Les tomates fleurissent aussi en hiver à la Galerie de la Scep – Marseille


Jusqu’au 19 mars 2022, la Galerie de la Scep présente dans « Les tomates fleurissent aussi en hiver » une sélection très intéressante d’œuvres de Victoire Barbot, Victoire Decavèle et Clara Nebinger. Une fois de plus, Diego Bustamante et Aude Halbert proposent un commissariat inspiré où la peinture domine avec un accrochage qui joue subtilement « d’attitudes cousines et parfois antinomiques »…

Entre Misesemble et Misenboite, parfois avec une Miseaplat, il est presque toujours question de mise en scène dans le travail que présente Victoire Barbot
Avec un singulier sens de l’espace, une remarquable économie de moyens, elle interroge avec insistance le regardeur sur ce qu’exposer veut dire et l’interpelle sur la manière dont on peut faire étalage… On se souvient avoir vu, ici ou là et notamment à l’occasion de sa résidence à Arstérides en 2016, les équilibres fragiles de ses Misensemble où se combinaient souvent des matériaux de rayonnage (grilles, cornières, équerres, étagères, plaques de verre et tissus).

Dans les sept dessins de sa série  « Misenboite  » accrochés au rez-de-chaussée de la Galerie de la Scep, les volumes qu’elle conçoit et trace avec minutie sont occupés par des objets soigneusement rangés dans leur boîte. Parmi ceux-ci, on note la présence de rouleaux de tissu, de plaques de verre, d’étagères, de branches, de paquets mystérieux…

Celles et ceux qui ont rencontré ses « Misensemble » comprendront qu’il s’agit là probablement de l’archivage imaginaire (?) de ses sculptures… Mais cette collection conservée avec minutie sur des feuilles de papier coloré n’est-elle pas aussi une exposition en kit, en devenir, en transit ? 

Au sous-sol, une imposante installation circulaire (Sans titre pour drapés, 2022) fait littéralement obstacle au visiteur et l’oblige à longer avec précaution les murs pour circuler dans l’espace. Les rouleaux de tissu, suspendu d’un côté par un fil de pêche, paraissent s’être échappés de l’étal d’un marché pour tenir ici une mystérieuse assemblée. 

La présentation des toiles à l’envers interpelle… Faut-il comprendre cette installation comme une interrogation sur la peinture, sur ce qui y fait motif et notamment sur l’exercice académique du drapé ? Ainsi que semble le suggérer le titre… 

Est-ce une éventuelle mise en question de l’héritage du mouvement Supports/Surfaces ? 

Ce conciliabule de rouleaux de tissu débat-il sur la manière et l’intérêt d’accrocher des toiles peintes sur un mur et dans un espace ? 

Sur la droite, Sans titre pour autoportrait (2016) montre un dessin au crayon de couleur délicatement scotché par de fines bandelettes de papier kraft dans un espace oblique, légèrement esquissé sur une feuille A4 protégée par un verre. Les plus attentifs distingueront dans le camaïeu de verts pâles, les silhouettes de petites fleurs qui ressemblent à des bleuets…

Il faut l’intervention du galeriste ou de sérieuses connaissances dans l’histoire de la céramique au XVIIIe siècle pour savoir que ce motif floral cher à Marie Antoinette s’appelle un « décor de barbeaux » et comprendre ainsi le titre donné à cette feuille… Par son cadrage et sa perspective, ce dessin ne manque pas d’interroger l’espace d’exposition. 

La question de l’accrochage et particulièrement celle de sa fugacité et de sa fragilité sont au cœur des trois dessins rassemblés sous le titre Sans titre pour essai de velours (2016). Trois étoffes que l’on suppose en velours sont délicatement représentées au bas de chaque feuille. On notera le soin apporté au traitement des drapés. Au-dessus de ces tissus qui semblent s’être effondrés, des morceaux de sparadrap marquent l’emplacement où ils auraient pu être fixés. Les cadres sont eux-mêmes accrochés au mur avec des bouts de scotch dans l’attente d’une probable chute… 

Il y a quelque chose de vertigineux dans cette mise en abîme de l’accrochage et dans la manière avec laquelle ces trois modestes dessins interrogent la fragilité de l’exposition… 

Discrètement posée au sol, en partie cachées par un poteaux, deux œuvres sur papier (Sans titre (boobs), 2021) évoquent une rencontre de l’artiste avec une femme atteinte d’un cancer du sein…

