Jusqu’au 9 septembre prochain, Anne-Valérie Gasc présente avec « Première ligne » une exposition qui interroge avec une rare pertinence l’activation des œuvres et leur achèvement, notamment au moment de leur « vernissage ».
Si « Première ligne » est visible au 33 de la rue Saint-Jacques depuis le 30 juin dernier, cette proposition reste un événement incontournable de cette rentrée de l’art contemporain à Marseille où les vernissages et leurs lots de convenances se sont accumulés le temps d’un week-end.
Première ligne
L’exposition emprunte son titre à une série de 2018. Ces sérigraphies ont été réalisées la poudre noire (le plus ancien explosif chimique connu) sur du papier ignifugé. Elles sont fixées aux 4 angles sur un contrecollé blanc, dans une caisse en hêtre dont le verre de protection n’est pas encore entièrement mis en place.
Ces images attendent un dernier geste de l’artiste qui n’interviendra que si leur vente a lieu. La sérigraphie qui aura trouvé acquéreur sera alors brûlée. La combustion de la poudre noire marquera définitivement le papier de l’image de la croix de Saint-André qui y est représentée. L’œuvre ne deviendra indépendante qu’au moment hasardeux de sa mise à feu… et sera en conséquence achevée.
Cette série, par son titre et par le motif qui y est représenté, fait écho à une œuvre inédite qui a été spécialement produite par Anne-Valerie Gasc pour « Machines aveugles » à l’EAC de Mouans-Sartoux. Le vernissage de cette importante exposition personnelle a eu lieu le 9 juillet denier, soit 10 jours après celui au 33. Donc, la nouvelle « Première ligne », montrée à l’Espace de l’Art Concret, n’était pas encore activée quand quatre des « Première ligne » de 2018 étaient accrochées à Marseille dans l’attente de leur éventuelle finalisation…
À Mouans-Sartoux, les croix de Saint-André « explosent en lumière de manière aléatoire ». Pour l’artiste, l’instant fugace de ces éclats lumineux « réinitialise notre regard et nous fait perdre nos repères. il nous amène dans cet aveuglement à ne pas soutenir le regard et peut-être du coup à ne pas avoir de rapport à l’image ».
À Marseille, les quatre sérigraphies montrent des images inachevées qui attendent l’épreuve du feu pour être tatouées sur le papier…
Dans une courte vidéo publiée par l’EAC, Anne-Valerie Gasc explique :
« Une croix de Saint-André, c’est un objet technique de confortement de l’architecture qui vient aider à la résistance d’un mur en train de se déformer ou de s’effondrer. Mais, c’est aussi la figure du chiasme, la figure de la croix qui est la manière dont on peut le plus précisément indiquer un positionnement. Donc, c’est aussi peut-être, si ce n’est pas le in situ, c’est au moins la question de “où je suis ?” et “d’où je regarde ?” ».
Lors du colloque « Traverser, le déplacement en suspens. Temps suspendus » au Frac Paca en novembre dernier, dans une intervention intitulée « Figure du chiasme – Fonction dialectique de l’art », Anne-Valerie Gasc est revenue ainsi sur sa série « Première ligne » :
« L’oxymore consiste ici à brûler l’image d’un objet qui permet à l’architecture de résister à sa déformation alors que l’image sera au final imprimée sur un papier qui ne peut pas brûler et dont la résistance au feu se traduit par sa déformation, la boursouflure et le gonflement en cloques de sa surface ». Un peu plus loin, elle ajoutait : « Il y a donc dans ma production d’image, une destruction de l’image en tant que figure, lecture ou représentation. Peut-être même s’agit-il dans mon travail de tuer l’image comme cliché »…
Naturellement, trois des quatre croix de Saint-André de « Première ligne » sont accrochées sur le mur brut de l’espace d’exposition… Viennent-elles le conforter ?
Punctum
Face à ces images en attente d’activation, Anne-Valerie Gasc présente un ensemble de 10 planches imprimées extraites de l’édition Petites maisons pour l’après-guerre 40 planches de A. Dulong et publiée par Ch. Massin en 1946.
Soigneusement encadrées, elles sont sagement alignées sur les deux murs apprêtés et peints de la galerie. Les dessins de ces petites maisons évoquent sans doute l’idée de réconforter leurs éventuels propriétaires au sortir de la Seconde Guerre mondiale, comme des croix de Saint-André pouvaient alors conforter des édifices menacés d’effondrement…
En approchant de ces planches qui prennent l’allure de ready-made, on remarque sur chacune d’elle une curieuse touche de peinture rouge… On comprend que le titre de cette série « Punctum » renvoie à cette marque écarlate.
