Regards sur La Ribaute, l’ancien atelier-résidence de Anselm Kiefer à Barjac


Depuis le début du mois de mai, La Ribaute, l’ancien atelier de Anselm Kiefer à Barjac est accessible au public.

Jusqu’à présent, seuls quelques privilégiés ont pu faire l’expérience d’une immersion dans les multiples espaces artistiques qui se développent sur les 40 hectares où Anselm Kiefer a vécu et travaillé entre 1992 et 2007.

De nombreuses images, vidéos, témoignages de rencontres avec Kiefer ont certes circulé sur ce lieu mythique auquel Danièle Cohn avait consacré une partie de son ouvrage Anselm Kiefer : ateliers publié aux Éditions du Regard en 2012.

Mais aucun ne permet d’exprimer réellement les moments singuliers, bouleversants et troublants que l’on peut y vivre face aux œuvres dans l’environnement où, pour certaines, elles ont été créées, sans aucune mise à distance.

Eschaton–Fondation Anselm Kiefer accueille jusqu’à la fin octobre avec une interruption en août des visites exclusivement accompagnées d’un guide les mercredis, jeudis et vendredis de chaque semaine. Les groupes sont limités à 18 personnes.

Si l’on regrette l’interdiction de prendre des photographies, on peut comprendre les autres contraintes imposées. On espère toutefois, pour les prochaines saisons, l’organisation de visites thématiques autour de certaines œuvres avec la possibilité de laisser le temps de la contemplation et de la médiation qu’exige le travail d’Anselm Kiefer.

Les lignes qui suivent traduisent quelques rapides impressions après les trois heures exceptionnelles passées à La Ribaute parmi les œuvres de Anselm Kiefer. Elles seront éventuellement complétées ultérieurement.

En attendant, on emprunte volontiers ces quelques lignes à l’essai de signe Camille Moreau pour Gagosian Quaterly : « L’expérience est primordiale : trop grande pour être simplement regardée, trop dynamique pour être parcourue, trop dense pour être lue définitivement, La Ribaute est à vivre. Transitive, elle transforme »…

En savoir plus :
Sur le site de Eschaton–Fondation Anselm Kiefer
À lire sur le site de la galerie Gagosian, deux essais (en anglais) récemment publiés dans Gagosian Quaterly : Anselm Kiefer: Architect of Landscape and Cosmology de Jérôme Sans et La Ribaute: Transitive, It Transforms de Camille Morineau
À voir cette conversation entre Anselm Kiefer et Alexander Kluge à propos de Barjac en 2014 sur le chaîne YouTube de White Cube

Brefs regards sur La Ribaute, l’ancien atelier de Anselm Kiefer à Barjac

Tout commence avec l’accueil par une demi-douzaine des Femmes de l’antiquité sur l’esplanade entre le pavillon où vivait Kiefer et l’ancienne filature de soie du XIXe siècle. Après trois heures de déambulation dans plusieurs bâtiments-œuvres d’art reliés par des tunnels souterrains et des chemins, on retrouve les fantômes de ces dix-sept femmes historiques et mythologiques au destin souvent occulté. Elles sont rassemblées dans une serre blanchie, face aux tours chancelantes et légendaires de Die Himmelspaläste…

Auparavant, certaines de ces Frauen der Antike nous ont conduits dans la descente des cinq niveaux d’un amphithéâtre en béton (1999-2002). On y retrouve l’installation Steigend, steigend, sinke nieder, vue il y a quelques années dans le forum du Centre Pompidou. Au sol, une grande palette de peintre brisée en terre cuite accompagne un imposant porte-avion en plomb.

Ces containers empilés renferment de multiples matériaux depuis les plaques de plomb du toit de la cathédrale de Cologne en passant par ce que Kiefer a pu extraire de la colline et parfois brûler (pailles, plantes, branchages, briques de terre crue, cendres, bâtons de bois calcinés)… On y croise aussi ce qu’il y a cultivé et notamment les immenses tournesols dont il avait amené les graines du Japon…

Dans son premier atelier construit à Barjac, voisin de l’amphithéâtre, on retrouve avec étonnement plusieurs des immenses toiles de la série « Für Paul Celan », exposées trop brièvement cet hiver au Grand Palais éphémère…

Elles accompagnent des œuvres plus anciennes (Das Buch, Cette obscure clarté qui tombe des étoiles…) ou encore l’imposante installation Der verlorene Buchstabe/La lettre manquanteI composée d’une machine à imprimer où s’accumulent tournesols et livres en plomb. Cette œuvre qui n’a cessé de se transformer depuis 2011 a récemment été présentée à la Kunsthalle de Mannheim… À l’opposé, l’escalier rouillé en colimaçon où sont accrochées les robes des Walkyries conduit-il vers le Walhalla gouverné par Odin ?

Sur la droite s’ouvre un réseau souterrain de tunnels et de grottes. Le premier conduit à la Cryptede Samson excavée dans les années 2003-2005… À leur propos, Anselm Kiefer raconte :

« Après avoir achevé le premier tunnel, l’idée des sept palais célestes m’est venue à l’esprit et je me suis fixé pour objectif de construire sept bâtiments et d’édifier des serres reliées entre elles par des tunnels. Je matérialisais par-là la pensée du livre qui traite de la Merkaba, du Sefer Hekhalot, livre qui relate le voyage initiatique d’un homme à travers les sept palais célestes. Au cours de son périple, il perd peu à peu ses mains, qui brûlent, puis ses bras et ainsi de suite jusqu’au moment où, ayant atteint le dernier palais, il ne subsiste de lui que son esprit. Alors que celui-ci s’élève, lui s’enfonce proportionnellement dans les profondeurs, à vrai dire en lui-même. Une fois que vous aurez longuement cheminé sous terre, dans l’obscurité, un escalier vous conduira à une salle inondée de lumière où, à l’extrémité opposée, un autre escalier vous mènera à un autre tunnel. Et cela, sept fois de suite ».

