Mimicry-Empathy à la Friche la Belle de Mai

Caroline Achaintre • Armin Alian • BLESS • Ulla von Brandenburg • Susanne Bürner • Berta Fischer • Wiktor Gutt / Waldemar Raniszewski • Sofia Hultén • Annette Kelm • Jochen Lempert • Alexandra Leykauf • Sonya Schönberger • Anika Schwarzlose • Daniel Steegmann Mangrané • Vera von Lehndorff / Holger Trülzsch


Jusqu’au 5 juin 2022, Fræme présente « Mimicry-Empathy », une exposition très intéressante imaginée par Susanne Bürner dans le cadre d’un projet qui comprend également la projection d’une série de films, des conférences autour de la publication Mimicry-Empathy A Reader and Exhibition Document et un cycle d’ateliers. Ce projet évolutif a été initié en 2018 à la Fondation Lajevardi à Téhéran.

Avant de faire référence à un essai de Roger Caillois (Mimétisme et psychasthénie légendaire) et de citer le psychanalyste Gohar Homayounpour (Contre l’empath « isme »), Susanne Bürner commence sa note d’intention en déclarant :

« Prenant la biologie comme point initial, les œuvres de l’exposition explorent les processus mimétiques fondés sur la compréhension de l’autre et l’empathie pour son vis-à-vis. Elles présentent des techniques d’assimilation à un contexte donné ; abordent la dissimulation et la disparition d’animaux et d’êtres humains ; dupent notre perception via le trompe-l’œil ».

Elle la termine en soulignant :

« Les œuvres de Mimicry-Empathy négocient de diverses manières la formation des identités par le biais du mimétisme expérimental. Les visiteur·ses sont invité·es à découvrir des images de soi dans le miroir de l’exposition ».

Tout commence sur le palier du 4e étage avec l’installation en trompe-l’œil du duo Bless composé des designers Désirée Heiss et Ines Kaag.

Les deux couches de rideaux placés devant les fenêtres jouent malicieusement avec la perception du visiteur. Curtain with a view (2022) trouble son regard avec la duplication du paysage qui se dérobe sans cesse à chaque mouvement des voiles transparents…

Le plateau d’exposition est plongé dans une demi-obscurité. L’accrochage et la mise en espace s’articulent autour d’un vide central qui semble être placé sous la surveillance de Igor (2019), un imposant « masque-tapis » en laine tuftée de Caroline Achaintre.

Le texte disponible en salle nous apprend que « dans la fiction “Igor” est, par convention, le sobriquet d’un personnage archétypal souvent difforme et laid. Il est en charge des basses besognes d’un héros dont il constitue à la fois l’antithèse, mais également le double où transparaît sa part d’ombre. Il évoque l’idée du doppelgänger (“Sosie” en allemand), figure empruntée au folklore germanique, popularisé par les Frères Grimm, qui se présente comme la copie maléfique d’un individu, largement repris dans la littérature et le cinéma jusque dans la saga “Star Wars” »…

Au fond du plateau, l’œil est inexorablement attiré par une très grande sculpture qui semble flotter dans l’espace et scintille de mille feux…

Garmion, 2020 de Berta Fischer est composé de multiples facettes transparentes gravées au laser à partir de feuilles en acrylique qui sont ensuite ensuite modelées. Elles reflètent l’exposition et le visiteur qui y déambule…

Garmion paraît construire une relation de séduction ambiguë avec le spectateur. Comme les lumières nocturnes qui troublent les repères des papillons de nuit, cette sculpture iridescente et insaisissable captive et magnétise irrésistiblement le regard.

Sur la gauche, une seconde œuvre en verre de Berta Fischer (Yraminion, 2022) se réfléchit parfois dans les miroirs sérigraphiés de Alexandra Leykauf. Sept de ses Stick Men (2021) sont en effet installés au centre du plateau.

Les corps des visiteurs s’y reflètent dans l’espace démultiplié de l’exposition. Ils construisent une danse involontaire avec les images d’idoles d’un paganisme germanique grossièrement sculptées dans des troncs d’arbres…

Sur la droite, l’accrochage commence avec Expressions on a Face (1981) un diaporama d’une dizaine de minutes de Wiktor Gutt et Waldemar Raniszewski. L’enchaînement des visages peints d’adolescents montre comment des jeunes des années 80 forment « communauté » au travers d’une stratégie mimétique qui leur permet aussi de s’en démarquer.

