Anne-Valérie Gasc – Machines aveugles à l’Espace de l’Art Concret


Jusqu’au 16 octobre, « Machines aveugles » d’Anne-Valérie Gasc à l’Espace de l’Art Concret restera sans doute comme un des projets les plus fascinants de la saison estivale dans le Midi. Cette exposition marquera profondément celles et ceux qui auront accordé toute l’attention que méritent ces « Machines aveugles » et accepté la volonté affirmée par l’artiste de « priver d’images » le Centre d’art contemporain de Mouans-Sartoux.

Lors d’une des deux journées du colloque « Traverser, le déplacement en suspens. Temps suspendus » accueillie par le Frac Paca en novembre dernier, Anne-Valérie Gasc expliquait ses intentions pour ce projet dans une intervention passionnante intitulée « Figure du chiasme – Fonction dialectique de l’art ».

Après avoir longuement expliqué comment sa démarche « met en crise la représentation et la question de l’apparition de l’image », elle précisait que ses projets d’expositions estivales reposaient « sur cette dimension iconoclaste qui est transversale à mon œuvre ».

Pour l’EAC, Anne-Valérie Gasc a travaillé à partir du manifeste de l’Art Concret, texte fondateur de l’histoire du Centre d’art contemporain de Mouans-Sartoux auquel il lui doit son appellation.

Pour Anne-Valérie Gasc, ce « manifeste dit bien en quoi l’art s’émancipe de la représentation qu’elle soit figuration du réel ou expression du sujet. C’est-à-dire qu’il s’agit d’un art sans image, un art libéré de la représentation du réel… ». Il lui apparaissait clairement que pour une exposition à l’EAC, il lui fallait s’interdire « d’accrocher quoi que ce soit aux murs, au profit de l’installation de machines, d’instruments et d’autres dispositifs techniques de renouvellement de notre regard ».

Elle choisit donc de présenter deux installations qui ont marqué son parcours (Crash Box 2011-2013 et Vitrifications, 2019) et de les accompagner avec une nouvelle œuvre, produite pour l’exposition (Première ligne, 2022).

Machines aveugles : Crash Box

Anne-Valérie GascCrash Box, 2011-2014 – Machines aveugles à l’Espace de l’Art Concret – Photo © EAC. Courtesy Anne-Valérie Gasc et la Galerie UN-Spaced, Paris.

Le projet Crash Box, développé entre 2011 et 2013, avait pour objectif de faire une captation vidéo depuis un point de vue intérieur à des bâtiments modernes foudroyés à l’explosif.

Pour réaliser ses films, Anne-Valérie Gasc a mis au point des « crash boxes », dispositifs composés de boites métalliques contenant caméras et micros. Celles-ci étaient protégées par des pneus de tracteur peints en orangé afin de retrouver les enregistrements ensevelis sous des milliers de tonnes de gravats, après l’effondrement de l’immeuble.

Chaque film fait apparaître « ce qui jusque là est invisible ». En l’occurrence, un plan fixe de dix minutes en attente de la démolition, puis une longue séquence « noire » jusqu’à épuisement de l’enregistrement.

On se souvient de l’importante exposition de Crash Box au Panorama de la Friche la Belle de Mai en 2014 à Marseille. Depuis, une de ses « crash boxes » signale l’emplacement de l’atelier d’Anne-Valérie Gasc à la Friche…

Pour « Machines aveugles », Anne-Valérie Gasc a choisi de ne pas montrer les vidéos produites à partir des enregistrements, au profit de ces machines dont la réalité plastique est uniquement liée à des enjeux de fonctionnalités. En effet, ces « crash boxes » n’ont pas été pensés comme des sculptures. Elles se sont ensuite imposées à l’artiste comme faisant partie intégralement du projet et de l’œuvre…

Les outils de captation sont au centre de la mise en espace. Fallait-il les accompagner de quelques rushs même s’ils sont présentés sans aucun traitement, ni montage ?

Dans une présentation vidéo mise en ligne par l’EAC, Anne-Valérie Gasc ajoute :

« Ici, j’avais vraiment envie de déployer tout ce qui permet à une image vidéo d’éventuellement d’advenir, sans garantie d’ailleurs, mais en nous privant de cette œuvre vidéo postérieure à tout le travail sur site ».

