouvelles technologies». Après avoir exploité les images de jeux vidéo, en les vidant de toute présence pour dégager des paysages énigmatiques tenant d’un équilibre subtil entre fiction et réalité (Untitled #1, 2, 4, 5, 8, 2011, collection du Frac), il se consacre depuis 2015 à l’enregistrement du monde au moyen d’un lidar (scanner 3D).
Opérant sur le mode d’une mission photographique classique, il a ainsi parcouru de nombreux littoraux ou des forêts avec son équipement new-age, aussi paradoxalement encombrant que les objets qu’il génère sont immatériels. La série « Territoires circonscrits » (dont la #14 a été acquise par le Frac en 2017) est le premier grand ensemble – classiquement photographique – que Brunet a abouti à partir de ses instruments. Depuis, un double livre-sculpture (Ault, Prix de l’ADAGP 2020), des films et même des tapisseries ont été produits avec ces moyens qui renouvellent les façons de capturer le réel : n’en transforment-ils pas l’appréhension en démultipliant les points de vue possibles à partir des données numériques enregistrées, ce qui permet d’excéder les seuls déplacements physiques du regardeur ?
On pourrait dire que la technologie rend doublement maître de l’apparence : il y a celle qu’offre le corps, en toute nécessité présent dans toute forme d’enregistrement du sensible, et celle qu’offre la technique, qui est comme une « augmentation » imaginaire possible à partir de ces coordonnées immatérielles que sont les « nuages de points » obtenus par un laser 3D à 360 degrés. Indéniablement, il y a quelque chose de « plus », qui se dégage de la technique, à condition toutefois que l’imaginaire artistique sache s’en emparer et le mettre en formes concrètes, dans une densité inédite (et paradoxale, mais seulement… en apparence !).
L’exposition Plus six minutes de lumière (six minutes étant le temps de mise en route du lidar de l’artiste) offrira donc plusieurs œuvres résultant des recherches de Thibault Brunet. La perception « classique » d’un spectateur immobile, mais aussi les rapports d’échelle entre le corps humain et le paysage, seront soumis à autant de questions : autrement dit, les conventions de notre relation à l’espace extérieur du monde (représentés ici par une falaise, une forêt et quelques lieux de vie et de travail) connaîtront de modestes mais indéniables renversements…
Ils pourraient entraîner aussi notre espace intérieur, tant nous savons que l’un et l’autre sont liés, et cousus des mêmes fils insaisissables avec lesquels notre propre instrument psychique élabore sans cesse l’enveloppe du monde où nous nous mouvons.
Emmanuel Latreille
Directeur du Frac Occitanie Montpellier
Commissaire de l’exposition