Si Victoire Barbot ne cesse d’interroger l’exposition et ce dont la peinture est faite, Victoire Decavèle et Clara Nebinger sont assez loin de se préoccuper de la déconstruction du tableau. On pourrait rapprocher les toiles qu’elles présentent dans « Les tomates fleurissent aussi en hiver » à la Galerie de la Scep de ce que Romain Mathieu qualifiait de « peinture impure » dans un dossier publié dans artpress en février 2021. Dans le retour de la peinture sur le devant de la scène, souvent marqué par des démarches figuratives, il constate que « les pratiques abstraites sont largement représentées et associées aux œuvres figuratives »…

Dans les paysages de Victoire Decavèle et Clara Nebinger les frontières entre la représentation du réel et les motifs abstraits se troublent et paraissent assez floues dès que l’on passe un peu de temps à les regarder… Des confins où a souvent navigué, entre autres, Nicolas de Staël…

Victoire Decavèle expose deux grands formats appartenant à une série intitulée « Kay Pacha ».

Le plus récent (Kay Pacha n° 7, 2021) s’impose dès l’entrée dans la galerie par ces dimensions (250 x 300 cm) qui obligent le visiteur à s’engager dans la toile. Son second paysage (Kay Pacha n° 3, 2020) est accroché au fond d’un premier espace en sous-sol. « Protégé » par l’installation de Victoire Barbot (Sans titre pour drapés, 2022), son approche est plus progressive.

À propos de cette série, Victoire Decavèle écrit dans son portfolio :

« Kay Pacha vient du Quechua. Dans la mythologie Inca les Pachas: Espace-temporel, divisent en trois les différentes sphères du cosmos.
Uku Pacha: le monde d’en bas, sous la surface de la terre. Kay Pacha: le monde du milieu, monde perceptible celui des humains, de la faune et de la flore.
Hanan Pacha: le monde d’en haut, celui du ciel.

Un protocole de travail très simple. Je reprends sept dessins réalisés lors d’un voyage en Argentine en 2014.
Je les avais appelé dessins d’observation fantasmés, avec un processus de travail en deux temps. D’abord un dessin d’observation, ensuite plus tard, je le termine.
En 2019 j’ai commencé à les reprendre sur des grands formats 250×300 cm, en procédant une fois de plus en deux temps. D’abord reprendre succinctement les lignes du dessin, ensuite tenter d’amener la proposition ailleurs par la peinture.
Cela a donné lieu à des paysages découpés, dans une peinture parfois liquide, parfois gestuelle, où le travail de la matière, des transparences, des opacités, se fait à travers les passages, strate après strate.
J’aime penser que tout est lié, comme on ne peut penser l’esprit et le corps comme des choses séparées, l’espace sans le temps, la peinture sans la matière.
N’y aurait-il pas une pensée inhérente à la matière, à la couleur.
La couleur et l’espace, l’espace de la couleur, sans oublier le temps maître de la perception et espace de la matérialisation de la pensée.
À travers le paysage je vois la possibilité d’être avec et parmi
 ».

Dans son textes d’intention, Diego Bustamante ajoute :

« Le travail du paysage semble être un point de départ pour peindre et fragmenter le tableau. Ses peintures sont produites dans l’intention de ne jamais bloquer l’œil sur un point pendant trop longtemps, toute la surface est exploitée sans hiérarchie du regard.
Victoire Decavèle est impliquée dans une pratique active de la construction d’un tableau : elle fabrique ses couleurs à base de pigments, elle peint sur des toiles agrafées directement au mur, qu’elle monte ensuite sur des châssis qu’elle a fabriqués ».

Il y a aussi un côté très « séducteur » dans ces toiles qui renvoient à des souvenirs flous et imprécis de paysages peints. Certains morceaux de Kay Pacha n° 7 semblent emprunter un peu aux aquarelles de Cézanne et notamment à celles de la Collection Planque comme Environs d’Aix ou La montagne Sainte-Victoire vue des Lauves

Parfois, le rapprochement magnétique des teintes dans Kay Pacha n° 3 flirte avec une forme de corruption par la couleur qui pourrait évoquer la facilité de certains paysagistes de Provence…

Dans la seconde salle au sous-sol, une toile récente (llôt n°3, 2021), le ciel tourmenté montre un intérêt marqué pour une pratique gestuelle dans la fluidité et la transparence.