Machines aveugles : Vitrifications

Pour « Machines aveugles », Anne-Valérie Gasc réinstalle sous une forme inédite Vitrifications, créée à l’occasion de l’exposition « Les Larmes du Prince – Vitrifications » en 2019 au centre d’art Les Tanneries à Amilly.

Réalisée en collaboration avec l’INRIA (Institut national de recherche dédié aux sciences du numérique), cette œuvre est composée d’un robot suspendu à câble qui fonctionne comme une imprimante 3D dans l’espace où il est en mesure de se repérer grâce à des Lidars (lasers directionnels). Pour construire, il utilise une matière non liée, constituée de microbilles de verre.

À mesure que le robot imprime et pense édifier le modèle préalable qui lui a été soumis, la nature du matériau fait qu’il produit une ruine, un paysage qui s’effondre sur lui-même.

Anne-Valérie GascVitrifications, 2019-2022 – Machines aveugles à l’Espace de l’Art Concret – Photo © EAC. Courtesy Anne-Valérie Gasc et la Galerie UN-Spaced, Paris.

Là où Crash Box constate l’effondrement du patrimoine architectural lié à la modernité, Vitrifications est l’aboutissement d’un long travail qui a commencé avec le questionnement de l’utopie d’une ville de verre imaginée par des architectes-théoriciens proches du Bauhaus. L’installation Vitrifications propose une méditation sur le renversement possible de cette utopie dans une architecture de verre contemporaine, qualifiée de non-standard, dite computationnelle, qui incarne pour Anne-Valérie Gasc « davantage la société capitaliste que le rêve démocratique que porte l’architecture de verre chez des expressionnistes allemands ».

Pour l’artiste, dans Crash Box comme dans Vitrifications, le statut de l’image est particulier.
Dans le premier cas, c’est, dit-elle, « une forme d’anti-image dans le sens où elle ne donne rien à voir ». Dans Vitrifications, « l’image est préalable à la fabrication de la ruine mais elle n’est jamais donnée en tant que telle. Interprétée par la chorégraphie du robot, elle va disparaître au profit de l’effondrement de la construction ».

Le dispositif conçu pour Vitrifications est d’une étonnante adaptabilité. Au Centre d’art des Tanneries, il occupait une halle de 800 m² et le robot imprimait au-dessus d’un socle de 200 m² autour duquel le visiteur déambulait. En 2021, dans une version autonome, dite « machine célibataire », il fonctionnait comme un « sablier-imprimeur en 3D », enfermé dans un prisme triangulaire, pour l’exposition « Fabrique d’un épuisement ». Ici, face au regardeur, il évolue dans un espace qui évoque plutôt un chantier ou un atelier…

Machines aveugles : Première Ligne

Œuvre inédite, Première ligne a été produite pour l’exposition à l’EAC. Elle trouve en partie son origine dans une réponse infructueuse d’Anne-Valérie Gasc à un appel à projets, dans le cadre d’une commande publique pour le 1 % de l’École Nationale Supérieure de Photographie à Arles

Première ligne est composée d’un alignement de quatre croix de Saint-André, fixées sur un mur.

La croix de Saint-André, motif plusieurs fois utilisé par l’artiste, est « un objet technique de confortement de l’architecture qui vient aider à la résistance d’un mur en train de se déformer ou de s’effondrer ». Mais, ajoute-t-elle dans une vidéo publiée par l’EAC, « c’est aussi la figure du chiasme, la figure de la croix qui est la manière dont on peut le plus précisément indiquer un positionnement. Donc, c’est aussi peut-être, si ce n’est pas le in situ, c’est au moins la question de “où je suis ?” et “d’où je regarde ?” »

Anne-Valérie GascPremière ligne, 2017-2022 – Machines aveugles à l’Espace de l’Art Concret – Photo © Anne-Valérie Gasc

Composées de profilés métalliques en U, ces croix de Saint-André sont tapissées de panneaux de LED. En veille lumineuse, elles sont rythmées aléatoirement par une explosion de lumière.