En percevoir le sens impose de connaître la biographie de William Turner et plus particulièrement l’histoire de la présentation en 1832 de sa marine intitulée Helvœtsluys, la ville d’Utrecht en allant à la mer, d’avoir vu le biopic Mr. Turner (2014) du cinéaste britannique Mike Leigh, de lire le paragraphe historique de l’article Vernissage dans Wikipédia ou d’interroger Anne-Valerie Gasc…
Pour résumer, on citera ce paragraphe d’un billet de Marc Lenot (aka Lunettes Rouges) paru en 2010 :
« Une des anecdotes les plus révélatrices de la roublardise de Turner, de son souci de l’effet est ce tableau Helvoetsluys, Le Ville d’Utrecht prenant la mer. Accroché avant l’ouverture du Salon de 1832 à la Royal Academy à côté d’un beau Constable (L’inauguration du pont de Waterloo), le tableau semble plat à son auteur, trop gris, trop peu accroche l’œil. Alors, juste avant le vernissage, Turner rajoute une tache rouge dans la mer, qu’il retouchera ensuite pour en faire une bouée, mais qui n’est d’abord qu’une tache de couleur, non point résultat d’une exigence de composition, mais contrepoint compétitif au Constable, pour le faire dès lors paraître terne et discordant. Tout Turner est dans cette anecdote ».
On se gardera bien d’imaginer toute forme de roublardise à la Turner chez Anne-Valerie Gasc…
Par contre, il y a ici quelque chose qui d’assez iconoclaste, assez proche de l’idée « de tuer l’image comme cliché ». Mais au-delà, c’est aussi la question de l’exposition qui est posée. Avec les séries « Punctum » et « Première ligne », l’artiste souligne ou plutôt pointe « que tout vernissage n’est pas un moment d’achèvement du travail, mais, au contraire, l’instant de son amorçage », contrairement à ce qui est habituellement préétabli…
Dans le couloir de l’arrière-boutique, Anne-Valerie Gasc présente quelques ouvrages et plusieurs œuvres graphiques qui font écho aux « Machines aveugles » exposées à l’EAC et notamment à son projet Vitrifications réalisé en collaboration avec Inria (Institut national de recherche dédié aux sciences du numérique) dont le premier volet a été mis en place au centre d’art Les Tanneries en 2019. Son robot, sans retour critique sur ce qu’il est en train de faire, construit une impossible architecture computationnelle qui engendre un paysage de dunes qui s’effondrent sur elles-mêmes…
Beaucoup plus visible que lors de sa présence dans époché (maintenant) à art-cade au printemps dernier, on retrouve avec beaucoup de plaisir et plus de lisibilité ZLOG-01_08_19-15_29_16 (2022). Cette superbe sérigraphie imprimée à la main avec de l’encre blanche, du vernis et les micro-billes de verre réfléchissantes a été réalisée lors d’une résidence d’artiste à Estampille. Cette édition est la traduction d’un des relevés exécutés après chaque couche d’impression du robot à Amilly… À propos de cette fascinante sérigraphie, on lira avec intérêt l’entretien d’Anne-Valérie Gasc avec Inès Pichaud sur le site de l’Estampille.
En face, une série de dessins au feutre noir (Vitrifications #01 à #07, 2019) fait également écho au cheminement du robot qui simultanément construit et ruine une impossible architecture de verre qui s’effondre sur elle-même… Avec un peu d’attention et/ou l’aide d’Anne-Valerie Gasc on remarque la présence de multiples croix de Saint-André qui surmontent les points de ces paysages. On pourrait presque y voir des croix qui prolongent les mains d’invisibles marionnettistes…
Avant de quitter le 33, sur le petit pan de mur, côté rue, on découvre la vidéo Dameuse (2020). Sally Bonn, souvent complice d’Anne-Valerie Gasc, lit un texte d’Henri Michaux (Les travaux de Sisyphe, 1979). Les images sont bruitées et le niveau du son très bas.
En s’éloignant de cette « Première ligne », sous la chaleur lourde et poisseuse de la fin août, on part avec l’image troublante des ruines de voutes que le poète a martelées, pilonnées, fait sauter, éclater, crever… Elle se superpose avec celle d’un véhicule chenillé qui, tel Sisyphe, vient sans cesse aplanir et tasser des reliefs neigeux… Ceux des billes de verre laissées par le robot des vitrifications ?
Dès lors, il ne pouvait être question de poursuivre une déambulation parmi les vernissages des « Galerie Nights » de ce samedi soir…
Faut-il ajouter qu’un passage s’impose par le 33 rue Saint-Jacques avant le 9 septembre prochain. Attention visites sur rendez-vous.
Contacts : @le_33_stjacques et 33saintjacques@gmail.com
Il faut également saluer l’engagement exceptionnel d’Isabelle Carta auprès des artistes qu’elle accueille dans son espace d’exposition.
Chronique à suivre après un passage dans les « Machines aveugles » à l’EAC de Mouans-Sartoux.
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Anne-Valerie Gasc sur le site de l’Espace de l’Art Concret
Voir l’intervention d’Anne-Valerie Gasc « Figure du chiasme – Fonction dialectique de l’art »
Télécharger et lire l’entretien sur la soustraction d’Anne-Valérie Gasc avec Jean-Baptiste Farkas en 2021