En face, une œuvre ancienne dont la couche picturale a été poncée (Pffiut n°1, 2021) témoigne-t-elle d’une nouvelle piste de recherche ?

Clara Nebinger privilégie le format vertical pour deux des trois œuvres exposées dans « Les tomates fleurissent aussi en hiver ».

Au rez-de-chaussée, elle utilise un enfoncement pratiqué dans l’épaisseur du mur à gauche de l’escalier pour peindre une fresque in situ intitulée Pensive bleue (2022). Le faible recul ne permet pas vraiment de voir la totalité des 4,25 m de ce paysage.

Pour l’appréhender, il faut alternativement lever et descendre les yeux. Dans son texte, Diego Bustamante remarque : « les formats et les cadrages témoignent cependant des nouveaux formats d’images sur téléphones mobiles, comme un réflexe, qui évoque cette redéfinition de notre façon d’appréhender l’espace et notre rapport au cadre ». Plus loin, il ajoute : « La lisibilité de ses images se situe dans une instabilité proche de l’impression que nous laisse une publication quand on scroll sur un réseau social ».

Contempler Pensive bleue impose de sans arrêt s’approcher, s’éloigner, se décaler, de faire circuler son regard sur la hauteur de la fresque pour percevoir les reflets changeants qui colorent les murs de la galerie.

Dans le premier espace du sous-sol, Extérieur à la chaise rouge, Belsunce (2021) représente un des paysages marseillais qui retiennent l’attention de Clara Nebinger.

Sur son compte Instagram, elle évoque ainsi cette toile :

« Les habitants et les bâtiments de Marseille semblent se maintenir dressés ensemble par la force d’une énergie humaine insomniaque.
Qu’est-ce qu’on essaye de faire ici ? Parler de notre société ? Parler de lieux ? Je constate que l’importance que je donne à l’espace qui nous entoure va au-delà de la Nature… Aujourd’hui nos paysages se font et se défont sans qu’on ne puisse avoir la moindre emprise sur ce qui est construit ou détruit. Tu te demandes toi si tu vas bien aimer la nouvelle façade de la bibliothèque l’Alcazar?
Moi j’ai vu une chaise rouge ce jour-là, peut-être que c’est complètement anecdotique, mais je la vois souvent et – au fond – elle me rassure. Elle veille sur ce monde qui ne m’appartient pas ».

Puis elle ajoute : « Pour ce qui est de la peinture en tant que telle : Francis Bacon dit de l’acte de peindre que c’est “un retour à la réalité en faisant un grand détour”, une idée picturale fondamentale – un énoncé simple, mais une multitude de possibles ».

Dans sa note d’intention, Diego Bustamante souligne :

« Ce n’est pas la figuration qui intéresse Clara Nebinger, mais plutôt ce moment où l’image disparaît pour laisser place à la peinture. Où l’équilibre entre le référent et l’espace pictural est incertain. Elle nous rappelle toujours que ce que l’on regarde est bel et bien un tableau ou une fresque murale ».

Sur le mur au fond de sa seconde salle, un format carré et un ciel rayé de bleu et de rose évoquent Saint-Charles, après la pluie (2021), vue depuis la montée vers le square Narvik…

Dans un bref portrait publié par des étudiant·e·s de l’ésban, Clara Nebinger ajoute : « Le paysage c’est aussi une traversée, un mouvement, ce n’est pas quelque chose de fixe… c’est ce qui est génial à essayer de reproduire picturalement parlant ».

En savoir plus :
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« Les tomates fleurissent aussi en hiver » : Note d’intention de Diego Bustamante

Victoire Barbot est née en 1988 à Dreux. Elle vit et travaille à Marseille. Depuis ses études aux Beaux-Arts de Paris (DNSEP 2014), elle continue ses recherches sur différents états possibles d’une même sculpture. Elle construit des agencements qu’elle nomme Misensemble en élaborant des équilibres précaires avec des matériaux collectés qu’elle emboîte, déploie et range dans l’espace. Puis elle les archive par le dessin et finit par les classer de nouveau en dessinant ses sculptures sous une forme rangée qu’elle renomme Misenboite. Victoire Barbot se nourrit de collections et classifications d’objets, matériaux, couleurs, surfaces, mots et histoires en interrogeant les notions d’espace, de sculpture et de peinture.