  • Wiktor Gutt, Waldemar Raniszewski - Expressions on a Face, 1981 - Mimicry-Empathy à la Friche la Belle de Mai
  • Wiktor Gutt, Waldemar Raniszewski - Expressions on a Face, 1981 - Mimicry-Empathy à la Friche la Belle de Mai
  • Wiktor Gutt, Waldemar Raniszewski - Expressions on a Face, 1981 - Mimicry-Empathy à la Friche la Belle de Mai

Au revers de cette cimaise, trois photographies de Holger Trülzsch (Hörzing Grotto, 1971) montrent le corps de Vera von Lehndorff, mannequin star des années 60/70, couvert de boue dans une grotte humide. En se confondant avec l’environnement, Vera von Lehndorf se réapproprie son image…

Le texte de la feuille de salle suggère aussi que « l’image rappelle le mythe tragique d’Écho : une nymphe qui de chagrin se retire dans une grotte et voit sa beauté s’étioler jusqu’à ce que son corps devienne poussière. Parallèlement, cette sénescence renvoie au tabou de la détérioration du corps inhérent aux injonctions âgistes de l’industrie de la mode. L’œuvre de Vera Von Lehndorff et Holger Trülzsch interroge alors la fétichisation du corps féminin que le regard – masculin – porté sur ce dernier, opère »…

Une série de six tirages en noir et blanc de Jochen Lempert interrogent des stratégies de dissimulations mises en œuvre dans la nature.

Il faut un peu d’attention pour découvrir la présence de phasmes dans un premier diptyque (Phasmides, 2013) où animal et végétal semblent fusionner. Derrière le feuillage du Gingko (2014), on remarque la silhouette d’un être humain… Le second diptyque (Belladonna, 2013) rapproche la baie noire de la plante mortelle et l’œil d’un écureuil. Le poisson de untitled (Mimikry und Einfuehlung) serait-il un autoportrait caché du photographe ?

Cet ensemble de Lempert conduit assez logiquement le regard vers la vidéo Tank (2013) de Anika Schwarzlose puis vers sa série de 18 photographies intitulée Techniques of Redefining Boundaries, (2022).

Ces œuvres illustrent comment le mimétisme biologique a inspiré le domaine militaire pour dissimuler les soldats, cacher des cibles ou en détourner les assauts sur des objectifs factices… en employant parfois des artistes camoufleurs.

Un peu plus loin, Sofia Hultén se livre à une partie de cache-cache dans la zone grise et terne d’un espace de bureau où elle échappe au regard, mais ne disparaît pas. Les 9 minutes de Grey Area (2001) méritent sans aucun doute l’attention…

Sur le mur du fond, l’accrochage débute avec quatre compositions photographique dont un diptyque de Annette Kelm…

À l’opposé, la série Seide für V.B, A.P., B.D. und M.A., 2018 de Susanne Bürner est nettement plus convaincante. Des mains caressent et jouent avec de la soie blanche dans un trompe-l’œil qui trouble le regard.

La feuille de salle nous apprend que l’artiste s’est inspirée pour cette série du travail du psychiatre et photographe Gaëtan Gatian de Clérambault. Au début du XXe siècle, celui-ci théorisait ce qu’il appela « la passion des étoffes » dont le seul contact avec la peau suffirait à produire une exaltation incontrôlable…

En revenant vers l’entrée, on découvre face au Garmion de Berta Fischer, le superbe film Is a Golden St Haun and an Elderly Grey Moon, 2016 de Ulla von Brandenburg où un groupe de sept danseurs manipulent des draps de couleur dans l’espace d’un escalier entièrement blanc.

Au-delà de la puissance esthétique de l’œuvre, le texte de salle offre opportunément quelques clés de compréhension de l’œuvre :

« Le jaune, sur lequel s’ouvre et se clôt la vidéo, renvoie à la couleur du soleil mais aussi à celle du ridicule ou de la perfidie dans le champ théâtral, ou encore à celle de la corruption des syndicats en histoire politique. L’escalier convoque simultanément la symbolique de l’échelle sociale et celle de la Pyramide du Soleil, lieu dédié au culte dans la société Aztèque. Les mouvements des corps, rythmés par le son des percussions évoquent la scène d’un rituel d’échange et de don. Ce cérémonial renvoie à la notion de « potlatch » développée par Marcel Mauss : une cérémonie basée sur le don et le contre-don durant laquelle on s’échange des biens de valeurs symboliques équivalentes. C’est cette pratique qui permit aux colons de spolier les autochtones, qui, trompés et croyant en la bonne foi du « potlatch », échangèrent de l’or contre des bibelots. À partir d’une pratique culturelle détournée par les agents du capitalisme pour s’enrichir, l’artiste propose de questionner la propension de notre propre société néolibérale à la marchandisation ».