« Ce flash n’a pas pour objectif d’éclairer une figure pour la rendre lisible, mais pour signaler un positionnement . C’est à dire une jonction, et paradoxalement éblouir, c’est-à-dire provoquer une perte de repères. La croix de Saint-André marque à la fois une convergence, le marquage d’un point de vue, et une divergence, l’impossibilité à soutenir le nécessaire détournement du regard », expliquait Anne-Valérie Gasc cet hiver au Frac. Dans la vidéo de l’EAC, elle précise que cet aveuglement à ne pas soutenir le regard nous amène peut-être à ne pas avoir de rapport à l’image…

À propos de ce qui était encore un projet d’exposition, elle soulignait dans sa contribution «Figure du chiasme – Fonction dialectique de l’art» :

« Ici, il s’agit de songer à une salle du renversement, de la remise en question, de l’articulation et de la mise en crise de mon propre travail. C’est une espèce de salle rotule qui fonctionnerait comme un axe de symétrie et qui exacerberait le principe d’équivalence irréversible entre apparitions de l’objet comme de l’architecture et disparition de l’image ».

Cette exposition d’Anne-Valérie Gasc à l’Espace de l’Art Concret est à la fois captivante, mais aussi terriblement dérangeante. La place qu’elle offre aux regardeurs/regardeuses est particulièrement instable et très inconfortable. On perçoit qu’il s’agit en partie d’une interrogation de l’artiste sur son travail et sur la présentation de celui-ci depuis une dizaine d’années. On peut parfois avoir le sentiment troublant d’être un peu un intrus…

Les visiteurs/visteuses qui découvrent avec ses « Machines aveugles » le travail d’Anne-Valérie Gasc peuvent être un peu désarçonné·e·s ou pour le moins décontenancé·e·s.

À ces regardeurs/regardeuses interloqué·e·s, on ne peut que conseiller de regarder avec attention son intervention, plusieurs fois citée ci-dessus, au Frac Paca en novembre dernier ainsi que le film Anne-Valérie Gasc – Fabrique d’un épuisement réalisé par Vincent Pajot en 2020 .

On terminera cette chronique en reproduisant ce propos d’Anne-Valérie Gasc qui conclut ainsi sa présentation vidéo de Première ligne :

« Peut-être, un dernier mot sur le titre de l’exposition “Machine aveugles” qui crée une ambiguïté. À la fois, il s’agit bien de caméras qui filment à l’aveugle ou d’un robot qui n’évalue pas à travers un regard, qui n’a pas de retour critique sur ce qu’il est en train de faire, et donc en ce sens qui se déploie à l’aveugle. Aussi et en même temps ces croix de Saint-André qui nous aveuglent et qui renversent peut-être le propos du point de vue du regardeur. Ne serions pas nous-mêmes des machines aveugles ? »

L’exposition sera accompagnée et complétée par la parution d’un ouvrage produit par les éditions Athom, l’EAC et les Mécènes du Sud Aix-Marseille avec le soutien de CNAP (Centre National des Arts Plastiques). Sa parution est annoncée pour octobre 2022, au moment du finissage de « Machines aveugles ».

Loin du catalogue habituel qui se réduit souvent à un livre d’images, l’ouvrage sera composé de deux volumes (01, 02).
Le premier, sans contenu iconographique, rassemblera des textes de Jean-Christophe Arcos, Léa Bismuth, Sally Bonn, Emmanuelle Chiappone Piriou, Nathalie Delbard, Alexandrine Dhainaut, Ludovic Duhem, Clotilde Félix# Fromentin, Florian Gaité, Seloua Luste Boulbina, Marianne Massin, Judith Michalet, Marie-José Mondzain, Emanuele Quinz et Océane Ragoucy.
Le second volume sera à l’inverse consacré uniquement aux images avec principalement des photographies de l’exposition d’Anne-Valérie Gasc à l’EAC.

On reviendra ici sur cet ouvrage après sa parution.

Commissariat : Fabienne Grasser-Fulchéri, assistée d’Alexandra Deslys
Une coproduction avec Mécènes du Sud Aix-Marseille

En savoir plus :
Sur le site de l’EAC
Suivre l’actualité de l’EAC sur Facebook et Instagram
Anne-Valerie Gasc sur la chaine YouTube de l’Espace de l’Art Concret à propos de « Machines aveugles »
Anne-Valerie Gasc sur documentsdartistes.org
Anne-Valerie Gasc sur le site de un-spaced
Voir l’intervention d’Anne-Valerie Gasc « Figure du chiasme – Fonction dialectique de l’art »
Télécharger et lire l’entretien sur la soustraction d’Anne-Valérie Gasc avec Jean-Baptiste Farkas en 2021

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