Victoire Decavèle est née en 1986 à Gleizé, elle est diplômée des Beaux-Arts de Marseille en 2011. Elle produit des peintures dans une tradition décomplexée et avec une grande appétence envers sa palette. Elle ne refuse aucune couleur. Le travail du paysage semble être un point de départ pour peindre et fragmenter le tableau. Ses peintures sont produites dans l’intention de ne jamais bloquer l’oeil sur un point pendant trop longtemps, toute la surface est exploitée sans hiérarchie du regard. Victoire Decavèle est impliquée dans une pratique active de la construction d’un tableau : elle fabrique ses couleurs à base de pigments, elle peint sur des toiles agrafées directement au mur, qu’elle monte ensuite sur des châssis qu’elle a fabriqués.

Clara Nebinger est née à Dreux en 1995, elle est diplômée des Beaux-Arts de Nîmes (DNSEP 2020). Elle réalise des tableaux, des dessins et des peintures murales. Dans une forme de peinture prenant le réel observé comme point de départ, Clara Nebinger témoigne de l’intérêt de la jeune génération pour le tableau figuratif sur châssis. Les formats et les cadrages témoignent cependant des nouveaux formats d’images sur téléphones mobiles, comme un réflexe, qui évoque cette redéfinition de notre façon d’appréhender l’espace et notre rapport au cadre.

La couleur, le dessin et les toiles ont pris place dans la galerie. Les trois artistes nous proposent une exposition picturale qui s’agence autour d’attitudes cousines et parfois antinomiques. Dans les trois cas, il y a ce rapport à l’expérimentation d’un paysage, d’un objet, d’un chemin, d’un espace. Ces expérimentations sont liées à ses voyages pour Victoire Decavèle, aux étals des marchés pour Victoire Barbot et à son récent déménagement à Marseille pour Clara Nebinger.
Les trois artistes prennent des points de départ différents pour travailler des notions propres au médium pictural. Victoire Barbot nous montre, dans son installation, ce geste initiateur de la peinture sur toile qu’est la première couche préparatrice. Par ce biais, elle recouvre en partie des motifs qui ont un écho avec l’histoire de la peinture. Cette installation est le fruit d’observations des étals de marchés qui tiennent avec peu d’éléments, de leur installation et désinstallation quotidienne et de la rapidité avec laquelle un moyen de subsistance se monte et se démonte. Victoire Decavèle et Clara Nebinger ne prennent pas le parti de déconstruire le tableau, au contraire, elles se posent la question de sa construction, de sa composition, de ses gestes. Ce n’est pas la figuration qui intéresse Clara Nebinger, mais plutôt ce moment où l’image disparaît pour laisser place à la peinture. Où l’équilibre entre le référent et l’espace pictural est incertain. Elle nous rappelle toujours que ce que l’on regarde est bel et bien un tableau ou une fresque murale. Les tableaux de Victoire Decavèle sont des espaces particuliers où plusieurs tableaux peuvent apparaître. Les grands tableaux de la série Kay Pacha font référence à la mythologie Inca où le monde d’en bas (Uku Pacha) et le monde d’en haut (Hanan Pacha) portent entre eux notre monde terrestre, comme si le format était à l’échelle de ces hors-champs. Elle peint des paysages, réels ou inexistants. Ce qui compte c’est la peinture, sa liquidité, sa transparence, ses agencements, sa couleur et toute la science qui l’accompagne. Techniquement sophistiqués, les grands tableaux de Victoire Decavèle se présentent dans l’exposition en vis-à-vis de dessins presque techniques de Victoire Barbot ainsi que de son installation de toiles évoquant le dénominateur commun des tableaux (la première couche), ce premier geste quasiment dénué de toute technique. Clara Nebinger ne souhaite pas se situer du côté de la contemplation ni du réalisme. La lisibilité de ses images se situent dans une instabilité proche de l’impression que nous laisse une publication quand on scroll sur un réseau social. Et pourtant ça n’a rien à voir, on s’approche, on se décale, on s’éloigne, on revient. On prend son temps. On prend une photo, on se rend compte que c’est moins bien que la réalité. Les trois artistes nous rappellent sans cesse que ce n’est pas ce qui est représenté qui compte le plus, mais bien la manière dont les objets fabriqués sont capables de rendre compte de l’instabilité de notre monde et son caractère transitoire. Les effacements, les recouvrements et l’utilisation faîte du vide et de l’absence, portent la possibilité de remettre toute construction en question tout comme ils portent le potentiel de construire sur ces territoires effacés, recouverts ou inexplorés.

Diego Bustamante, 2021

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