Un dédale conduit alors vers une fabuleuse installation de Wolfgang Laib invité par Kiefer en 2014. From the Known to the Unknown-To Where Is Your Oracle Leading You est un couloir souterrain de 40 mètres de long. Ses murs recouverts de cire, éclairés par une lumière dorée, amplifient et renvoient l’écho du murmure des visiteurs…

Cette œuvre magistrale initia l’ouverture de La Ribaute à d’autres artistes : Laurie Anderson en 2018, VALIE EXPORT en 2019 et Giovanni Anselmo en 2020-2021.

Au retour de ce rayon de ruche surdimensionné, on remarque une stalagmite de plomb embrasée par un rai de soleil qui tombe du plafond.

Après une coulure qui évoque l’Émanation chère à création de Kiefer et dont on verra plusieurs expressions par la suite, commence le tunnel d’Eurydice. On y suit, incrusté dans la terre à hauteur des yeux, un fil d’Ariane doré qui relie les passages souterrains entre eux… Sous une ouverture, on rencontre un amas de plaquettes de verre couvertes de numéros. Elles sont tombées de Sternenfall / La Chute des étoiles qui occupe le pavillon construit au-dessus…

Un escalier conduit vers une serre de verre transparent où l’on découvre la Merkaba, vaisseau qui permet dans la Kabbale de se déplacer dans un mouvement ascendant/descendant vers les sept palais célestes… Plus loin, le pavillon Pour Velimir Khlebnikov : destins des peuples rassemble dans une vitrine une collection de sous-marins en plomb. On constate également que selon Khlebnikov les batailles navales se répètent tous les multiples de 317 ans…

La construction suivante abrite Für Ingeborg Bachmann, nur mit Wind mit Zeit und mit Klang (2001-2002), évocation de cette poétesse dont l’œuvre est aussi essentielle pour Kiefer que celle de Paul Celan.

Le chemin rencontre ensuite un des pavillons les plus anciens de La Ribaute. Il protège et met en valeur Sternenfall / La Chute des étoiles, vu précédemment par le dessous dans le tunnel…

Suit l’incontournable Shevirat ha kelim / Destruction des vaisseaux (2000-2004), œuvre essentielle dans la création de Kiefer, créée à Barjac et qui y restera…

L’itinéraire conduit alors vers Mésopotamia, colossal hagard dont la porte rappelle celle du Pergamon de Berlin.

Une lumière naturelle zénithale éclaire magnifiquement une dizaine de toiles immenses autour d’un portait de l’artiste en homme mort au pied d’un gigantesque tournesol…

Après Der Morgenthau Plan(2012) qui évoque l’invraisemblable projet de l’américain de démilitariser l’Allemagne en détruisant son industrie et d’en faire une nation de paysans, West-östlicher Divan (2010) rend hommage à Goethe et à l’apport de la poésie du Moyen-Orient.

On retrouve ensuite une autre version de l’autoportrait dans la posture de l’homme mort, intitulée ici l’Échelle de Jacob. Il fait face à une Sainte Trinité dans un bâtiment largement consacré à la promenade le long du Rhin avec la série de grandes gravures sur bois « Der Rhein ». Des architectures à la Albert Speer, côtoient un hommage à Madame de Staël ou encore une évocation du Melencolia de Dürer…

Anselm Kiefer, Tusnelda, 2019, de l’ensemble Femmes martyres (2018-19), bronze à patine blanche, 65 ⅜ × 55 ⅛ × 55 ⅛ pouces (66 × 140 × 140 cm), vue de l’installation, La Ribaute, Barjac. Photo Georges Poncet

Après avoir croiser plusieurs Femmes martyres (2018-2019), le périple se termine de l’autre côté de la colline avec les tours de Die Himmelspaläste (2003-2018).

Dans L’Art survivra à ses ruines, Anselm Kiefer au Collège de France, il raconte ainsi l’origine de cette installation devenue emblématique de son travail à La Ribaute :

« Le point de départ de ces sculptures en béton remonte à ma première exposition à New York, en 1981, quand je découvris les décombres de la West Highway, le long de la Hudson River, qu’on avait fait sauter à l’explosif sur une longueur de plusieurs kilomètres. Je fus fasciné par ces blocs de béton d’où sortaient les armatures de fer tordues et rouillées, telles des synapses coupées du cerveau, ou les tentacules de polypes géants. Elles s’apparentaient aussi à des vers se tortillant retournant dans les ténèbres. Durant vingt-cinq ans, de nombreuses associations d’idées m’ont traversé l’esprit, et, au début des années quatre-vingt dix, j’ai découvert le moyen d’exprimer le formidable choc ressenti autrefois. Mais ce que vous voyez là n’est qu’un résultat provisoire, une tentative d’expression de ce choc ».

Avant de rejoindre les 17 Femmes de l’Antiquité, une première serre blanchie rassemble des œuvres en plomb. Sous le titre de Hortus philosophorum (2008), on y remarque une évocation de la Mer Morte (Totes Meer), de Danae ou encore de Caspar David Friedrich (Verunglückte Hoffnung). On retrouve également une palette enfouie sous des barbelés…

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