Le parcours se termine avec LOSS (2021), une installation photographique de Sonya Schönberger où l’artiste recouvre son visage avec les cendres de son amie décédée… Un miroir reflète ceux qui s’en approchent…

Avant de quitter le plateau, où en y entrant, le film Phasmides (2012) de Daniel Steegmann Mangrané montre le lent déplacement d’un phasme dans les formes d’un papier blanc qui constituent son univers.

Sur le palier, en se dirigeant vers le toit-terrasse, on découvre un décor mural de Armin Alian (Diverted Poem, 2022) qui entremêle peinture et photographie. L’artiste iranien évoque ainsi cette œuvre :

« Une vague change d’apparence pour devenir une ligne courbe, et la minute suivante, la ligne devient ombre. Le Soleil, converti en lignes opaques, et les montagnes se démultipliant encore et encore. Il s’agit d’un aller-retour permanent entre abstraction et figuration et entre les différents éléments d’un paysage, dans leur tentative d’établir une relation logique entre eux et de fabriquer une image. Ils changent constamment d’aspect et s’hybrident, encore et encore. Parviennent-ils finalement à former une image ? »

Armin Alian - Diverted Poem, 2022 - Mimicry-Empathy à la Friche la Belle de Mai
Armin Alian – Diverted Poem, 2022 – Mimicry-Empathy à la Friche la Belle de Mai

« Mimicry-Empathy » mérite sans aucun doute un passage par la Friche. La fluidité de son parcours et la lisibilité de l’accrochage exigent toutefois attention et réflexion pour apprécier toute la richesse de son propos.

À lire, ci-dessous, le texte de présentation de « Mimicry-Empathy » par Susanne Bürner.

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« Mimicry-Empathy » présentation par Susanne Bürner

Prenant la biologie comme point initial, les œuvres de l’exposition explorent les processus mimétiques fondés sur la compréhension de l’autre et l’empathie pour son vis-à-vis. Elles présentent des techniques d’assimilation à un contexte donné ; abordent la dissimulation et la disparition d’animaux et d’êtres humains ; dupent notre perception via le trompe-l’œil.

On pense généralement que ces mécanismes d’adaptation peuvent présenter un avantage pour l’organisme en question. Cependant, dans son essai « Mimétisme et psychasthénie légendaire », le sociologue Roger Caillois soutient que, contrairement aux idées reçues, les animaux se fondent dans leur environnement non pas pour leur propre bien, mais par désir mythologique de dissolution dans le monde. Les œuvres de l’exposition interrogent cette relation entre une intention pragmatique de devenir autre et la faculté de s’en émanciper. Après tout, une véritable empathie n’est viable qu’en l’absence de but. La capacité à faire cette distinction est la clé du développement d’une identité propre.

Le psychanalyste Gohar Homayounpour déclare dans Contre l’empath«isme»: “Le mot clé d’une véritable empathie réside dans la « séparation », dans la capacité essentielle à reconnaître la différence. Sinon, je ne fais qu’apprendre à vous connaître pour vous attaquer, pour vous manger. Car mon narcissisme insatiable a besoin d’être nourri encore et encore.”

Les œuvres de Mimicry-Empathy négocient de diverses manières la formation des identités par le biais du mimétisme expérimental. Les visiteur·ses sont invité·es à découvrir des images de soi dans le miroir de l’exposition.

Mimicry-Empathy est un projet qui peut prendre différentes formes selon les lieux où il est présenté. Montré pour la première fois en 2018 à la Fondation Lajevardi à Téhéran sous la forme d’une exposition accompagnée de projections, d’ateliers et de conférences, il a été suivi en 2020 par un livre éponyme. Le projet développera de nouvelles formes dans d’autres lieux.

Susanne Bürner

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